France : quand le Conseil d'Etat veut abandonner ses “considérant“

En France, le Conseil d'Etat travaille. Pas que sur le maïs transgénique et les salles de shoot. Ces derniers temps, les magistrats planchent aussi sur un problème de pure forme. Point de droits de l'Homme ni de grandes considérations politiques en la matière, il s'agit de changer la formulation des décisions rendues, pour les rendre plus claires et plus lisibles par les justiciables. A terme, toutes les juridictions administratives devraient changer de système. 
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France : quand le Conseil d'Etat veut abandonner ses “considérant“
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Jusqu'à présent, toutes les motivations des juges, c'est-à-dire les arguments à l'appui de leur démonstration, sont listées dans une phrase unique. Chaque information est précédée de l'expression "considérant que" et séparée de la suivante par un point virgule. Pour expérimenter la nouvelle façon de faire, quelques décisions ont déjà été rendues "en style direct" - comprendre avec un seul "considérant" en tête des motivations, puis des phrases courtes et des points. Bref, en français courant. 
Un rapport du Conseil d'Etat rendu en avril 2012 explique : "Partant du constat que si ce mode de rédaction [indirecte] présente d’importantes qualités, en termes notamment de rigueur et de précision du raisonnement, il ne permet peut-être plus au juge administratif de rendre compte le plus clairement possible à un public plus large de l’application qu’il fait d’un droit toujours plus complexe."
France : quand le Conseil d'Etat veut abandonner ses “considérant“
Capture d'écran d'une décision du Conseil d'Etat, en style indirect
Le compte-rendu du radiologue
Un motif que ne partage pas le membre du comité d'Histoire du Conseil d'Etat et de la juridiction administrative Marc Bouvet, par ailleurs professeur à l'université d'Angers : "Je n'y crois pas un seul instant. Ce n'est pas parce qu'on va faire des phrases directes et simples que le contenu sera plus compréhensible. C'est normal. C'est comme lorsque vous allez faire une radio. Le compte-rendu fait par le radiologue, c'est du jargon. Il faut que ce soit lui qui vous l'explique en français compréhensible. Pour que quelque chose reste scientifique et de qualité, il faut continuer à utiliser son propre vocabulaire."
Dans le même ordre d'idées, Fabienne Corneloup, la présidente du syndicat de la juridiction administrative, souligne : "Les collègues n'ont pas forcément trop bien perçu le point de départ de la réforme. Ils n'avaient pas l'impression de rédiger mal, ni qu'il y avait une vraie demande sociale de changement. Le taux d'adhésion à la réforme est difficile à donner. Nous rédigeons des jugements tous les jours. Nous espérons qu'ils sont lisibles par la plupart. Mais lorsqu'il y a de gros enjeux, comme les marchés publics ou l'urbanisme, c'est très complexe. Il faut un avocat spécialisé pour comprendre le jugement. Ca, ça ne changera pas. Nous pouvons changer la lisibilité, mais pas garantir que le jugement soit compris par tout le monde. Ce n'est pas pour rien qu'il y a un rapporteur public pour expliquer les conclusions à l'audience."
Alors, est-ce une révolution ? Marc Bouvet acquiesce : "Ca peut paraître anodin, mais oui, c'est une forme de révolution. La façon de rédiger marque l'identité d'une personne ou d'une institution. Est-ce qu'il fallait conserver cette formule, cette façon d'écrire un peu vieillotte et lourde, c'est peut-être une bonne idée de changer. Mais ce n'est pas anodin et je ne suis pas sûr que ceux qui le font aient pleinement conscience du caractère non anodin de la chose."
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Le Conseil d'Etat de Belgique -cc-
Histoire belge
Il y a six ans, le Conseil d'Etat belge a connu le même type de discussion. En décembre 2007, les conseillers se rassemblent de manière informelle pour discuter du sujet. En sont tirées les conclusions suivantes, selon l'auditeur général Michel Bouvier : "Provisoirement, il est décidé que la règle de l'uniformité s'appliquera par rôle linguistique. Mais selon deux options différentes : usage du style direct par l'ensemble des chambres néerlandophones avec des titres et sous-titres si cela s'avère nécessaire, et maintien du style indirect pour les chambres francophones." Il prévient : "La tendance serait volontiers d'y voir une querelle communautaire, il n'en est évidemment rien." Depuis 2007, l'une des chambres francophones, dédiée notamment au traitement des contentieux en marchés publics, a changé d'avis et "a rejoint la cause néerlandophone" du style direct.
L'influence du "considérant" français ne se limite pas à la Belgique. Lorsque la Cour constitutionnelle du Mali confirme le 7 août dernier la tenue d'un second tour à l'élection présidentielle, c'est à grands renforts de "considérant". "Il est certain que tous les pays où se sont créé des juridictions administratives au XIXe siècle ont directement emprunté au modèle français, rappelle Marc Bouvet. Quant aux pays qui ont été des colonies, forcément, on y avait implanté des juridictions, et des administrateurs qui avaient l'habitude d'écrire avec le 'considérant'. Une fois que le colonisateur est parti, ils ont conservé les juridictions et la façon d'écrire. En Afrique, le mimétisme est impressionnant. Dans certains pays d'Afrique noire francophone, le Code civil est plus proche de notre version de 1804 que d'un texte d'aujourd'hui !" 
