Guerre en Ukraine : avec les référendums d'annexion, Poutine fait le pari de la dissuasion nucléaire

En parallèle de l'annonce de la mobilisation de 300 000 réservistes russes, l'organisation de référendums d'annexion à la Russie à l'est et au sud de l'Ukraine ne fait guère de doute quant à leur issue. Pour Carole Grimaud, experte en géopolitique de la Russie, un nouveau seuil d'escalade est franchi dans la guerre menée par le Kremlin, en pleine contre-offensive des forces ukrainiennes.
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Poutine et Choïgou
(Sputnik, Kremlin Pool Photo via AP, File)
Photo d'archive : Le président russe Vladimir Poutine et son ministre de la Défense Sergueï Choïgou, Moscou, 15 août 2022.
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vote referendum à Marioupol
(AP Photo)
Des gens votent sur un bureau mobile lors du référendum d'annexion organisé dans la république séparatiste pro-russe de Donetsk et trois autres régions d'Ukraine, Marioupol, 24 septembre 2022. 
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Mardi, au dernier jour des référendums d'annexion qu'elle organise du 23 au 27 septembre dans quatre régions d'Ukraine - à Donetsk et Louhansk, dans l’est du pays, et de Kherson et Zaporijjia, dans le Sud -, dénoncés comme des "simulacres" par Kiev et ses alliés, la Russie a de nouveau menacé de faire usage de l'arme nucléaire. L'ancien président et numéro deux du Conseil de sécurité russe Dmitri Medvedev a assuré que Moscou défendra ces nouveaux territoires qu'elle entend incorporer à l'issue de ces scrutins, "y compris avec les armes nucléaires stratégiques".

Selon le porte-parole du Kremlin Dmitri Peskov, la doctrine militaire russe prévoit la possibilité de frappes nucléaires si des territoires considérés comme russes par Moscou sont attaqués.

Or après les référendums, "dans ces territoires, il y aura des changements cardinaux du point de vue juridique, du point de vue du droit international et du fait de toutes les conséquences respectives (des mesures prises) pour assurer la sécurité", a indiqué M. Peskov.

Entretien avec Carole Grimaud, experte en géopolitique de la Russie à l'université de Montpellier, fondatrice du groupe de réflexion Center for Russia and Eastern Europe Research (CREER) de Genève.

TV5MONDE : Moscou organise 4 référendums d'annexion à la Russie dans les républiques séparatistes de Louhansk et Donetsk à l'est, mais aussi dans les régions de Kherson et Zaporijjia au sud qui feraient aussi sécession ? S’agit-il d’un tournant dans la guerre ?

Carole Grimaud, experte en géopolitique de la Russie à l'université de Montpellier et fondatrice du groupe de réflexion CREER de Genève : L’intégration de ces territoires en tant que sujets de la Fédération de Russie est un tournant dans la guerre. Ces territoires seront soumis à la loi et au droit russes, Moscou pourra s’autoriser à y disposer du matériel militaire ou d’appliquer d’autres décisions au même titre que sur n’importe quel autre territoire de la Fédération de Russie. Cela leur donnerait l’autorisation d’utiliser tous les moyens pour défendre l’intégrité du territoire russe comme Vladimir Poutine l’a mentionné dans son discours.

C’est un tournant et on peut craindre une escalade. Il n’y a aucun doute sur le résultat de ce référendum, mais aussi sur la mobilisation annoncée de 300 000 hommes. Les mobilisés vont pouvoir renforcer les troupes sur ces territoires et pour protéger les frontières.

Il y aura certainement une escalade car côté ukrainien et international, on ne reconnait pas ces référendums. Le combat va se poursuivre dans la contre-offensive lancée depuis quelques jours par les forces ukrainiennes.

Ukraine : la Russie organise des référendums d'annexion

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TV5MONDE : Quelles différences y-a-t-il entre ces territoires, quelles sont leurs limites ?

Carole Grimaud : Le Donbass a une histoire différente des autres territoires. Il est en guerre depuis 2014 avec des conflits de grande intensité. Ce sont des territoires séparatistes qui ont demandé un référendum, il y a eu les accords de Minsk qui les concernent. Ils ont déjà été aidés par des militaires russes même s’ils l’ont toujours nié. Le Donbass était le territoire industriel de l’Union soviétique, ce sont des terres minières très riches, avec du charbon.

