Fil d'Ariane
Comment connaître les motifs, revendications, demandes précises d'un mouvement social qui naît sur Internet, n'a pas de porte-paroles précis ou de dirigeants, est multiforme, couvre tout le territoire et est porté par des personnes de tous les âges, toutes les conditions sociales et rejetant tout autant les syndicats que les partis politiques ?
Notre étude a pour ambition d’interroger le mouvement des gilets jaunesExtrait du rapport préliminaire des chercheurs de l'Université de Toulouse
Le gouvernement ne semble pas avoir trouvé de réponses à cette question et organise donc un "Grand débat national" à partir de ce mardi 15 janvier 2019.
Chacun peut organiser un débat que ce soit à l’échelle du quartier, du village ou de la région. La Commission nationale du débat public enregistre et accompagne ces démarches, propose un kit pour la tenue des débats et des stands pour recueillir la parole citoyenne sur le terrain. En parallèle, d'autres manifestationsseront également organisées au niveau régional ou national pour permettre au plus grand nombre de participer. Des débats se tiendront également en ligne, sur une plateforme numérique dédiée qui permettra de déposer des contributions. Enfin, des conférences de citoyens tirés au sort seront mises en place dans chaque région pour échanger sur les analyses et proposition issues des différents débats.
(Extrait du Grand Débat National sur le site du gouvernement français)
Mais pour autant, ce qui déclenche ce Grand débat est un large mouvement social de citoyens… qui porte en réalité déjà des revendications claires. Et celles-ci ont été très précisément analysées par des chercheurs en sciences sociales.
La première étude de l'équipe de chercheurs du Laboratoire d'Études et de Recherches Appliquées en Sciences Sociales de l'université de Toulouse, a donné lieu à un rapport préliminaire publié le 28 novembre. L'objectif était le suivant :
Notre étude a pour ambition d’interroger le mouvement des gilets jaunes en ligne dans ses 3 intersections, ses marges et ses multiples arènes (Facebook, Twitter, la presse quotidienne nationale, les commentaires de la pétition) à partir d’un matériau consistant. L’un de nos objectifs est notamment de confronter les discours générés par les gilets jaunes dans divers espaces publics numériques à leur traitement médiatique. Pour ce faire, nous nous appuyons sur une méthode lexicométrique qui a l’avantage de nous offrir une vue d’ensemble afin de relever les éventuels décalages ou contradictions et repérer les points aveugles.
Nous relevons que ce traitement médiatique peine à couvrir précisément le phénomène dont la nature n’est pas si hétérogène ni si hermétique aux enjeux publics.Extrait du rapport des chercheurs de l'Université de Toulouse
Ce premier rapport préliminaire — effectué à l'aide d'un logiciel open-source développé par les chercheurs — permet de commencer à envisager les principales revendications des Gilets jaunes, fin novembre, publiées sur Facebook et Twitter, ainsi que le traitement médiatique qui en a résulté. Les auteurs tiennent à préciser en fin de rapport que ce sont alors "davantage des pistes que de réelles conclusions, obtenues dans l'urgence et qui demandent encore à être largement approfondies et affinées." Sur le traitement médiatique, le rapport analyse la chose suivante :
"Nous relevons que ce traitement médiatique peine à couvrir précisément le phénomène dont la nature n’est pas si hétérogène ni si hermétique aux enjeux publics." Les chercheurs estiment aussi que les médias — dans leur ensemble — ont à l'époque "insisté particulièrement sur la colère des Gilets jaunes et les conflits d’usages, en faisant croire à tort qu’ils étaient indifférents à la question environnementale".
Mais en revanche, sur les revendications, les chercheurs détectent — avec une certaine surprise — une cohérence et des récurrences dans celles-ci, qui vont les inciter à aller plus loin :
Le répertoire de revendications dont les contours semblaient imprécis, voire flous, trouve ici une consistance dans nos résultats. Les questions de l’inégalité sociale et fiscale et du manque de légitimité de ce gouvernement laissent entrevoir une convergence des objets de contestation et sont étayés, argumentés et brandis pour embrasser à la fois les mesures fiscales à l’avantage des « riches », l’absence d’infrastructures et de transports en zone rurale, la question de la transition écologique comme non réellement prise en charge par le gouvernement, la rémunération injuste des élus, la baisse du pouvoir d’achat, la baisse de la rémunération des élus, le rétablissement de l’ISF, l’augmentation du SMIC de 15%, la revalorisation des retraites, la création de taxes pour les gros pollueurs (pétroliers, bateaux de croisière), etc.
