Plus large que prévu, et lui permettant de gouverner sans alliances paralysantes, la victoire historique du parti d'extrême-gauche Syriza embarrasse les pouvoirs européens et les oblige, malgré leurs dénégations, à reconsidérer quelques uns de leurs dogmes.
Même pas mal
La victoire avait beau être annoncée depuis quelques jours, nul ne lui imaginait cette ampleur : plus de 36 % pour Syriza, 9 points au dessus de son adversaire de la Nouvelle démocratie. Et s'il lui manque finalement deux sièges pour la majorité absolue au parlement, le parti de la gauche radicale ne devra pas, comme le pronostiquaient en consolation nombre de commentateurs, s'allier pour gouverner avec des formations du centre ou de la coalition sortante qui paralyseraient ses pouvoirs de réforme. L'appoint passif du petit groupe souverainiste de droite ANEL lui suffira.
Plutôt rouge que mort
Pour la première fois dans l'histoire, un mouvement d'extrême-gauche d'inspiration marxiste et révolutionnaire est appelé par les urnes à gouverner seul et durablement un pays d'Europe, modeste, sans doute par sa taille et son poidsdémographique mais emblématique.La légitimité du vainqueur et la clarté du scrutin ne pouvant plus guère être discutés, politiques et médias dominants européens, un peu sonnés, s'efforcent d'en minimiser la portée.
Le gouvernementL'universitaire Yanis Varoufakis, 53 ans, économiste pourfendeur de "la dette odieuse" et partisan de la "fin des mesures d'austérité", a été nommé mardi ministre des Finances du gouvernement Tsipras, et sera ainsi en charge des négociations sur la dette avec les créanciers du pays.
Il s'est fait connaître au pic de la crise grecque, en incarnant la voix de "l'anti-austérité" et en critiquant le plan de sauvetage du pays par des prêts UE et FMI tout en défendant le maintien de la Grèce dans la zone euro.
Le nouveau gouvernement d'Alexis Tsipras comprend dix ministères au lieu de vingt précédemment, dont quatre super-ministères, ceux des Finances dirigé par M. Varoufakis, de l'Intérieur, de la Culture et de la Santé. En incluant les vice-ministres et secrétaires d'Etat, il compte une quarantaine de membres, dont sept femmes.Nikos Kotzias, un professeur de théorie politique à l'université du Pirée, ancien expert au ministère des Affaires étrangères, est en charge désormais de ce portefeuille
« Syriza n'est pas rose foncé, il est rouge », s'inquiétait pourtant en France l'éditorialiste du Monde Arnaud Le Parmentier à la veille du scrutin. « L'avertissement grec à l'Europe», titre aujourd'hui plus calmement le même journal. Du site patronal les Échos qui note que « la main des électeurs grecs n'a pas tremblé » au Figaro, chacun s’évertue ainsi à séparer le vote – montré comme sympathique et un peu émotif – des idées effrayantes qu'il sous-tend. Ainsi le journal de gauche, Libération, dithyrambique envers le peuple grec et même la formation qu'il porte au pouvoir ne cache t-il pas son aversion renouvelée envers le Front de gauche, homologue français de Syriza … suspect à ses yeux d' « exulter » et « rêver du grand soir »
Se réveillant « Syriza » comme « Charlie » deux semaines plus tôt, nombre de politiques s'efforcent, avec le même aplomb un peu laborieux, de circonscrire l'intrus en l'étouffant d'une sympathie nouvelle et souvent improbable. Si l'enthousiasme de Podemos, de Jean-Luc Melenchon ou du communiste Pierre Laurent n'est évidemment nullement feint, celui de Marine le Pen fait sourire tant la dirigeante d'extrême-droite est coutumière de récupérations acrobatiques, tandis que celui de figures de la droite laisse rêveur.
A gauche, l'embarras est plus évident encore et les mauvais esprits ont noté la discrétion socialiste quasi-absolue sur les plateaux de télévision en un soir historique qui voit aussi se précipiter ... la chute du PASOK, hier au pouvoir et ridiculisé sous la barre des 5 %. « La victoire d'un parti de gauche est toujours une bonne nouvelle pour le Parti socialiste » déclare sobrement Jean-Christophe Cambadelis, son premier secrétaire et lui-même ancien responsable trotskiste. En dépit d'une vague parenté de valeurs, en réalité, et malgré les protestations d'amitié, le programme de Syriza – coalition née de l'extrême-gauche grecque et de groupes écologistes radicaux - se situe fort loin de celle des gauches européennes au pouvoir. En visite en France il y a deux ans, Alexis Tsipras – dont le parti recueillait déjà près de 20 % des voix - n'avait alors pu rencontrer ni le nouveau président François Hollande, ni aucun des dirigeants socialistes, qui l'avaient jugé infréquentable.
Froids
Si - protocole oblige – plusieurs chef d’États ou de gouvernements européens ont cette fois dûment délivré leur félicitations au vainqueur du jour, certains se prêtent au rituel avec un étranglement peu dissimulé. Commentaire du Premier ministre Britannique David Cameron à destination de son nouvel homologue grec : la victoire de Syriza « accroîtra l'incertitude économique en Europe ».
