Fil d'Ariane
Présenté en France comme un succès de François Hollande, l’accord européen conclu à l’aube du 13 juillet évite le « Grexit » (sortie de l’euro) mais écrase une Grèce traitée en pays ennemi, vaincu et moralement occupé. « Compromis » au parfum de revanche, et de ce fait aussi victoire pleine de risques pour une Union européenne plus divisée que jamais, où les demi-vérités colportées, faux procès et vraies rancoeurs ont généré un ressentiment durable entre des peuples. Retour et inventaire.
La dette Grecque est immense
Certes, et c’est la seule vérité sur laquelle tout le monde s’accorde. La dette grecque est trop grande, en tout cas, pour les moyens du pays. Elle se monte aujourd’hui à plus de 310 milliards d’euros, près de 177 % de son PIB annuel ce qui la rend d’autant moins remboursable que les intérêts l’alourdissent chaque année. C’est pourtant peu de chose à l’échelle de l’économie européenne dans laquelle la Grèce pèse moins de 3 %. La dette totale des membres de l’Union est de l’ordre de … 12 000 milliards d’euros. Celle de la France de plus de 2000 milliards d’euros (97 % de son PIB). Celle de l’Espagne est de 1013 milliards (99 % de son PIB). Celle de l’Italie, la plus dangereuse, de plus de 2000 milliards (135 % du PIB).
Aux sources du malheur
Les origines du désastre grec sont multiples et remontent loin : déséquilibres initiaux lors de son entrée dans l’Union européenne (1981) voulue par les droites (grecques mais aussi européennes, le président français Giscard d’’Estaing jouant en la matière un rôle important) et alors contestée par les socialistes. Ils sont accentués lors de son admission à l’eurozone, acquise au prix de manipulations comptables facilitées par la banque Goldman Sachs et largement couvertes par le monde politique. « Tout le monde savait que les Grecs trichaient » avouera Jean Arthuis, président de la commission des Finances du Sénat français.
Encouragée par la complicité internationale en extase devant le pseudo-miracle économique du sud de l’Europe (l’Espagne eut droit au même engouement), stimulée par des événements médiatiques dispendieux (jeux olympiques en 2004, qui coûteront cher) et exacerbée par l’argent facile, une euphorie dépensière s’empare d’un pays encore marqué de corruption, de clientélisme et d’une mauvaise collecte de l’impôt. La crise financière mondiale (2008 et suivantes) sonne le retour sur terre. Le premier Ministre George Papandreou révèle en 2009 un déficit public réel trois fois plus important qu’officiellement indiqué. Affolement. La dette n’est encore « que » de 110 % du PIB mais, cercle vicieux, la suspicion qui vient l’entourer fait s’effondrer la valeur des bons du trésor grecs et renchérit le loyer de l’argent.
Les plans d’austérité successifs diminuent certes les dépenses mais aussi les recettes. L’ex-«Troïka » [FMI, BCE, UE] a « une responsabilité criminelle, celle d’avoir causé une récession majeure », résumait le 29 juin dans le Time le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz. A la lecture de l’accord aux allures de traité de Versailles extorqué à l’aube du 13 juillet et vendues comme un triomphe de François Hollande par les médias français, un autre prix Nobel d’économie, Paul Krugman, est plus sévère encore : ses clauses « dépassent la sévérité, recèlent un esprit de vengeance, la destruction totale de la souveraineté nationale et effacent tout espoir de soulagement ». Les même mécanismes produisant les mêmes effets, la dette grecque devrait en outre continuer d’augmenter. Un détail.
Le cas grec, sans précédent ?
Au cours de son histoire, la France a fait huit fois défaut pour le paiement de dettes, du XIVème au XVIII ème siècle. L’Espagne sept fois au XIXème siècle. Depuis 1978, 71 pays ont dû reculer ou annuler leurs remboursements auprès de créanciers (3), les plus célèbres étant le Mexique et l’Argentine. Gardienne de la vertu, l’Allemagne a pour sa part obtenu les plus larges révisions et remises de ses dettes contractées dans les deux conflits mondiaux qui l’ont vue décimer et ruiner définitivement l’Europe, dont la Grèce (près de 500 000 morts dans ce seul pays durant l’occupation). La plus grande part a été effacée en 1953 par la conférence internationale de Londres. Vaincue et cause du cataclysme, la République fédérale allemande était alors considérée comme une pièce stratégique dans la lutte contre l’URSS. Vainqueur mais puissance négligeable et donc dédaignée, la Grèce détruite dut se contenter de dédommagements symboliques.
