À Gaza, la menace d’une « bombe à retardement épidémiologique »

Débuté il y a 100 jours par les massacres perpétrés par le Hamas, le conflit entre Israël et le groupe armé palestinien plonge chaque jour un peu plus la bande de Gaza dans l'enfer. Aux dizaines de milliers de morts et de blessés dans l'enclave, s'ajoute la crainte d'une catastrophe épidémique. La misère et le désespoir y génèrent un « cercle vicieux », comme en témoigne Alexandre Fort, coordinateur logistique pour Médecins sans frontières France en Palestine. Entretien.

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Des Palestiniens blessés lors des bombardements israéliens sur la bande de Gaza arrivent à l'hôpital de Khan Younis le vendredi 8 décembre 2023.

Des Palestiniens blessés lors des bombardements israéliens sur la bande de Gaza arrivent à l'hôpital de Khan Younès, le 8 décembre 2023.

Mohammed Dahman (AP)
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100 jours de guerre en chiffres

Le 7 octobre, l’attaque sans précédent du Hamas sur le sol israélien a causé la mort d’environ 1.400 personnes, principalement des civils, selon Israël. Quelque 250 ont été pris en otage ce jour-là. Une centaine d’entre eux ont été libérés depuis.

Selon le dernier bilan du ministère de la Santé du Hamas à Gaza, 23.968 personnes ont été tuées depuis le 7 octobre, en majorité des femmes et des enfants. Plus de 60.000 autres ont été blessées et 8.000 sont portées disparues. 1.5 millions de Gazaouis ont été déplacés.

188 militaires israéliens sont morts depuis le début des opérations terrestres dans la bande de Gaza.

TV5MONDE : Compte tenu de la situation sanitaire gravissime dans l’enclave, qu’en est-il aujourd’hui du risque d’épidémie ? Le Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef) s’est à plusieurs reprises inquiété d’une potentielle apparition du choléra.

Alexandre Fort : Il existe deux types d’épidémies qui attirent notre vigilance. Déjà, tous les risques liés aux maladies hydriques et à des défauts de systèmes d’assainissement et d’accès à l’eau potable existent pratiquement depuis le début de la guerre. Ils se sont décuplés aujourd’hui.

Les structures existantes, à savoir les usines de désalinisation et de traitement des eaux usées sont hors service. Pour certaines, c'est à cause des bombardements, mais surtout par manque de fuel. Dans la bande de Gaza, plus aucune ne fonctionne.

La promiscuité augmente les besoins et les risques de maladies dus à la surpopulation
Alexandre Fort, coordinateur logistique pour MSF France en Palestine

En revanche, on trouve encore des accès à l’eau potable fournis par la société israélienne Mekorot, qui alimentent le sud de l’enclave. La région de Rafah est notamment approvisionnée mais en quantité bien insuffisante au regard de la population présente.

Le sud de la bande Gaza, essentiellement les gouvernorats de Rafah et Khan Younès, accueillent près de 1,9 million de déplacés sur une population totale de 2.2 millions d’habitants dans toute la bande. Cette promiscuité augmente les besoins et les risques de maladies dus à la surpopulation et à la limitation des ressources disponibles.

Le second type d'épidémies découle de l’hiver. Les températures descendent à 9-10 °C la nuit. On a également des épisodes de pluie et beaucoup de gens dorment dehors. En résulte un risque accru d’infections respiratoires aigües telles que les bronchites. Cette surpopulation dans le sud, c’est une bombe à retardement épidémiologique.

Je n’ai pas eu vent de cas de choléra ni de présence massive de rats, qui sont des vecteurs bien connus de transmissions de maladies. Mais il est certain que la situation s’est dégradée aussi à ce niveau-là.

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TV5MONDE : Est-il possible pour les humanitaires d’évaluer les besoins réels de la population ? Quel est le principal obstacle à l’action des différents acteurs ?

Alexandre Fort : Il est difficile d’évaluer la quantité de besoin lorsqu’on parle de deux millions de personnes. Dès lors que la machine humanitaire sera capable de se déployer à plein régime, de structurer l’aide, on sera en mesure d’intervenir de manière appropriée.

Le vrai problème aujourd’hui est sécuritaire. Il n’y a aucun endroit considéré comme sécurisé dans l’ensemble de la bande de Gaza.

