Un rapport d'enquête met en cause la procédure de déclenchement de la seconde guerre d'Irak et dénonce les crimes commis pendant cette opération. Une plainte auprès de la Cour pénale internationale pour "crimes contre l'humanité" vient d'être lancée à l'encontre de l'ancien Premier ministre britannique, Tony Blair. Cette plainte a-t-elle une chance d'être suivie d'effets ? Entretien avec Clémence Bectarte, avocate à la Fédération internationale des Droits de l'Homme.
En mars 2003, une coalition américano-britannique décidait — sans l'aval de l'ONU — d'envahir militairement l'Irak. Les raisons invoquées pour déclencher cette guerre étaient la présence d'"armes de destruction massive" détenues — selon l'administration américaine — par le régime du président Saddam Hussein, ainsi qu'une supposée alliance secrète avec Ben Laden et le groupe Al-Qaïda, responsable des attentats du 11 septembre 2001.
Le président américain Georges Walter Bush et le Premier ministre britannique Tony Blair décident donc, à ce moment précis, de déclencher la première "guerre préventive" (nommée "opération liberté irakienne"), sur la base de clichés aériens ainsi que d'une fiole — censée contenir de l'Antrax, une arme bactériologique — brandie par le secrétaire d'Etat américain, Colin Powell, durant un conseil de sécurité des Nation unies. Le Conseil de sécurité ne validera pas l'intervention américano-britannique, la France refusant de participer à la coalition militaire contre l'Irak.
La seconde guerre d'Irak va durer plusieurs années, jusqu'à l'instauration d'un régime politique soutenu par les Etats-Unis. De nombreuses exactions de la part des troupes britanniques et américaines — entre 2003 et 2009 — sont répertoriées dans le rapport d'enquête Chilcot rendu public ce jeudi 6 juillet 2016, ainsi que la démonstration d'une exagération de la menace irakienne par Tony Blair. Aucune arme de destruction massive n'a été trouvée en Irak. Pas plus qu'une alliance secrète avec Ben Laden et Al-Qaïda
Ce sont des dizaines de milliers d'Irakiens morts, torturés, dans un conflit illégal, basé sur une série de mensonges ou d'affirmations infondées qui sont au cœur de la plainte que le président du barreau d'Athènes, Dimitris Paxinos, vient de lancer contre Tony Blair, après avoir lu le rapport Chilcot qui établit ces faits. Les familles des 179 soldats britanniques morts en Irak épluchent elles aussi le rapport Chilcot, qui contient des accusations pour 22 crimes et 110 violations des statuts de la CPI. Ces familles pourraient porter plainte, à l'instar du barreau dAthènes, contre l'ancien Premier ministre britannique et d'autres personnes en charge des affaires du pays à l'époque. Les accusations du rapport sont celles de "crimes de guerre", "crimes contre l'humanité" et "actions de génocide". Ce rapport vise — au delà des ministres — plusieurs responsables militaires.
L'administration militaire ou politique américaine, Georges Walter Bush inclus, ne peut pas — elle, en revanche— être attaquée à la CPI, puisque les Etats-Unis d'Amérique n'ont pas signé
le statut de Rome de la CPI de 1998 (alors que 123 autres pays l'ont fait). Le statut de Rome de 1998 définit la CPI, permettant ainsi que les responsables des pays y adhérant puissent y être jugés pour des crimes internationaux.
Tony Blair pourrait-il être envoyé à la CPI afin d'y être jugé pour l'affaire de la seconde guerre d'Irak ? Entretien avec Clémence Bectarte, avocate et coordinatrice du Groupe d’action judiciaire de la FIDH.
A votre avis, le rapport Chilcot met-il en cause directement Tony Blair, et si oui, à quel niveau ?