Et comme on retrouve "France" dans "francophonie", Michel Fromont, professeur émérite et auteur d'ouvrages en droit comparé ajoute : "La langue est un véhicule. Si vous prenez le monde anglophone, vous retrouvez à peu près partout la même terminologie, par exemple les 'High Court'. La langue transporte beaucoup de choses. Comme on dit toujours, un Etat vraiment révolutionnaire essaie de modifier le langage juridique. Mais ça résiste ! Le langage, ce n'est pas quelque chose qu'on peut changer du jour au lendemain." Sans compter un système administratif qui fonctionnait bien au XIXe siècle : "Quand on pensait droit administratif tout le monde pensait Conseil d'Etat. Pour des pays comme les Pays-Bas, la Belgique, l'Italie, la Grèce et autrefois l'Espagne, il n'était pas question de créer une juridiction administrative de style autre que le Conseil d'Etat. Ceux qui ont pris le contrepied A propos de Belgique, Michel Bouvier relate : "Au moment où on a décidé la création d'un Conseil d'Etat, la référence à la manière de procéder de nos futurs collègues français a été clairement exprimée. En 1939, les parlementaires ont dit : 'pour construire notre jurisprudence, le modèle français est un modèle dont nous allons nous inspirer.' J'ai envie de dire que l'accessoire suivant le principal, le mode de rédaction vient de là aussi. A mon avis, le fond a inspiré la forme." Sans oublier, précise-t-il, une influence parallèle des Pays-Bas. En Allemagne, c'est le contraire qui se produit. Pas question d'imiter l'ennemi héréditaire qu'est la France du XIXe siècle. Du coup, le pays utilise le style direct depuis longtemps, si ce n'est depuis toujours : "Il est possible que le style indirect n'y ait jamais été employé", suppose même Michel Fromont. L'influence des formulations françaises indirectes et considérantes ne va pas beaucoup plus loin en Europe, exprime le même chercheur : "On n'a pas vraiment été suivis sur ce point. Ce style nuit beaucoup à l'influence du droit français à l'étranger. On a des décisions de justice qui ne sont pas faciles à lire. La preuve, c'est qu'il y a des commentaires comparés en France, et pas à l'étranger, si ce n'est quand on veut critiquer la décision proprement dite."
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Installation du Conseil d'Etat au palais du Petit-Luxembourg, en décembre 1799 -cc-
Descartes contre Virgile ?
Pour Philippe Bouvier, ces questions de style, "c'est un petit peu une querelle des Anciens et des Modernes. Je trouve que le plus important, c'est de faire preuve d'esprit de synthèse, on ne peut pas se contenter de faire l'analyse. On doit faire la synthèse aussi."
Pour Fabienne Corneloup, la manière de rédiger actuelle des juridictions administratives aide à être le plus complet possible. "Nous sommes tous formés pour rédiger de cette façon-là, rappelle-t-elle. Ce sont des mécanismes d'écriture. Et ça change la façon de travailler. Le raisonnement ne change pas, mais certaines attitudes si. Notre façon de rédiger actuelle permet un raisonnement le plus rigoureux possible, pour ne rien oublier et répondre à tout. La crainte, entre guillemets, c'est d'être plus focalisés sur la rédaction pure et donc moins, en quelques sortes, sur le fond. Cela demande un gros investissement en temps."
Marc Bouvet analyse : "Quand on regarde la façon dont sont écrites les décisions des cours au niveau européen, c'est vrai que ce n'est pas du tout le même style. Je pense que c'est une influence qui vient un petit peu de l'extérieur aussi, c'est dans l'air du temps de faire plus simple." En fait, pour Michel Fromont, c'est "un phénomène de convergence. Compte tenu des contacts internationaux qui sont très intenses maintenant."
Marque de fabrique
Si Philippe Bouvier est un convaincu du style direct et préfère penser au justiciable, il apprécie parfois le style indirect pour son côté savant : "Quand je donne cours, je suis tout content de pouvoir expliquer aux étudiants comment on décortique un arrêt de la cour de cassation avec 'sous le moyen pris de ce que', 'alors que', 'en ce que alors que' et d'expliquer ce que ça veut dire. C'est gai évidemment et c'est vrai que ça donne des clefs."
Reste que pour les magistrats français représentés par Fabienne Corneloup, "ce n'est pas le sujet prioritaire. Mais plutôt de rendre les meilleures décisions possibles dans un délai contraint." En somme, cela reste "un symbole", selon les dires de Michel Fromont : "Le plus important c'est que le juge s'explique clairement et complètement, qu'il prenne en compte tous les aspects des litiges." Ou alors, une "marque de fabrique". Marc Bouvet prédit : "Le Conseil d'Etat y perdra peut-être un peu de son identité. Celui qui est habitué à lire avec des 'considérant', lorsqu'il va voir des arrêts rendus en style direct, il ne pourra pas se dire que ça vient du Conseil d'Etat. Ca avait son charme. En même temps, si on change le style dans quelques décennies, la question ne se posera plus parce qu'on se sera habitué à un autre style de rédaction. Il y a des choses plus fondamentales qui changent."
Et Fabienne Corneloup de conclure : "On progresse tous les jours dans la rédaction des jugements. C'est du travail quotidien. On n'a pas attendu la réforme pour le faire."

Mais ça vient d'où, ce “considérant“ ?

Mais ça vient d'où, ce “considérant“ ?
La salle du Manège, à Paris, où se réunissait l'Assemblée Nationale sous la Révolution -cc-
Pour Marc Bouvet, il est difficile d'en connaître la véritable origine : "Le Conseil d'Etat l'a adopté immédiatement après sa création par la Constitution du 22 frimaire An VIII [ ndlr : 13 décembre 1799]. Pourquoi 'considérant' plutôt que 'attendu', formule utilisée par les juridictions judiciaires, je ne sais pas. Ce qui est possible, c'est que la plupart des premiers conseillers d'Etat étaient d'anciens membres des assemblées révolutionnaires." A ses origines, le Conseil d'Etat rédigeait des lois. Elles devaient être expliquées en détail. D'où, selon l'historien, une possible transposition de ces usages au nouveau rôle administratif du Conseil.