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TV5MONDE : Jean-Luc Raharimanana vous êtes écrivain malgache d’expression française mais aussi malgache, vous avez écrit beaucoup de romans, d’essais, de poèmes et de pièces de théâtre, une œuvre très riche marquée par la mémoire et l’histoire coloniale, et aujourd’hui vous avez fondé avec un autre écrivain et poète Nassuf Djailani, la maison d’édition Project’îles. Qu’est-ce qui vous poussé à fonder les éditions Project’îles ?
Raharimanana, écrivain et éditeur : C’est un projet qui remonte assez loin en fait, avec des désirs de mieux maitriser la circulation des livres et la création d’œuvres. C’était des réflexions que nous avions avec Nassuf Djailani et Salim Hatubou - paix à son âme - depuis des dizaines d’années déjà.
Le confinement nous a vraiment poussés à le faire. Car les îles sont des lieux , des territoires fermés, qui cherchent toujours à s’ouvrir. Être en confinement était intolérable et on s’est dit "maintenant on y va, on lance la maison d’édition". A partir de là nous avons créé la maison Project’îles, mais il y avait déjà la revue Project’Îles fondée par Nassuf Djailani. Cette revue Project’Îles existe depuis une dizaine d’années. Il a donc une sorte de logique qui nous amène à la maison d’édition.
TV5MONDE : Avec Project’îles, vous revendiquez une vision décentrée du monde à partir de l’océan Indien, quelle place occupe la littérature francophone dans cet espace ?
Raharimanana : Du fait de la présence de la langue française, la littérature a une place importante, il y a des auteurs majeurs comme Le Clézio à l’Île Maurice, il y a Ananda Devi toujours à Maurice, nous avons aussi Monique Séverin à l’île de la Réunion, nous avons Axel Gauvin, à Madagascar nous avons aussi nos auteurs Michèle Rakotoson et Johary Ravaloson. Nous avons donc beaucoup d’auteurs de langue française mais ce qui nous importe c’est de voir toutes les langues de l’océan Indien.
Pour l’instant on publie 5 auteurs de langue française. A terme, l’objectif de la maison d’édition est de remonter toutes les langues ou du moins beaucoup de langues qui convergent vers les îles de l’océan Indien : le swahili, le bantou, l’arabe, les langues de la péninsule indienne et évidemment la langue créole. On réfléchit sur cette richesse linguistique de l’océan Indien et comment faire littérature avec toutes ces langues. Ce n'est pas simplement dire que ces langues irriguent la langue française, mais faire des traductions, du malgache, du swahili, du bantou. C’est l’ambition, nous avons quelques pistes déjà et on espère concrétiser cela très bientôt.
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TV5MONDE : Parmi les 5 auteurs édités en premier, il y a des auteurs de Maurice, de l’archipel des Comores mais aussi de Brazzaville. C’est un océan Indien très ouvert jusqu’au cœur de l’Afrique ?
Raharimanana : L’océan Indien est un territoire où le monde a convergé. L’Afrique, l’Inde, l’Arabie sont arrivés dans l'océan Indien. Toutes ces cultures se sont mélangées pour former les cultures de l’océan indien. Le bantou que porte Dieudonné Niangouna dans son écriture et dans sa philosophie irrigue aussi l’océan Indien. Maintenant, nous faisons le chemin inverse : on a été formé par les différentes cultures et on va faire le chemin inverse de redécouvrir toutes ces cultures-là. C’est comme s’enfoncer un peu plus dans nos racines et que ces racines nous mènent en Inde, en Arabie, sur la côte est africaine et même jusqu’au Congo. Mais au-delà de cela, il y aussi la volonté de s’ouvrir au monde, donc si à un moment donné on a envie d’inviter un Belge, pourquoi pas ?
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TV5MONDE : Est-ce qu’éditer et publier en langue française dans cet espace multiculturelle et multilingue n’a pas aussi pour effet d’empêcher ou de ralentir la promotion des littératures en langues originales, en malgache par exemple ?
Raharimanana : On ne peut pas raisonner comme cela. Dans toutes les éditions, un livre n’est qu’un livre. Un livre n’est pas une arme politique, un livre n’est pas quelque chose qui amène l’oppression. Un livre ouvre, un livre c’est d’abord la liberté, et il ne s’agit pas de confronter les langues, il s’agit de travailler sur les langues, de travailler sur la langue.
