Fil d'Ariane
Germaine Tillion fut l'une des premières femmes ethnologues durant l'entre-deux-guerre, avant d'être une héroïque résistante française contre le nazisme. Yacef Saâdi, jeune chef de zone du FLN, il fut l'un des leaders de la lutte armée contre la présence française en Algérie. Tous deux se sont battus pour la liberté de leur pays, entraînés par les déchirures du milieu du XXe siècle. Deux vies qui s'inscrivent dans l'Histoire.
"Vous êtes des assassins," me disait-elle. Elle disait ce qu'elle pensait, sans fioritures. Bien sûr, elle souffrait ce voir des enfants mourir dans les attentats. Ses motivations étaient humanistes, avant d'être politiques. "Mais vous, Germaine, lui répondais-je. Qu'avez-vous fait pour libérer votre pays de l'occupant. Vous a-t-on traité de terroriste parce que vous organisiez des attentats contre les nazis ? Et avez-vous vu ce que font vos bombes au napalm sur nos villages, dans les montagnes ?" Ils s'affrontaient, se comprenaient, négociaient. Yacef Saadi et Germaine Tillion sont restés amis jusqu'à la mort de la Française, en 2008.
En 1957, Germain Tillion est de retour en Algérie où, jeune ethnologue dans les Aurès, elle a déjà passé plusieurs années. Cette fois-ci, au nom de la Commission internationale contre le régime concentrationnaire, elle est venue s'informer sur les conditions de détention des Algériens. Par le truchement d'une amie algéroise, elle va rencontrer un jeune chef de zone du FLN. Yacef Saâdi a constitué un dossier sur la torture pratiquée par le pouvoir colonial et il voudrait le montrer aux enquêteurs avant leurs visites des prisons. Et puis il s'est renseigné sur la Française :"J'ai vu qu'elle avait elle été condamnée à mort et qu'elle avait été internée à Buchenwald pendant la Seconde Guerre mondiale. J'ai proposé de la renseigner. Elle a dit oui."
Dès le lendemain, le jeune homme fait sortir Germaine Tillion de son hôtel et l'installe à la casbah, sous protection. "Pour la rencontrer incognito, j'ai dû la faire habiller en fatma, avec les voiles et le pantalon bouffant. On s'est regardé. J'avais ma mitraillette. Elle n'était pas du tout impressionnée, mais heureuse de pouvoir faire quelque chose. Je lui ai demandé d'épargner le couperet à mes compagnons condamnés à mort, comme des assassins. Pour moi, ils étaient des soldats. Contre la torture, elle ne pouvait rien faire, mais je l'ai quand même invitée à passer une nuit à la casbah pour qu'elle entende, au petit matin, les hurlements des jeunes que l'on "cuisinait" dans les prisons."
Plus de 600 Algériens avaient été condamnés à mort, dont une centaine était déjà exécutés. En échange de son intervention, Yacef Saâdi lui promet "toutes les bombes du FLN... sauf quelques-unes pour l'OAS. On s'est embrassé. Pour finir, elle n'a pas voulu de nos bombes, comme si elle nous faisait confiance."
Pourtant, le jeune combattant met un point d'honneur à prouver sa bonne foi, alors que les exécutions continuent : "Elle me demandait de suspendre les représailles : "Je vous en supplie, Gaston, laissez-moi un peu de temps, ne faites rien". Elle m'appelait Gaston, car nous avions des noms de codes pour échanger des messages, comme entre résistants. Alors au lieu de faire un massacre, j'ai donné aux poseurs de bombes l'ordre de choisir le lieu et le moment de sorte qu'il n'y ait pas de mort. Les huit bombes ont explosé, comme prévu, mais sans faire aucune victime."
Ces années ont été les plus belles de sa vie, se souvient Yacef Saâdi : "Je vivais des instants où j'avais à la fois un courage terrible et une peur bleue. J'étais heureux de servir à quelque chose, de libérer mon pays, comme Germaine l'avait fait pendant la Seconde Guerre mondiale. Ma vie avait un sens."
L'amitié nouée à cette période entre le jeune chef du FLN et l'ancienne résistante ne s'est jamais démentie. Une amitié faite d'affection et d'humour.
A chaque fois qu'il vient à Paris , Yacef Saâdi apporte des dattes et des fleurs à celle qu'il appelle "sa deuxième maman". Un jour, alors qu'il lui apporte un énorme bouquet de roses, Germaine Tillion s'extasie devant cette folie. Du tac au tac, il répond : "Chaque rose est une bombe qui n'a pas explosé."
"C'est au tour des jeunes, de faire la révolution du savoir. Des années se sont écoulées depuis l'indépendance, et nous ne sommes même pas capables de faire pousser des fleurs dans notre terre pourtant si riche. Nous préférons acheter des fleurs en plastique fabriqués à l'étranger."
Aujourd'hui, à 87 ans, toujours bon pied bon oeil, Yacef Saâdi intervient dans les écoles et les universités d'Algérie. Il raconte la "guerre d'Alger" et la résistance qui, dit-il, a engendré l'Algérie libre "à 50 %". C'est maintenant à la jeune génération qu'il appartient de forger l'autre moitié. "