Syriza, coupable de la chute finale ?
Lorsque se tiennent en janvier 2015 les élections législatives qui porteront le mouvement de gauche radicale Syriza au pouvoir, la dette est à peu près la même qu’aujourd’hui : environ 175 % du PIB. En six mois, le gouvernement Syriza n’a donc pas beaucoup modifié l’état des finances grecques mais, remettant en cause la tutelle et les plans d’austérité de la « troïka » en exigeant une restructuration de la dette, il a concentré sur lui la hargne d’une Europe libérale dont il dénonce la logique, et singulièrement de Berlin pour qui l’orthodoxie budgétaire ne se discute pas – et encore moins par référendum - et la contestation du dogme exige des représailles.
La Grèce continue de dépenser plus qu’elle ne produit ?
Depuis 2013 et au prix de lourds sacrifices en terme de dépenses sociales, la Grèce dégage un excédent budgétaire primaire, c’est à dire avant règlement des charges liées à la dette. Celui-ci est estimé en 2014 à 0,4 %, ce qui est moins qu’espéré par les créanciers lors du montage de leurs imaginatifs plans d’austérité mais mieux que nombre de pays européens comme la France, dont le solde est négatif. En terme de solde primaire corrigé des effets de conjoncture, la Grèce serait même, selon une comparaison établie par Alternative économique, la plus « vertueuse » des 28. « L’amélioration du solde primaire grec a été remarquable, surtout si l’on tient compte de l’environnement extraordinairement récessif dans lequel elle s’est déroulée », observe une note de la BNP qui ajoute « La violente contraction du PIB déclenchée par l’austérité a considérablement réduit l’efficacité des mesures budgétaires».
Les Grecs ne travaillent pas ?
En réalité, les Grecs qui ont un emploi à temps plein (comme en Espagne, plus du quart de la population est au chômage) ont travaillé en moyenne 40,6 heures par semaine en 2014, quatre heures au dessus de la moyenne européenne (36,5). C’est beaucoup plus que la France (35,7 h) et surtout que l’Allemagne (35,3). La palme du non-travail revient aux Pays-Bas : 31,6 heures travaillées par semaine. [source Eurostat, juillet 2015).
Un peuple de retraités ?
L’âge légal de départ à la retraite fait partie des discussions en cours entre la Grèce et ses créanciers qui veulent le reculer. Il varie actuellement de 60 à 65 ans selon les professions. En pratique, l’âge effectif moyen de départ à la retraite est, toujours selon Eurostat, de 61,4 ans en Grèce. C’est plus que la France (59,3 ans) et très proche de l’Allemagne (61,7 ans).
Le contribuable franco-allemand payera pour ces fainéants ?
Depuis les restructurations opérées en 2011 dans une certaine opacité technocratique, la plus grande part de la dette grecque est passée dans des mains publiques, Fonds européen de stabilité (FES) ou États. Les plus engagées sont la France (42 milliards au total) et l’Allemagne (une soixantaine de milliards). Pratiquant à la fois l’art de la division arithmétique et celui de l’épouvante, de nombreux commentateurs rappellent que cela revient à 600 euros pour chaque Français (à peu près autant pour les Allemands) laissant planer, si la créance grecque était abandonnée, la vision d’effroi d’un huissier sonnant à sa porte pour les lui réclamer. Les choses ne se passent pas ainsi.
Sauf révolutions tout de même peu fréquentes (les Bolcheviks ont ainsi refusé d’honorer un emprunt international contracté sous le Tsar, ruinant quelques familles françaises) l’abandon éventuellement induit par une restructuration ne porte que sur une part de la dette. Par ailleurs, ce n’est pas l’impôt sur le revenu des Français (ou Allemands) qui a collecté un jour des fonds pour la Grèce. Ceux-ci proviennent de mouvements financiers entre États, banques, opérateurs... Au plan comptable, les fameux 600 euros sont déjà inscrits dans … la dette publique française ou allemande. Celle-ci est remboursée en contractant de nouvelles dettes, à des taux d'intérêt bien plus bas que ceux exigés de la Grèce.
La Grèce n’a qu’à payer ?