Propos quasi-chaleureux au regard du silence glacial de Berlin – exception faite, bien-sûr du parti Linke, proche de Syriza - au lendemain d'une victoire qui sonne un peu comme son procès. Seul vœu officieux de la chancelière Angela Merkel, selon son porte-parole : que le nouveau gouvernement grec « respecte les engagements » pris par Athènes. Plus disert, le chef du groupe PPE (conservateurs) au Parlement européen, Manfred Weber, lui aussi allemand, avertit que « les contribuables européens ne seront pas prêts à payer pour les vaines promesses de M. Tsipras ». « Nous n'allons rien dicter », tempère le ministre des Finances, Wolfgang Schäuble.
Sage nuance car, cette fois, la fermeté des mises en garde cache un évident affaiblissement de la ligne germanique en vigueur, voire de son pendant libéral anglo-saxon. Entre Merkel et Tsipras, « il va y avoir une partie de poker passionnante », prédit à l'AFP Julian Rappold, de l'Institut allemand de politique étrangère, soulignant la nécessité pour Berlin de faire des « concessions ». Car s'il demeure, dans le jeu, un plus fort et un plus faible, le rapport entre les deux se trouve désormais moins tranché et la raison du premier fort ébranlée.
Si une élection démocratique conserve un vague sens aux yeux des dirigeants européens, celle du 25 janvier confirme in vivo – et non plus par tracts, éditoriaux ou manifestations - le rejet et la défaite des politiques d'austérité imposées par des pouvoirs politiques et financiers déconnectés du réel, qu'ils siègent à Berlin ou Bruxelles. Au terme de doctrines aventureuses, les purges pratiquées en Grèce y ont détruit un quart de sa richesse, appauvri d'autant la population – non les fraudeurs ni l' « oligarchie » mais ses couches les plus fragiles - et aggravé spectaculairement chômage sans, par comble, réduire sa dette (passé à plus de 180 % d'un PIB lui même rétracté) ni même assainir ses finances ni rendre le pays plus solvable. En dehors de toute considérations d'obédiences, experts et politiques sont de plus en plus nombreux à partager à mi-voix ce constat qui a fini par gagner jusque des participants de la Troïka (FMI, BCE, Commission européenne, chargée par elle-même de l'application de ses programmes de rigueur).
Enchantements
« Le mandat du peuple grec annule de façon indiscutable le mémorandum signé avec les créanciers », déclarait au soir de sa victoire Alexis Tsipras, confirmant quelques craintes. Ce dernier réclame, à défaut d'une annulation pure et simple, une renégociation de la dette publique (80 % des 230 milliards dus par Athènes), éventuellement par le biais d'une conférence à l'image de celle de Londres qui, en 1953, avait libéré... l'Allemagne de la plupart de ses dettes pour permettre sa reconstruction (voir encadré en colonne de droite). Pour l'instant, seule l'Irlande soutient un tel projet. L'Italie s'y intéresse (voir ci-contre). Élève modèle déjà passablement plumé, le Portugal se montre moins compréhensif, son Premier ministre conservateur - et lui aussi menacé - ne pouvant envisager, dit-il, « qu'un pays ne veuille pas respecter ses promesses, ne pas payer ses dettes ».
« Faire partie de la zone euro signifie qu'il faut respecter l'ensemble des accords déjà passés », affirme en écho le président de l'Eurogroupe, Jeroen Dijsselbloem. Menace récurrente, une sortie de l'euro – ou exclusion de fait, dont Berlin l'a implicitement menacée – poserait certes à Athènes un énorme et immédiat problème de liquidités. Mais elle aurait également, par ricochet, de graves répercussions sur l'eurozone, rendant in fine assez improbable l'emploi par l'un des camps de cette arme fatale à double tranchant.
En dépit des moues dédaigneuses et d'une langue de bois pratiquées par les capitales et les milieux financiers, le scrutin grec du 25 janvier et l'exemple qu'il représente en Europe – l'Espagne risquant dès cette année de suivre le même chemin - constitue plus qu'un avertissement : une modification du rapport de force général dans lequel la Grèce, quoique toujours tributaire des largesses monétaires européennes – en particulier … pour appliquer le programme social promis à ses électeurs - n'est plus seule et contrainte à la soumission.
Directrice générale du FMI, Christine Lagarde elle-même laisse entendre quelques infléchissements, d'ailleurs pressentis dès la menace électorale : « il y a différentes hypothèses dont nous discuterons avec les autorités grecques et nos partenaires européens », déclare t-elle ce 26 janvier depuis Davos au Monde. Considéré jusqu'alors comme intransigeant, le Premier ministre finlandais n'exclut plus un réaménagent de la dette sous forme d'allongement des échéances et de diminution des remboursements.
L'invitation lancée – cette fois - par François Hollande lundi à Alexis Tsipras à se rendre « rapidement » à Paris et la précision – utile – selon laquelle « la France sera aux côtés de la Grèce dans cette période importante » prend à cet égard une résonance un peu plus que purement diplomatique. L'avertissement du peuple grec à l'Europe paraît n'être pas partout tombé dans l'oreille de sourds et la politique, que beaucoup croyaient abolie, s'est un peu, grâce à lui, réinvitée dans le monde enchanté de la finance.