Il importe de souligner que le registre du racisme, de la discrimination ou encore de la xénophobie reste toujours à la marge dans l’ensemble de la parole des Gilets jaunes sur les réseaux sociaux étudiésExtrait du rapport de recherche du 7 décembre 2018
Un deuxième rapport de recherche a donc été publié le 7 décembre, très complet. En introduction, les chercheurs expliquent leur démarche :
Nous avons voulu savoir si les revendications (combat contre les inégalités sociales et injustices fiscales) avaient évolué et si elles s’étaient diluées ou étoffées d’une foule de revendications hétérogènes après la première manifestation. Quelle structuration éventuelle du phénomène peut apparaître en ligne ? Quelle parole et quel débat (si l’on peut encore en identifier) s’y inscrivent ? Certains discours sont-ils plus majoritaires que d’autres ? Les dimensions du complot, des “fake news”, sont elles si représentatives de la mobilisation ? Quel(s) types de couverture médiatique face à l’accélération de l’actualité et la dimension rhizomatique de ce phénomène ?
Les analyses sont effectuées avec la "parole dans les médias", des Gilets jaunes, des experts, journalistes et responsables politiques — au sujet du mouvement — puis sur Twitter et Facebook. L'investigation menée dans les "arènes numériques" — comme les nomment les chercheurs — leur permet de vérifier assez finement ce qui réunit les personnes se revendiquant des Gilets jaunes, et quelles sont leur principales doléances, critiques ou revendications.
Les Gilets jaunes n’attendent donc rien des institutions actuelles. Ils évoquent à la fois la nécessité d’une assemblée constituante ou d’un référendum. Il s’agit d’une volonté de restitution du pouvoir au peuple dans leur organisation et dans le projet futur. Extrait du rapport de recherche du 7 décembre 2018
Il en résulte, d'après les analyses, "deux pôles assez homogènes et politiques: des revendications “doléances” ou contre-propositions adressées au gouvernement et principalement à Emmanuel Macron qui apparaît comme leur véritable interlocuteur, et des revendications institutionnelles, liées à la participation des citoyens à la prise de décision adressées au peuple et à la classe politique pour un changement structurel et politique de nos modes de gouvernance actuels."
Ce sont ces deux pôles détectés par les chercheurs qui leur ont permis de vérifier pour la partie "doléances" les revendication suivante : "Revalorisation du SMIC, défiscalisation des heures supplémentaires, remise en place de l’ISF, hausse du pouvoir d’achat, suspension des taxes sur les carburants, “ne pas toucher à la pension de réversion”, “laisser les retraites de nos anciens tranquilles”, baisse des salaires des députés."
Quant au côté structurel, de changement institutionnel, ce sont des revendications "Plus axées sur les institutions politiques la demande d’instauration d’une 6ème République. Selon cette perspective, les Gilets jaunes n’attendent donc rien des institutions actuelles. Ils évoquent à la fois la nécessité d’une assemblée constituante ou d’un référendum. Il s’agit d’une volonté de restitution du pouvoir au peuple dans leur organisation et dans le projet futur. Il faut noter que ces deux ensembles partagent une aspiration, celle d’un référendum d’initiative citoyenne."
Il ressort de ce rapport que le mouvement des Gilets jaunes est devenu rapidement un mouvement social — et non pas un simple mouvement de grogne contre les taxes ou de refus de consentir à l'impôt — qui a évolué vers des dénonciations mais aussi des constats et des propositions : les injustices fiscales et sociales, la faiblesse des rémunérations rejoignent la mise en cause du manque de services publics de l'Etat — au niveau des transports collectifs dans les zones rurales et périurbaines pour les groupes Facebook locaux — et amènent une idée centrale : celle de l'impasse actuelle des institutions de la Vème République. D'où les demandes de changement de République, de création de nouveaux "outils démocratiques" comme le R.I.C (référendum d'initiative citoyenne) ou les assemblées contituantes.
> Lire notre article : "Demande de référendum des Gilets Jaunes : quelle démocratie directe ailleurs dans le monde ?"
Ce rapport peut appeler un constat : les réponses au "Grand débat national" — instigué par l'Etat suite aux manifestations — sont très certainement déjà contenues dans l'expression des personnes engagés dans le mouvement des Gilets jaunes via les réseaux sociaux. Alors qu'il semblait que les revendications de ce mouvement étaient floues ou multiformes, contradictoires, il apparaît qu'elles sont en réalité cohérentes et structurées, partagées de façon large, selon les chercheurs — et soutenues par une majorité de la population, selon les sondeurs. Une négociation avec le mouvement des Gilets jaunes serait donc possible dès maintenant si ces revendications contenues dans ce rapport étaient prises en compte au plus au niveau de l'Etat, avec par exemple l'ouverture "d'Etats généraux sur la crise sociale française" accompagnées de mesures répondant aux doléances du mouvement.
Ce n'est pas — visiblement — pour l'heure, le choix retenu. Reste l'espoir d'une sortie de crise avec le "Grand débat national", mais à quel terme et avec quelle participation ? Les Gilets jaunes sur les réseaux sociaux ne semblant pas très preneurs de cette solution — puisqu'elle n'est pas proposée par eux, mais par le Chef de l'Etat — la crainte que le Grand débat national ne décoince pas la crise, est réelle.