C’est aussi mettre en avant des auteurs qui ont leur propre culture, c’est de se dire qu’on met à disposition des lecteurs une certaine façon de rentrer dans une culture. Que vous utilisiez la langue française, la langue malgache, la langue bantoue, à un moment donnée, la culture s’abolit des langues, et les langues quand elles se rencontrent elles ne s’annulent pas, elles s’enrichissent.
Que signifie publier en langue française : faut-il percevoir la publication en langue française dans l’esprit d’une langue coloniale ? Est-ce une langue de domination, d’oppression ? Ne peut-on pas maintenant nous dire que la langue française, c’est aussi notre langue en plus de toutes les langues que nous avons ? Donc, on peut faire ce que l’on veut de cette langue française. Si on a envie de la malgachiser, si on a envie d’en faire une langue très différente de la langue de la France métropolitaine et bien on le fait. La question n’est pas de dire que l’on va empêcher les autres langues, c’est un fait de notre histoire, cette langue française elle est là.
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TV5MONDE : Project’îles maison d’édition, quels objectifs économiques vous visez ?
Raharimanana : On aimerait que la maison dure, tel est notre premier objectif. Pour tenir sur le long terme, il faut que chaque livre existe sur le marché et que chaque auteur ait son public. Trouver un équilibre est important pour la santé financière de l’entreprise. Il y aura des auteurs qui vont marcher mieux que d’autres. Mais il faut défendre chaque auteur même si dans un premier temps il n’arrive pas à écouler tous ses livres. Une maison d’édition ce n’est pas simplement un coût et faire des profits sur un titre, parce qu’on ne sait jamais, sinon tous les éditeurs seraient millionnaires. La question primordiale pour nous c’est comment défendre un auteur, comment défendre les livres, comment défendre notre catalogue. Evidemment, cela nécessite une bonne santé financière de l'entreprise.
TV5MONDE : Qu’est ce qui vous plaît le plus dans l’activité d’éditeur que vous n’avez peut-être pas en tant qu’écrivain ?
Raharimanana : C’est la rencontre avec l’écriture de quelqu’un d’autre. C’est de faire découvrir à l’auteur toute sa puissance, c’est cela qui me motive le plus lorsque je rencontre un écrivain. Lorsque je rencontre un manuscrit, c’est de tirer la quintessence du manuscrit, de dire à l’auteur qu’il a plus que ce qu’il pense et de tirer la personne vers le haut et, à partir de là, de fournir au lecteur un monde complètement foisonnant et pas simplement un monde limité à l’explication de l’écrivain. Car l’écrivain a une compréhension de son livre, mais son livre est beaucoup plus vaste que ce qu’il pense. Un livre englobe le monde, ce n’est pas simplement le monde d’un écrivain. En tant qu’éditeur, mon but est que le livre échappe à l’auteur. Mon métier, c'est que le livre perdure beaucoup plus que l’écrivain.
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TV5MONDE : Vous savez qu’en ce moment, les 23 et 24 septembre à Tunis, il y a des Etats généraux du livre en français qui se tiennent à Tunis et le constat est que l’écrasante majorité de la production se fait en Europe et Amérique du Nord, dont 85% en France. Seuls 5% de la production de livres en français proviennent du reste du monde. Qu’en pensez-vous ? Souhaiteriez-vous que ces chiffres se rééquilibrent un peu ?
Raharimanana : Ce n’est pas une question d’équilibre, ni de se dire il faut qu’on soit comme la France. Le plus important, ce sont les Etats francophones en Afrique : que chacun se dise que le livre est important, que dans chaque Etat il y ait une politique du livre, une vraie politique de diffusion du livre, de défense de la littérature. Pour cela il faut des moyens et pas simplement dire la France occupe le terrain.
Posons la question : qu’est ce que chaque pays veut faire de sa littérature ? Si on prend le cas de Madagascar, ce n’est absolument pas normal qu’on ne parle que de Michèle Rakotoson, Johary Ravaloson et de moi-même. Cela fait plus de 25 ans qu’on est dans le paysage de la littérature, mais pourquoi il n’y a pas d’autres écrivains, pourquoi il n’y a pas d’autres figures qui deviennent aussi importantes. C’est parce qu’il n’y a pas de politique autour de la défense du livre.
Et quelque part notre constat à Nassuf Djailani et moi c’est qu’il faut y aller. Parce que nous, on a la notoriété pour attirer les écrivains. On a surtout la volonté de faire quelque chose. Il faut commencer.
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