Le cas des régions de Kherson et Zaporijjia est très différent. Ce sont des territoires plus éloignés, notamment dans l’esprit des Russes à la différence du Donbass. L’annexion de Kherson et Zaporijjia, au bord de la mer Noire, priverait l’Ukraine d’une partie du nord de la Mer noire, et rendrait la mer d’Azov de facto russe.
Ces régions sont proches de la Crimée, les relations de la presqu’île annexée par la Russie et ces territoires ont été reconsolidées depuis l’occupation. Depuis 6 mois pour Kherson qui a été rapidement occupé et plus récemment pour Zaporijjia, il y a eu une russification de la zone, avec l’Internet russe, les programmes d’école russe, les naissances automatiquement enregistrées comme russes. Quant au Donbass, les passeports russes ont commencé à être délivrés en 2019.

Vladimir Poutine a prononcé le nom de Novorossia, pour la première fois. Cela se rapporte à la période historique du rattachement de cette partie de l’Ukraine à l’empire russe.Carole Grimaud, experte en géopolitique de la Russie

Il y a aussi une différence de peuples, de populations selon l’histoire. Dans son discours annonçant la mobilisation des réservistes, Vladimir Poutine a prononcé le nom de Novorossia [ndlr, Nouvelle Russie, censée désigner des territoires ukrainiens anciennement intégrés à la Russie impériale], pour la première fois. Cela se rapporte à la période historique du rattachement de cette partie de l’Ukraine à l’empire russe. S’il a choisi ce terme ce n’est pas pour rien, c’est une référence qui met en avant la Russie impériale qui reconquiert ces territoires.

(Re)lire : De la Petite Russie à la Nouvelle Russie, comment Poutine veut effacer l'Ukraine de l'Histoire
 
TV5MONDE : Kherson et Zaporijjia sont-ils peuplés de russophones ?
 
Carole Grimaud : Oui comme dans le Donbass, les régions de Kherson et Zaporijjia sont essentiellement russophones et ukrainophones bien sûr, de nombreux Ukrainiens maîtrisent les deux langues. Il y a eu un ralentissement du bilinguisme avec l’introduction de l’ukrainien comme langue principale d’Etat, en demandant aux institutions et écoles de favoriser l’ukrainien. Il faut faire la différence entre russophone et russe ethnique, c’est-à-dire qui fait partie d’une des 23 ethnies de la Fédération de Russie. Les Russes d’Ukraine représente à la fois l’usage de la langue mais aussi l’ethnie russe. Pour voter ils ont besoin du passeport russe ou ukrainien, d’un certificat d’habitation dans la région de Kherson et Zaporijjia. Sur les passeports russes, l’ethnie n’est plus inscrite sur le passeport, ils deviennent citoyens russes.
 
Guerre en Ukraine : Ukrainiens et Russes pourront-ils cohabiter ?

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TV5MONDE : L’annexion de la Crimée en 2014 était-elle sans précédent en la matière ?
 
Carole Grimaud : Avant la Crimée, il n’y avait pas eu de référendum d’annexion. Le référendum est fait pour se donner une légitimité, une image d’un pouvoir respectueux des principes des organisations internationales et du droit international. Ils savent bien que ces consultations ne seront pas reconnues comme dans le cas de la Crimée, mais elles sont organisées de la même façon afin que se soit conforme aux règles internationales.
 
TV5MONDE : Lorsque la Crimée annexée a été frappée par des tirs, il n’y a pas eu de réaction particulière de la Russie, l’annexion n’implique donc pas une réaction extrême de la Russie ?

Carole Grimaud : La Crimée et les régions frontalières de l’Ukraine ont déjà été touchées sans qu’il n’y ait eu de riposte telle que les Ukrainiens pouvaient s’y attendre. D’après moi, cela peut s’expliquer par le fait que nous sommes encore en phase d’opération spéciale. Par ailleurs, ces frappes sur des dépôts de munitions en Crimée n’ont pas été qualifiées comme telles mais comme des incendies qui seraient des accidents. Donc il y a eu une volonté de minimiser les faits pour l’opinion publique russe. Certes avec cette mobilisation et ces référendums d’annexion, il n’y a pas d’annonce de la guerre. Mais à présent, selon moi, on rentre dans une autre phase.

