Guerre en Afghanistan : "Les talibans ont déjà gagné"

Si l’ancien président américain George W. Bush a critiqué le retrait d'Afghanistan des troupes de l'Otan, en le qualifiant d’"erreur" c'est parce que les talibans gagnent du terrain. La chute de Kaboul ne fait plus de doutes pour beaucoup d'Afghans. Londres envisage sérieusement ce scénario et se dit prêt à collaborer avec le mouvement islamiste, s’il arrivait au pouvoir. Les puissances occidentales vont-elles pouvoir s’aligner avec un tel discours ? Entretien avec Emmanuel Dupuy, président de l’IPSE, think tank spécialisé sur les questions de défense et de sécurité.

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Talibans afghanistan prétexte
Des miliciens fidèles à Ata Mohammad Noor, chef du Jamiat-e-Islami et puissant chef de guerre du nord, montent la garde dans son bureau de Mazar-e-Sharif au nord de Kaboul, en Afghanistan, le jeudi 8 juillet 2021.
AP Photo/Rahmat Gul
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TV5Monde : Quelle est la situation sur place ? Kaboul dément certaines avancées, que les talibans revendiquent. 

Emmanuel Dupuy : Évidemment, nous sommes, en plus de l’aspect militaire de la guerre, dans une guerre informationnelle. Le but est de communiquer le plus et le mieux, à l’égard des forces occidentales qui ont des troupes qui quittent l’Afghanistan. À mon sens, la réalité est entre les deux. Les talibans ont fait des avancées significatives, notamment avec une stratégie qui consiste à récupérer les axes de sortie du pays. Ils en contrôlent désormais trois : vers le Turkménistan, vers l’Iran et vers le Tadjikistan. Il faut particulièrement noter qu’ils contrôlent la principale route de sortie vers l’Iran, dans la mesure où c’est une zone où il y a un fort activisme anti-talibans avec une mobilisation des milices chiites contre les talibans. Il y aura sûrement une forte résistance locale contre la présence du mouvement islamiste. 
 

Carte Afghanistan
Les talibans ont affirmé mercredi avoir pris possession du poste-frontière clé situé entre Spin Boldak, en Afghanistan, et Chaman, au Pakistan.
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Il faut noter que 40% des districts tombés sous le contrôle des talibans, l’ont été sur les deux dernières années et les 60% restants durant les 6 derniers mois. On observe donc une réelle accélération de l’avancée des talibans, avec une stratégie très symbolique, qui consiste à occuper un terrain, momentanément, avant de se replier, pour envoyer un message fort : ils peuvent rentrer dans les villes et contrôler les postes-frontières.

Sur les 34 plus grandes villes afghanes, quasiment aucune n’est sous le contrôle des talibans, parce qu’ils n’ont pas besoin d’y entrer, mais ils le feront, symboliquement, quand la victoire politique leur sera acquise. Pour le moment, ils se contentent de montrer leur capacité à pouvoir rompre la mainmise territoriale du gouvernement afghan. 

Au-delà de cette victoire qui se profile sur le plan militaire et politique, il faut ajouter le départ des forces occidentales, mais aussi une victoire psychologique, puisque Kaboul est prise de panique. Toutes les ambassades sont en train de fermer et de nombreux pays demandent à leurs ressortissants de quitter le territoire. La France va d’ailleurs envoyer un avion le 17 juillet, afin d’évacuer les siens.
Certains donnent 6 mois, d’autres quelques jours seulement, à Kaboul, avant que les talibans ne lancent définitivement leurs opérations pour s’en emparer. 

Leur but est d'envoyer un message fort : ils peuvent rentrer dans les villes et contrôler les postes-frontières.
Emmanuel Dupuy, président de l’IPSE


Pour plus d'informations, lire : les talibans poursuivent leur offensive contre les forces gouvernementales

TV5Monde : Qui sont justement les talibans de 2021 ? Quelles sont leur(s) évolution(s) ?

Emmanuel Dupuy : Ce sont les mêmes que ceux qui sont arrivés à Kaboul en 1996, avant d’être chassés par la coalition internationale en novembre 2001. Néanmoins, ils sont évolué. Ils ont compris les rouages politiques et comment fonctionnait le système international, ce qu’ils pouvaient dire ou ne pas dire et quelles sont les lignes rouges à ne pas franchir. Ils ont donc un discours qui, pour certains, est très médiatique et policée. Mais on peut se demander s’il y a une différence entre les talibans qui discutent à l’international et ceux qui agissent, localement et continuent de tuer femmes et enfants, quand ils rentrent dans certains villages. 

Lorsque l’on va sur le terrain, on a des talibans qui ne rêvent que d’une seule chose : gagner par les armes. Ceux qui négocient pensent différemment et disent que les armes ne sont pas nécessaires, puisque le pouvoir finira par tomber entre leurs mains, avec une victoire militaire donnée, comme un cadeau, par les Américains, qui ont décidé de se retirer. 