Il est peu probable que l’ huissier vienne d’avantage sonner un jour prochain chez les Français ou Allemands en disant « tiens, voilà un mandat de 600 euros de la part de la Grèce, qui vous remercie ». Même avec plus de sacrifices et en nourrissant d’herbe sa population (ce que les dirigeants du nord verraient d’un bon œil), le remboursement intégral de la dette hellène se compterait en siècles plutôt qu’en décennies.
Peu sympathisant de la cause de Syriza, le journal économique Financial Times du 27 janvier dernier le reconnaît : « la rembourser requerrait de la Grèce qu’elle fonctionne comme une économie esclave » (1). « Il faudrait quatre points de produit intérieur brut [PIB] d’excédent budgétaire primaire pour stabiliser la dette. Les Grecs sont complètement insolvables. Il ne faut pas leur faire des prêts mais restructurer la dette. C’est d’ailleurs ce que pense le FMI. La Commission n’en veut pas, non pas pour éviter des pertes aux banques mais pour des raisons politiques : par égard pour l’Espagne, le Portugal, l’Irlande etc. qui ont fait des efforts et par peur de fâcher les contribuables européens », analyse Patrick Artus(2), chef économiste chez Natixis. Le remboursement final n’est en somme pas le véritable objet du débat. L’écrasement de la Grèce fêté à Bruxelles ce 13 juillet ne rapportera pas un euro à l'épargnant bavarois.
Pourquoi, alors, tant de haine ?
(AP Photo/Geert Vanden Wijngaert)
Outre la volonté politique compréhensible de faire un exemple - à méditer par d'autres peuples d'Europe tentés par des votes aventureux (3) (les législatives espagnoles sont proches) -, les derniers événements confirment s'il en est besoin une détestation viscérale de l’Allemagne conservatrice à l'égard du gouvernement « gauchiste » choisi par les Grecs en janvier, accrue par l'irrévérence de celui-ci envers les codes de l’Europe libérale (le « flamboyant » ministre de l’économie Varoufakis, à cet égard, cristallisa les haines et déchaîna de façon caricaturale l'hystérie des médias). Le référendum surprise de Tsipras, en outre, a été d’autant plus vécu comme une gifle à faire payer qu’il a été démocratiquement (!) et largement validé par une population décidément sourde à la raison berlino-bruxelloise. On observe cependant qu’une partie de la gauche allemande (SPD, particulièrement) n’est pas très éloignée de la droite dans son aversion des Grecs. Et on la trouve aujourd’hui partagée par une grande partie des opinions publiques d’Europe du Nord, moins celles du sud, confirmant le sombre pronostic formulé ce 12 juillet par Joseph Stiglitz : [Cette crise] « sape complètement la vision commune et la solidarité européenne. C’est un désastre ».
Le clivage géographique resurgi où se profilent étrangement l'Europe de Luther et l'autre appelle la relecture d'une contribution publiée en février 2012 (4), par l’historienne et sociologue Sophia Mappa, trois ans avant l’épisode Syriza : « Le rigorisme économique d’Angela Merkel, incompréhensible aux yeux d’un Grec, est solidement enraciné dans la culture protestante du XVIe siècle. C’est la culture de la rigueur morale et de l’obéissance de l’individu à la loi divine (...) Le capitalisme (...), la discipline farouche de la société allemande au travail et son obéissance à la loi civile, qui contrastent avec leur affaiblissement chez ses voisins européens, sont solidement enracinés dans cette révolution culturelle que fut le protestantisme».
Conception étrangère à la Grèce où l’impôt fut naguère synonyme de soumission à la domination ottomane et où, sur le plan économique également, il n’y eut jamais d’adhésion collective à l’esprit du capitalisme. « Non pas que les Grecs soient paresseux, comme le pense Angela Merkel, parmi d’autres, poursuit Sophia Mappa. Mais les Grecs (...) n’en comprennent ni l’esprit, ni les mécanismes. » Or, « l’intolérance aux autres cultures et le désir de les domestiquer, de les faire rentrer dans son moule » demeure pour l’historienne un trait majeur de la culture allemande, dont la politique d'Angela Merkel apparaît comme un avatar, et sa finalité véritable « davantage la punition des hérétiques que la sortie de la crise. » Nous y voilà.
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(1) Cité par le Monde diplomatique
(2) Cité par le Monde
(3) Dans un Tweet qu'il a ultérieurement effacé, le ministre slovaque des finances présente le "dur" accord comme une réponse à "leur printemps grec"
(4)« La Grèce tragique et ottomane expliquée à l’Allemagne », par Sophia Mappa, Rue 89