TV5MONDE : Au niveau du calendrier, qu’est-ce que cela signifie d'organiser ces consultations alors que la situation est très instable sur le plan militaire ?
 
Carole Grimaud : Poutine est en position d’équilibre sur une corde avec des pressions de part et d’autres venant de la population en Russie et des politiques russes aussi, des pays alliés de l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS), de la Chine qui demande un cessez-le-feu, et des ultranationalistes russes qui demandent la mobilisation depuis longtemps. Donc cette annonce de référendum se présente comme une victoire qui permet de faire passer les défaites liées à la contre-offensive ukrainienne. La conquête de territoires sur toute la bande sud de l’Ukraine que Moscou appelle Novorossia sera annoncée à l’issu des résultats comme une réussite.

L’intérêt stratégique est surtout économique car Poutine est pragmatique. Ce qui l’intéresse c’est les richesses, il n’annexe pas les régions les plus pauvres. Carole Grimaud, experte en géopolitique de la Russie

TV5MONDE : N’est-ce pas précipité d’annexer des territoires disputés sur le terrain militaire ?
 
Carole Grimaud : On parle depuis des mois de ces référendums mais là ils arrivent très rapidement après des défaites. Ces territoires ne sont pas complètement occupés par les troupes russes, même si dans le Donbass la situation est différente. La zone de Kherson ou Zaporijjia n’est contrôlée qu’au deux tiers. C’est donc précipité les choses car les référendums ne vont porter que sur les territoires sous occupation russe et pas sur les autres parties de ces régions sous le contrôle de Kiev.
 
TV5MONDE : Cette méthode du référendum peut-elle être amenée à se reproduire dans des pays où il y a une minorité russophone ?
 
Carole Grimaud : Organiser un référendum dans un pays étranger est impossible ou du moins très périlleux. Par exemple, l’Estonie comporte de nombreux russophones, je ne vois pas comment la Russie pourrait y organiser un référendum. Il faudrait passer par une confrontation militaire avec l’OTAN dont l’Estonie est membre.

(Re)voir : Géorgie : le conflit en Ukraine réveille des craintes enfouies
 
TV5MONDE : Mais si on prend le cas de républiques autoproclamées séparatistes, comme la Transnistrie en Moldavie ?
 
Carole Grimaud : Je penserais plutôt à l’Abkhazie et l’Ossétie du Nord qui eux parlent aussi de référendum. Ce sont des territoires séparatistes de la Géorgie avec présence de troupes russes surplace. Il y a quelques semaines, on leur a répondu que c’était trop tôt, mais cela peut susciter d’autres situations semblables.

La Transnistrie est différente parce qu’elle est plus ancienne, il y a la présence de troupes russes mais le gouvernement en Transnistrie coexiste avec le gouvernement central de Moldavie depuis les années 1990. L’histoire est différente, il faudrait donc l’autorisation du gouvernement moldave qui certainement s’y opposerait.

(Re)voir : Transnistrie : identité de cœur et passeports de raison

TV5MONDE : Ce plan d’annexion existait-il depuis plusieurs années selon vous ?
 
Carole Grimaud : Je pense qu’il existe depuis l’annexion de la Crimée et la guerre dans le Donbass en 2014. Je pense que c’est un projet qui a été écarté à ce moment-là. Les combats n’étaient concentrés que dans le Donbass mais c’est un projet qui date certainement du début de la guerre en 2014-2015, parce que le projet de Novorossia avait déjà été évoqué, notamment à cet époque-là par Alexandre Douguine [idéologue ultranationaliste russe dont la fille a été tuée en septembre dans un attentat près de Moscou].

C’est le début d’autre chose. Rappelez-vous la parole de Poutine cet été disant, nous n’avons encore rien commencé. C’est cela qui me fait très peur. Carole Grimaud, experte en géopolitique de la Russie

TV5MONDE : Quel est l’intérêt stratégique de cette expansion de la Russie vers l’Ukraine ?
 
Carole Grimaud : On peut se poser la question de  l’intérêt pour la Russie de faire tout cela ? A travers cette reconquête de l’époque impériale, elle bouleverse la géopolitique européenne et mondiale. Le but est aussi de mettre fin aux règles de l’après-Seconde guerre mondiale, de déstabiliser l’ordre international occidental.
L’intérêt stratégique consiste aussi à montrer à d’autres puissances que la Russie est capable de mettre à plat cet ordre international établi en 1945. La Chine regarde cela de très près avec Taïwan, c’est un cas d’école pour Pékin qui est très intéressé.