Et pour finir, nous parlons des Talibans, mais il faudrait plutôt parler d’insurrection contre le gouvernement central, car le mouvement est protéiforme. Parmi eux, il y a des afghans et des non-afghans, il y a des militants du mouvement islamiste d’Ouzbékistan, du Turkmenistan, il y a des Ouïgours, des militants du mouvement islamique du Turkestan oriental, qui inquiète notamment les Chinois. Ces derniers ont donc, peut-être, parfois, un autre agenda que celui des talibans qui négocient à l’échelle internationale.

Pour les talibans qui négocient, les armes ne sont pas nécessaires, puisqu'ils savent que le pouvoir finira par tomber entre leurs mains.
Emmanuel Dupuy, président de l'IPSE

TV5Monde : Avec qui les talibans discutent-ils, justement, à l’échelle internationale ?

Emmanuel Dupuy : Il y a eu, de la part des États-Unis, dès 2014, sous Barack Obama, une volonté de discuter avec des talibans et de tenter d’engager un dialogue et des négociations. Les Américains discutent donc avec les talibans sans associer personne, mais on ne sait pas lesquels et on ne sait pas de quoi ils discutent, si ce n’est les exigences qu’ils ont : la libération des prisonniers, de chaque côté, le respect du cessez-le-feu, de la Constitution et surtout, la promesse de rupture des liens avec les groupes terroristes internationaux. 

Les talibans discutent d’ailleurs avec les américains, mais aussi avec Téhéran, avec Moscou, avec Tachkent, avec le Pakistan et d’autres. Mais ils ne discutent pas avec le reste des forces occidentales, qui se retrouvent engagées dans un agenda américains, sans avoir leur mot à dire. 

Lire aussi : Talibans et membres du gouvernement se rencontrent à Téhéran

TV5MONDE : Étant donné que les puissances occidentales se retirent, peut-on imaginer des luttes intra-afghanes contre les talibans ? 

Emmanuel Dupuy : Les talibans vont, sans doute, symboliquement revenir au pouvoir, à Kaboul. Cela ne veut pas dire qu’ils contrôleront tous les territoires afghans. Il y aura des poches de résistance, comme en 2001. On parle déjà de 10 000 milices qui se mettent en place.

Le fils du commandant Massoud, Ahmed Chah Massoud, lors de sa venue à Paris, pour l’inauguration de la stèle en hommage à son père, a d’ailleurs annoncé reconstituer des capacités défensives. Il n’est donc déjà pas certains que les talibans puissent reprendre le contrôle du Panshir, ni même qu’ils tentent de le faire. On risque donc d’avoir une situation de guerre civile, non pas entre des chefs de guerre, mais entre des chefs de guerre, résolument décidés à protéger leurs populations et un certain nombre de talibans, avec des agendas différents de ceux qui prendront place à Kaboul. 

TV5MONDE : Comment peut-on imaginer que les forces occidentales aient pu de désengager de la sorte, malgré la menace de guerre civile redoutée ? 

Emmanuel Dupuy : La communauté internationale n’a pas eu son mot à dire. Ce sont les Américains qui ont imposé leur vision, en demandant à leurs alliés de ne surtout pas aller contre leurs intérêts. Ils ont associé leurs partenaires, que sont les pays du Golfe ou certains pays limitrophes de l’Afghanistan, soigneusement choisis. À aucun moment l’Union Européenne, ni les britanniques, n’ont été invités à la table des négociations. 

D’une certaine façon d’ailleurs, Donald Trump a piégé Joe Biden en promettant le retour de tous les soldats américains. Le dernier ne pouvait donc pas prendre le risque de dire que d’autres soldats américains allaient mourir, en Afghanistan, en sachant que près de 2400 d’entre-eux ont déjà perdu la vie et que le pays a dépensé plus de 1500 milliards de dollars dans cette guerre. 

À aucun moment l’Union Européenne, ni les britanniques, n’ont été invités à la table des négociations. 
Emmanuel Dupuy, président de l’IPSE

TV5Monde : Face à un tel scénario, quel bilan peut-on dresser de la guerre en Afghanistan ?

Emmanuel Dupuy : Le bilan de cette guerre est simple et désastreux. Au-delà des près de 2400 victimes américaines, il faut ajouter les 3500 soldats de l’Otan qui ont perdu la vie et les près de 157 000 victimes civiles tués, par les terroristes, mais qui ont également été des victimes collatérales. Il faut noter que certains des ennemis combattus en Afghanistan, notamment par la France, sont déjà à Kaboul, en train d’imposer leurs règles à la société et les institutions afghanes. C’est pour ça que je le dis, les talibans ont déjà gagné !

Il faut néanmoins noter un aspect positif dans ce marasme, c’est que les femmes sont de plus en plus intégrée à la vie sociale, qui travaillent, notamment, dans les services publics.

Néanmoins, même ce maigre point positif va être menacé par l’arrivée des talibans, au pouvoir, à Kaboul.

Pour plus d'informations, voir : le combat permanent pour les droits des femmes d'une patronne de café en Afghanistan (ci-dessous).