Tant que la sécurité n’est pas assurée, il n’est pas possible de mener des actions humanitaires d’envergure. Pour cela, il faut un cessez-le-feu immédiat, l’arrêt des bombardements à l’aveugle, stopper les opérations terrestres qui entraînent des déplacements de population et une pression démographiques toujours plus intense dans le sud.

  • (Re)voir : Israël-Hamas : la bande de Gaza devenue "inhabitable"
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Il faut également autoriser l’accès des humanitaires dans le nord de Gaza. Des milliers de personnes disséminés entre la Middle Area et le Nord y résident toujours. Nous n’avons aucune visibilité sur ce qu’il s’y passe, nous sommes dans l’incapacité d’évaluer les besoins. Ces gens sont complètement laissés pour compte.

TV5MONDE : Le bilan quotidien des morts recensés par le ministère palestinien de la Santé et les organismes onusiens ne tient compte que des corps retrouvés. La putréfaction de ceux qui sont encore disparus peut-elle intoxiquer l’eau dans les sols ?

Alexandre Fort : Je pense que le lien potentiel entre les corps en putréfaction et l’intoxication de l’eau est minime. Les Gazaouis tirent leur eau de l’aquifère côtier. L’eau de mer pénètre dans les sols très sablonneux de l’enclave. Habituellement, les gens pompent, via des forages, dans cet aquifère pour récupérer l’eau salée. Celle-ci est ensuite désalinisée, assainie, et rendue potable.

En outre, les eaux grises, à savoir polluées et sales résultant de la consommation courante, sont déversées dans la mer. La nature ayant horreur du vide, cette eau sale pénètre à nouveau dans les sols.

Avant la guerre, seuls 10 % des eaux grises de la bande de Gaza étaient traités proprement via des stations d’épuration. Aujourd’hui, c’est zéro. Les gens pompent de l’eau contaminée, impropre à la consommation.

Dans les conditions actuelles, si une épidémie surgit aujourd’hui, aucun acteur ne serait capable d’y répondre
Alexandre Fort, coordinateur logistique pour MSF France en Palestine

TV5MONDE : Est-il tout de même possible d'apporter certains soins aux populations ?

Alexandre Fort : Nous parvenons à traiter les maladies diarrhéiques certes, mais nous sommes dans le curatif.

Pour faire du préventif, il faudrait pouvoir décupler nos capacités. Tout le fret qui entre à Gaza fait l’objet de nombreuses procédures. Par ailleurs, il existe toute une liste d’articles interdits à l’importation dans l'enclave.

Dans les conditions actuelles, si une épidémie surgissait aujourd’hui, aucun acteur ne serait capable d’y répondre. Si l’on prend le cas du choléra par exemple, il faudrait traiter les eaux et les corps avec du chlore. Or, ce produit est interdit à l’importation dans la bande de Gaza. De même que tout ce qui est nécessaire à la production d’énergie, comme les générateurs ou les panneaux solaires.

  • (Re)voir : Bande de Gaza : la population épuisée par près de trois mois de guerre
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TV5MONDE : Le désespoir engendre une forme d'insécurité lors des distributions.

Alexandre Fort : Nous appelons vraiment à une libération de l’aide humanitaire en masse, que ce soit par le point de passage de Rafah ou celui de Kerem Shalom. Ce qui rentre à Gaza aujourd’hui est nettement insuffisant. Cette situation entraîne un cercle vicieux. Les livraisons de nourriture ou de produits non alimentaires, comme des couvertures, des tentes, des bâches, des matelas, créent de l’insécurité.

Étant donné que tout arrive en quantité lacunaire, les populations sont prêtes à tout pour y avoir accès. Cela donne lieu à des scènes de pillage lors des distributions. Par conséquent, les acteurs deviennent frileux pour faire rentrer de l’aide, de peur de produire des troubles sécuritaires.

Un garçon palestinien porte de l'eau pillée dans les camions d'aide humanitaire pendant le bombardement israélien de la bande de Gaza à la frontière avec l'Égypte à Rafah, le lundi 20 novembre 2023.

Un garçon palestinien porte de l'eau pillée dans les camions d'aide humanitaire pendant le bombardement israélien de la bande de Gaza à la frontière avec l'Égypte, à Rafah, le 20 novembre 2023.

Hatem Ali (AP)