Fil d'Ariane
Le gouvernement grec a officiellement demandé en ce début juin 2019 à Berlin d'ouvrir des négociations sur d'éventuelles réparations de guerre pour les crimes commis par l'armée allemande pendant les deux guerres mondiales, en particulier pendant l'occupation nazie. Le Parlement grec avait voté en avril une résolution demandant au gouvernement d'Athènes d'agir en ce sens. Souvenir d'une époque où l'Allemagne ne dominait pas l'Europe de sa seule prééminence économique.
C'est une évocation tellement malséante que Berlin feint de ne pas l'entendre lorsqu'elle resurgit, ou l'écarte avec impatience : les dettes impayées de l'Allemagne.
« Cela ne sert à rien de poursuivre sur cette voie », s'était agacé en 2015 son ministre de l'Économie Sigmar Gabriel après que Syriza, fraîchement élu mais étranglé financièrement, les eût rappelées. Réparations de guerre ? « La question ne se pose pas », tranchait, martial, son compatriote Manfred Weber, président du groupe du Parti Populaire européen (conservateur), à deux doigts d'ajouter « quelle guerre ? ». Les mémoires grecques sont plus affûtées.
Le débat qu'elles raniment régulièrement se rapporte en réalité à des dettes ou impayés fort différents, qui ont en commun de rappeler des fantômes encombrants. Les unes, plus anciennes, correspondent à des défections financières de l'État allemand, d’autres, plus fraîches, à des exactions nazies.
Les premières ne concernent pas directement la Grèce mais elles n’en relativisent pas moins la légendaire et si célébrée vertu monétaire germanique : totem de l’orthodoxie financière et gardienne de l'intransigeance, l’Allemagne a elle-même - à de multiples reprises - fait défaut à ses créanciers ou ses obligations au cours du siècle écoulé.
Retour cent ans en arrière, sur les décombres de la Grande guerre : le Traité de Versailles de 1919, en lui attribuant la responsabilité initiale de la tuerie qui a ruiné l'Europe, condamne Berlin au versement de 130 milliards de Marks-or (1420 milliards d'euros au cours actuel de l'or).
Elle n'en versera en réalité que le sixième (22 milliards de Marks-or), par le biais d’un emprunt international contracté au lendemain du conflit. Tenant compte des dégâts de la crise de 1929, les alliés renoncent en 1932 à la majeure partie de leurs indemnités de guerre. Hitler, peu après, suspend tout paiement ou remboursement. L'emprunt des années 20 n'en est pas pour autant effacé.
Après une seconde Guerre mondiale non moins dévastatrice, le chancelier Adenauer souhaite exprimer la responsabilité - et asseoir la solvabilité sur les marchés - de la République fédérale qu'il dirige sans hypothéquer sa prospérité naissante. La Conférence de Londres, en 1953, lui donne satisfaction sous pressions américaines. L’Allemagne, pour la seconde fois, bénéficie de la mansuétude internationale qu'elle refusera à la Grèce.
Entre autres dispositions, ses emprunts contractés dans les années 20 sont ajournés, et leur taux d'intérêt fortement réduits. Des obligations à long terme sont réémises. La « clause-or », surtout, est abolie au profit du dollar, ce qui équivaut à une dépréciation de la dette de plus de 40 %. Quant aux intérêts courant entre 1945 et 1952, leur paiement est remis ... à une réunification de l'Allemagne, alors considérée comme utopique, la RFA refusant d'honorer seule l'ardoise du Reich.
Ainsi réduit à peu de choses – surtout au regard des fabuleux excédents commerciaux qu’engrange le pays tôt reconstruit – le reliquat est formellement soldé dans les années 80 puis, pour d'ultimes restes d'intérêts, en 2010, vingt ans après l’improbable réunification.
Si la dette allemande est finalement officiellement « réglée », c’est en résumé pour une faible part de son montant initial, avec un retard de 60 à 90 ans et d’immenses largesses consenties par les créanciers.
Rouvrant des plaies plus vives encore et récentes, le rappel des réparations de guerre spécifiques due à Athènes pour la seconde Guerre mondiale n'est pas moins, en dépit de ses dénégations, embarrassant pour Berlin.
Succédant à une armée fasciste italienne incapable d'en venir à bout, l'Allemagne nazie envahit la Grèce – qui s'est rangée aux côtés des alliés - en avril 1941. Le pays est divisé en trois zones d'occupations, allemande, italienne et bulgare.
Malgré la mise en place d'un gouvernement fantoche, la résistance est vive et, les combats de partisans se conjuguant à la disette, le prix en vies humaines est proportionnellement l’un des plus élevés des nations belligérantes : plus de 500 000 morts au total, résultat pour partie d’une famine meurtrière provoquée par l’occupant.