Clémence Bectarte : La question principale qui est posée par le rapport Chilcot est celle de savoir si la décision britannique de rentrer en guerre a violé une procédure parlementaire qui aurait dû être respectée et qui ne l’a pas été. La réponse à cette question est oui. La procédure parlementaire n’a pas été respectée. Mais dans le même temps, le rapport conclut qu’aucune loi britannique n’a été violée. C’était l’objectif premier de ce rapport : dresser un constat de responsabilités politiques de Tony Blair pour savoir s’il a suivi les règles dans sa décision de participer à la guerre d’Irak en 2003. D’ailleurs, le débat en Grande-Bretagne se situe surtout autour de la question de savoir si des soldats (ou des familles de soldats tués, ndlr) pourraient, par le biais d’avocats, engager la responsabilité du gouvernement britannique ou de Tony Blair pour abus de pouvoir. Là, nous ne sommes pas sur un terrain de responsabilité pénale, pour crimes contre l’humanité, mais sur une responsabilité politique.
Donc les accusations de crimes de guerre, actions de génocide, crimes contre l’humanité ne pourraient pas être retenues contre Tony Blair, et d’autres responsables de l’époque ?
C.B : C’est une autre question, mais ce n’est pas la conséquence du rapport Chilcot. C’est l’objet d’un examen préliminaire qui est déjà en cours depuis 2014 par la Cour pénale internationale, donc conduit uniquement par le bureau du Parquet. Cet examen fait suite à une plainte qui fait état de tortures et abus systématiques à l’encontre de détenus irakiens entre 2003 et 2008 dans les prisons administrées par l’armée britannique en Irak . La qualification de ces crimes relève de la CPI, pas du rapport Chilcot. Mais le rapport Chilcot pourrait être une source, ce qui a été confirmé par la procureure de la CPI qui a indiqué que "le rapport Chilcot serait un élément parmi d’autres pris en compte pour déterminer la responsabilité de Tony Blair dans l’examen de la plainte pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité."
Si Tony Blair n’est pas traîné en justice — alors que le rapport démontre sa responsabilité — quel message cela renverrait-il à propos de la justice internationale ? Pourrait-on parler alors d’une "justice fabriquée par les pays riches de l’OCDE", contre les seuls pays pauvres, les émergents ?
C.B : C’est sûr que c’est un vrai reproche qui est adressé. Mais la CPI ne peut pas tout, et elle enquête sur les crimes les plus graves, et les situations africaines font partie des crimes les plus graves perpétrés depuis que la CPI est entrée en vigueur. Ceci étant dit, cela ne dispense pas la Cour de procéder à un rééquilibrage dans ses poursuites, parce qu’on ne comprendrait pas que des enquêtes ne portent leurs fruits qu’en ce qui concerne le continent africain. Mais il ne faut pas oublier, pour ce qui concerne les crimes en Irak, que la mise en cause de Tony Blair passerait par l'évaluation de sa responsabilité individuelle pénale dans le fait d’avoir ordonné, rendu possible des crimes de guerre. Cela paraît difficile et prématuré en l’état actuel…
Tony Blair se défend, mais les mensonges qu’il a proférés, les pressions qu’il a exercées sont là : comment peut-il continuer à se cacher derrière cette "obligation de faire la guerre" pour le bien des Irakiens — qui n’avaient pourtant rien demandé ? Sachant que le bilan qu’il défend est l’exécution de Sadam Hussein et des élections, mais dans un Irak toujours à feu et à sang…
C.B : J’espère — en tant qu’avocate — que les avocats britanniques, face à cette ligne de défense de Tony Blair, trouveront les moyens de porter cette question-là en justice. Et c’est là où cela aura le plus d’impact, d’ailleurs. Ce serait très intéressant que des telles erreurs politiques, si l'on peut utiliser ce terme, engagent une forme de responsabilité judiciaire qui puisse servir d’exemple à l’avenir pour les dirigeants. Afin de leur dire : "attention, de telles décisions peuvent vous rattraper ensuite". Mais j’insiste sur le fait qu’il ne faut pas mélanger d'un côté les mensonges pour partir en guerre et de l’autre l’organisation des crimes, ce ne sont pas les mêmes questions.