L’intérêt stratégique est surtout économique car Poutine est pragmatique. Ce qui l’intéresse c’est les richesses, il n’annexe pas les régions les plus pauvres. Dans les régions du sud, il y a le gaz et le pétrole de Zaporijjia et près de Marioupol c’est les métaux rares et le lithium. Quant à l’agriculture ukrainienne, en bloquant les principaux ports et en les rendant russes mis à part Odessa, on met la main sur les bénéfices de l’exportation de céréales, toute la production céréalière de l’Ukraine va passer dans l’économie russe.

Donc pragmatiquement, c’est un beau trésor. Les régions sud, Marioupol et Melitopol c’est le bassin industriel de l’Ukraine. Les annexions appauvrissent considérablement l’Ukraine. Le coût de cette guerre est énorme, le PIB de l’Ukraine est proche d’être celui de 1991. L’Ukraine sera amputée d’une grande partie de ses richesses économiques.

(Re)voir : Ukraine : dans les mines du Donbass

TV5MONDE : Avec le fait que la Russie procède à une annexion et que l’Ukraine bien sûr ne l’acceptera jamais, n’entre-t-on pas dans une phase de la guerre sans issue ?
 
Carole Grimaud : Il n’a plus de possibilité de négociations en tous cas, c’est ce que l’on comprend. Le président ukrainien Volodymyr Zelensky a bien dit que si le référendum avait lieu il n’y aurait plus aucune chance pour la diplomatie. Il n’y avait déjà pas beaucoup d’espoir de ce côté-là.

Il y a toujours cette dissuasion nucléaire qui entre en jeu et empêche les forces européennes et de l’OTAN de rentrer dans ce conflit. Cette menace nucléaire a été écartée dès le début du conflit. On n’entre pas dans une période susceptible de mener à des concertations ou un cessez le feu, au contraire on en est très loin.
La carte que joue Vladimir Poutine est le pari que cette annexion mette fin à cette contre-offensive ukrainienne : il s’agit de dire que ces territoires font partie de la Russie et qu’ils seront défendus comme si c’était la Russie qui était attaquée, sous-entendu y compris avec la menace nucléaire. Cette dissuasion-là intervient aussi contre les Ukrainiens en espérant que les Ukrainiens ne continueront pas leur contre-offensive. Cette carte de la dissuasion nucléaire est jouée aujourd’hui pour faire capituler Kiev.

Cela ne suffira pas, les combats sont toujours en cours et se poursuivront, les Ukrainiens ne reconnaîtront pas ces annexions. Ils ont regagné des territoires et sont galvanisés par ces victoires. Ils veulent poursuivre cette contre-offensive qui avait réussi dans le sud et dans l’est. Que ces territoires passent sous régime russe ou non, pour les forces ukrainiennes ce sera la même chose.

(Re)voir : Ukraine : "Il y a un danger de guerre nucléaire", alerte Vladirmir Fédorovski

TV5MONDE : Le risque nucléaire est-il sérieux ?
 
Carole Grimaud : Cette menace nucléaire est prise au sérieux : l’emploi d’une arme nucléaire tactique contre les forces ukrainiennes est-elle envisagée en dernier recours si les 300 000 réservistes russes mobilisés ne font pas le poids face à cette contre-offensive ? On a besoin de plus de temps pour le dire. Est-ce que les Ukrainiens vont continuer à regagner des territoires ? Et à ce moment-là, les 300000 ou plus mobilisés seront-ils suffisamment entraînés pour résister ou pas ? On est dans un moment de balance, la Russie met un poids un peu plus fort dans cette balance à la suite des gains ukrainiens des dernières semaines.

C’est le début d’autre chose. Rappelez-vous la parole de Poutine cet été disant, nous n’avons encore rien commencé. C’est cela qui me fait très peur. Peut-être que d’autre chose vont arriver maintenant. Ces référendums vont-ils être déterminants dans la stratégie russe ou pas ? Il est très difficile de connaître les intentions du Kremlin et jusqu’où le président Poutine est prêt à aller.