Fil d'Ariane
Depuis le mois d’octobre, la Russie multiplie les bombardements sur les infrastructures énergétiques ukrainiennes. Les alliés occidentaux de Kiev dénoncent des “crimes de guerre”. Le président ukrainien Volodymyr Zelensky parle de “crime contre l’humanité.” Mais à quoi rime cette stratégie militaire ?
Le général Jean-Claude Allard est chercheur associé à l’Iris, spécialisé sur la défense et la sécurité. Selon lui, cette stratégie est faite pour user l’adversaire sur la durée. Par ailleurs, ce mode opératoire vise des infrastructures éloignées des zones de combat, donc il entre en contradiction avec le droit des conflits armés.
TV5MONDE : Comment s’opère la stratégie militaire russe ?
Jean-Claude Allard : Les deux camps semblent s’engager dans une guerre de longue durée pendant tout l’hiver. Mais désormais, la stratégie russe s’opère avec des moyens militaires contre la population civile. On sort du champ de l’affrontement de force. Les russes font le choix de bombarder ceux qui fournissent de l’électricité et qui donc font marcher l’intérieur des centrales, des logements, les appareils de chauffage et aussi l’industrie. C'est un moyen d’affaiblir le pays, via le biais civil.
Il s’agit d’une utilisation de l’hiver, qui va être rigoureux en Ukraine, pour ligoter la population.Jean-Claude Allard, spécialiste des politiques de défense et de sécurité
On parle souvent de tournant de la guerre avec la reprise de Kherson. Du point de vue militaire, c’est le cas, mais les Russes sont toujours-là. En revanche, depuis le mois de novembre, il y a un véritable tournant. Auparavant, il y avait des bombardements de villes, qui étaient si on peut dire plus limités par rapport à ce qui se fait maintenant.
Il s’agit d’une utilisation de l’hiver, qui va être rigoureux en Ukraine, pour ligoter la population. Ce qu’on remarque, c’est que dans ces bombardements, il y a des victimes certes, mais elles sont limitées. Désormais, les bombes tombent sur des endroits où, indirectement, il va y avoir des victimes de froid, voire de maladies si les canalisations d’eau sont bombardées.
TV5MONDE : Quels sont les objectifs de l’armée russe avec cette stratégie ?
Jean-Claude Allard : Il y a certainement dans cette stratégie la volonté de faire plier le soutien que la population ukrainienne apporte à son gouvernement. Peut-être même que les Russes espèrent désemparer le gouvernement face aux difficultés de la population. Quand on attaque comme ça, il y a toujours la volonté d’agir sur la masse pour lui demander de baisser les bras et de faire baisser les bras à son gouvernement.
Face à cela, les Ukrainiens ne peuvent pas protéger toutes les installations, tous les relais électriques, etc. Ils continuent la guerre et essayent de faire taire l’artillerie russe en frappant dans la profondeur, un peu avec leur aviation mais ce n'est guère le cas. Et puis avec leur artillerie à longue portée dès qu’ils détectent l’ennemi, aidés par les renseignements que leur fournit les moyens américains qui surveillent le terrain.
TV5MONDE : Selon vous, la désignation de Sergei Surovikin à la tête des troupes russes est-elle liée à ce changement de stratégie ?
Jean-Claude Allard : Oui, dans la mesure où le général commande les effets sur le terrain. Il est aussi partie prenante dans la définition de la stratégie. C’est certainement l’État-major qui propose une stratégie et le politique russe, c'est-à-dire Vladimir Poutine, qui l’accepte. Les jeux sont là, mais il y a toujours un dialogue entre les deux.
Depuis toujours, il y a le politique qui dit “il faut faire la guerre” et le général qui la fait.Jean-Claude Allard, spécialiste des politiques de défense et de sécurité
L’armée ne peut pas bombarder sans que ça rentre dans les objectifs et la démarche politique du pouvoir. Si le politique avait imposé ça à l’armée, alors qu’elle ne voulait pas faire, il y aurait eu quelques tremblements, même si le pouvoir est fort. Dans le cas présent, il semble qu’il y ait un accord entre les deux partis.
Depuis toujours, il y a le politique qui dit “il faut faire la guerre” et le général qui la fait. Il y a un dialogue qui doit toujours s’entretenir entre les deux.
TV5MONDE : Pourquoi cette stratégie ne constitue pas une violation du droit de la guerre ?
Jean-Claude Allard : Il faut appliquer là-dessus l’ensemble du droit des conflits armés. Le droit des conflits armés n'interdit pas de détruire des infrastructures civiles si elles servent aux militaires et si cela n'a pas de répercussions sur les civils. Présentement, ce n'est pas le cas puisque ce sont des villes éloignées des zones de combat qui sont attaquées. Cette campagne est donc contraire aux droit des conflits armés.