Pourquoi la Turquie se sent-elle visée par ce texte ? D'abord parce qu'elle a toujours nié le génocide arménien,
reconnu par les institutions internationales et de nombreux gouvernements de la planète, dont la France en 2001. Les autorités turques reconnaissent bien que 300 000 à 500 000 Arméniens ont péri dans l'Anatolie ottomane en 1915-1916, mais selon elles, il s'agit des aléas de la Première guerre mondiale et non d'une extermination de masse d'1 million et demi de personnes, le chiffre établi par la communauté arménienne. Ensuite parce que la France entre en campagne électorale avant l'élection présidentielle de mai 2012, et il est facile de soupçonner le candidat Nicolas Sarkozy d'"acheter" ainsi les voix des 400 000 à 500 000 Arméniens de France. Pour Elsa Martayan, franco-libanaise d'origine arménienne, même si cette proposition de loi intervient à quelques mois d'une échéance électorale, il ne faut pas oublier qu'il y a d'abord "
une question de fond, qui est la réparation symbolique, jamais entreprise par aucun gouvernement turc, et que la France, vu ses liens particuliers avec la communauté arménienne, n'est pas illégitime pour s'emparer de cette question". Mais le bras de fer entre Abdullah Gül et Nicolas Sarkozy n'a pas commencé là : le président français s'était déjà engagé devant les associations arméniennes en 2007, avant son élection, à soutenir un tel texte au Parlement. En octobre dernier en visite à Erevan, Nicolas Sarkozy avait à nouveau jugé la négation du génocide arménien "pas acceptable" et appelé la Turquie à "revisiter son histoire". Quant à la députée Valérie Boyer, elle est vice-présidente du
groupe d'amitié France-Arménie de l'Assemblée nationale.
Que s'est-il passé entre la Turquie et la France depuis ? Ce mercredi, le ministre français des Affaires européennes, Jean Léonetti, a appelé la Turquie à reconnaître le génocide arménien comme un "fait historique". Le 20 décembre, l'AKP, le parti gouvernemental, et les deux principaux partis d'opposition ont adopté une déclaration conjointe dénonçant une "
erreur historique, inacceptable et grave" de la part des législateurs français. Ces formations ont invité la France à réfléchir sur les erreurs de son passé colonial, en Algérie notamment, plutôt que de "
porter des jugements sur des faits historiques". Le 15 décembre, le ministre turc des Affaires étrangères stigmatisait déjà la "
mentalité moyenâgeuse" de la France. Avant cela, deux délégations turques (industriels et parlementaires) ont tenté en début de semaine d'obtenir que le texte soit retiré de l'ordre du jour du Parlement jeudi, sans succès. En Turquie, même les intellectuels pro-Arméniens sont choqués par cet texte. Mine Kirikkanat, journaliste et écrivaine, a signé en 2008 une pétition pour la reconnaissance du génocide arménien par la Turquie. Elle est pourtant contre cette loi et ne décolère pas : "
L'Histoire ne se règle pas au Parlement et n'est pas non plus un slogan électoral populiste ! Si cette loi passe, je prévois une très grave crise entre nos deux pays. Et c'est la France et les 3000 entreprises françaises implantées en Turquie qui paieront les pots cassés !"