Pour obliger Athènes à participer à l' « effort de guerre » du Reich, l'Allemagne « emprunte » en outre de force en 1941 à la banque centrale grecque 476 millions de Reichsmarks, la quasi-totalité des réserves d'or du pays. Jamais remboursée, cette somme représente, selon divers calculs, près de huit milliards d'euros d'aujourd’hui. Avec un taux d'intérêt minimum de 3 % sur 78 ans, on arrive à près de dix fois plus.
Pour l’historien anglais Mark Lazower, auteur de « Dans la Grèce d’Hitler » cité dans Le Monde, la Grèce est le pays qui a le plus souffert derrière la Russie et la Pologne, subissant « un pillage systématique de ses ressources ». Or, si plusieurs États « vainqueurs » ont reçu de l'Allemagne au lendemain de la deuxième guerre mondiale des compensations sous forme de transferts de liquidités, de machines, d'usines, ou même de travailleurs, ce n'est pas le cas de la Grèce qui n'a guère été dédommagée.
Lors de la conférence de Londres de 1953, les États de second rangs, bénéficiaires d’un plan Marshall considéré comme assez favorable, sont invités à ménager l'Allemagne de l'Ouest face à la menace communiste. « A partir de là, l'Allemagne s'est portée comme un charme pendant que le reste de l'Europe se saignait pour panser les plaies laissées par la guerre et l'occupation allemande », observe l'historien de l'économie allemand Albrecht Ritschl dans un entretien à Der Spiegel.
Entre Athènes et Bonn, un accord est toutefois conclu en 1960, prévoyant pour les victimes grecques du nazisme 115 millions de Deutschmarks d'indemnisation soit, si l'on ose ce calcul, une centaine d'euros par mort. Pour l'Allemagne, cela suffit et clôt la question. Le Traité de réunification de l'Allemagne, en 1990, vient passer un dernier coup d'éponge, de son point de vue, sur les souvenirs fâcheux.
Côté grec, les soubresauts de son histoire en cette fin de XXème siècle (instabilité, coup d'Etat, dictature militaire, guerre chypriote, transition démocratique) puis son désir d'intégrer l'Union européenne et les premiers succès de son économie font passer au second plan le contentieux, jusqu'à une époque récente.
Le sujet revient sur le devant de la scène lors de la crise de la dette (2010-2018), durant laquelle l'Allemagne est tenue pour responsable des impitoyables politiques d'austérité imposées à la Grèce en échange de prêts internationaux.
Avant même que la gauche d'Alexis Tsipras n'accède au pouvoir en 2015, plusieurs membres de gouvernements précédents - et le président de la République Carolos Papoulias lui-même - avaient exprimé leur souhait de rouvrir le dossier. Se basant sur des expertises antérieures, Syriza estime à 160 milliards d'euros le préjudice grec infligé par l'Allemagne nazie et non indemnisé.
Réclamation accueillie fraîchement outre-Rhin, où l'on estime la question règlée.
Manifestant alors plus d'empathie pour Berlin que pour les Grecs, une partie de la classe politique européenne s'inquiète d'un rappel impoli du passé, jugé hors de propos. « C'est l'inverse qu'il faut faire », commente le chef du groupe socialiste Gianni Pitella. « Le langage n'est pas approprié », lui fait écho Guy Verhofstadt (Alliance des libéraux et démocrates). « Ce n'est pas la meilleure manière de faire avancer le débat », estime le co-président des Verts Philippe Lamberts.
En 2014, l'ancien président allemand Joachim Gauck avait cependant indiqué qu'« indépendamment des positions juridiques » de l'Allemagne, « nous demandons pardon pour les atrocités » commises.
En 2018, une commission parlementaire grecque évalue à 270 milliards d'euros les réparations que devrait payer l'Allemagne à la Grèce, aussi bien pour les dommages et pillages commis durant la Grande guerre que pour les atrocités endurées pendant l'occupation nazie (1941-1944), mais aussi pour l'emprunt forcé de 1942.
Lors d'une visite à Athènes en janvier 2019, Angela Merkel se dit « consciente » de la « responsabilité historique » de l'Allemagne pour « la souffrance infligée à la Grèce » pendant la période nazie. Elle n'indique cependant aucunement vouloir rouvrir le dossier des dédommagements.
Au vu de la hauteur des sommes en jeu et des difficultés politiques internes de la chancelière, la nouvelle démarche grecque risque bien, comme les précédentes, de se perdre dans les arguments agacés de Berlin. « La question est close », a déclaré ce 5 juin 2019 un porte parole allemand.