Fil d'Ariane
Reportage - A l’appel des autorités ukrainiennes, une partie de la population fuit la région du Donbass, où devraient éclater les prochains grands affrontements. Des bénévoles, à l’instar d’Enrique et Olga à Kramatorsk, travaillent d’arrache-pied pour fournir des médicaments aux habitants restés sur place.
"Tous mes souvenirs sont dans cette boîte rouge." Sur la banquette arrière du 4x4, posé sur une pile de cartons, le petit contenant renferme les biens les plus précieux et les plus essentiels d’Enrique Menedes ; "je dois laisser ma bibliothèque ici. Un millier de livres que j’ai mis des années à réunir."
Au cinquième étage d’un immeuble du centre-ville, cet ukraino-espagnol de 38 ans et sa compagne, Olga Kosse, 29 ans, bouclent les dernières valises à la hâte. Le couple doit plier bagage pour la troisième fois depuis 2014. Originaires de Donetsk, occupée par les séparatistes puis les Russes, le couple a d’abord migré vers Kyiv avant de retourner s’installer dans sa région natale en 2019, à Kramatorsk.
Devenue de facto la capitale de l’Oblast de Donestk au début de la guerre, cette municipalité habituellement peuplée de quelque 150.000 âmes, a des airs de ville fantôme. Ses habitants ont fui massivement depuis le début de l’invasion russe le 24 février dernier. Plus encore après le bombardement de la gare, il y a deux semaines, quand circulaient encore des trains d’évacuation.
Sur fond de canonnades au loin, les chiens gambadent au milieu des artères principales où errent de rares piétons, les pigeons s’agglutinent pour des festins dans les poubelles qui débordent. Les rues sont grisées par les rideaux métalliques baissés devant les commerces, les panneaux d’affichage des stations-service sont éteints. Tout comme les croix vertes des pharmacies.
Par conséquent, les pénuries de médicaments enflent depuis plusieurs semaines. Les autorités régionales n’étant plus en mesure d’assurer leurs fonctions, les humanitaires prennent le relais.
Au début de la guerre il y a huit ans, Enrique et Olga fondent l’organisation non gouvernementale (ONG), Responsible Citizens, œuvrant en partenariat avec des organismes internationaux comme le Fonds des Nations unies pour l’enfance (UNICEF). L’une de ses missions consisteà livrer des médicaments dans la région du Donbass. "Nous travaillons avec le département de la santé, développe Olga, tout en vidant ses armoires. L’administration nous fournit les listes des personnes concernées. Elles en ont besoin pour survivre."
Et les nécessiteux sont nombreux. La demande pour un produit en particulier, l’Eltroxine, un supplément d’hormones thyroïdiennes, est considérable. "Beaucoup de personnes âgées sont tributaires de ces comprimés dans la région. Je ne sais pas pourquoi, probablement à cause de la pollution", suppose la jeune femme.
Par l’intermédiaire d’un ami, Enrique est parvenu à en rapatrier 2.500 boîtes, à distribuer dans le Donbass.
"Ces trois derniers jours, on a livré énormément de personnes dans une dizaine de villes et villages, comme Slaviansk, Toretsk, Kostiantynivka, relate Olga. Aujourd’hui, c’est notre dernier tour."
Puis, direction Dnipro, à 250 km plus à l’ouest, où sera établi le nouveau quartier général de l’ONG. "Le problème à Kramatorsk, c’est qu’il n’y a plus d’essence, plus rien. On ne peut pas continuer à travailler correctement."
Un dernier au revoir à la propriétaire du bâtiment, Vera Ivanovna, une babouchka (grand-mère, NDLR) qui promet de veiller sur leur foyer. "Je suis née ici et j’y ai reçu un appartement (au temps de l’Union soviétique, NDLR). C’est mon pays. Comment je pourrais m’en aller ?, justifie-t-elle. Je conserve les clés de tout le monde, je donne à manger aux chiens, aux pigeons. J’espère que ça va aller."
Premier arrêt à Kramatorsk même. Marina, dont le nourrisson dort à l’intérieur, descend récupérer deux paquets de lait en poudre. "Je n’ai nulle part où aller et pas d’argent pour partir. Mon mari est au combat. Je ne le laisserai pas seul."
Un second à Malotaranivka, une petite bourgade en bordure de la ville. Au milieu d’un chemin de terre bosselé, un chien braille devant une maisonnette dont les vitres sont barricadées par des planches de bois. La résidente arrive, soulagée. "Merci, merci, merci !", répète-t-elle dans un sanglot. Olga lui remet du Salbutamol, une molécule prescrite pour traiter l’asthme et les broncho-pneumopathies chroniques. Sa mère de 85 ans vit à l’intérieur. "Ma maman a du mal à respirer. Elle ne peut pas vivre sans ces médicaments. Merci."
Après deux autres dépôts semblables, les deux humanitaires convoient vers Dobropillia, à 50 km au sud de Kramatorsk, sur la route de Dnipro. Ils font escale à la maison de la culture, un monument sculptural vert et blanc d’époque soviétique transformé un centre humanitaire. Sur le parvis, la coordinatrice des lieux, Marina Kucherenko, est à fleur de peau. Cette petite dame énergique se lance dans une complainte légitime. "Il ne reste que cinq médecins ici et ils ne travaillent que trois heures par jour. Alors ils nous envoient les patients. Mais nous ne sommes que des volontaires, on ne connaît même pas les noms des médicaments !", s’exclame-t-elle en tenant sa tête dans ses mains.
Ereintée par une charge de travail incessante et croissante, elle doit faire face au tempérament parfois inconvenant si ce n’est injurieux de certains visiteurs. "Ils pensent que nous volons les vivres", souffle-t-elle.
A l’intérieur du bâtiment, les salles spacieuses, dont certaines servaient naguère aux représentations, abritent des monticules de vêtements, de nourriture, de couches pour bébé et de dons en tous genres. Dans un recoin de l’une des pièces, le "coin pharmacie", administré par deux femmes sexagénaires que Marina surnomme "mes anges".
"Entre 100 et 150 personnes se présentent ici chaque jour pour leur parler de leurs problèmes de santé, rapporte Marina. Elles ne sont pas médecins, seulement volontaires, mais elles doivent leur trouver les médicaments..."
Et l’Eltroxine manque cruellement. Chaque boîte compte suffisamment de comprimés pour un traitement de trois mois. Mais compte tenu des carences, les malades se partagent les tablettes, au prix d’une attente interminable. "Les gens font la queue pendant six heures, juste pour obtenir trois tablettes de cachets pour le cœur, illustre-t-elle, désarçonnée. Comment peut-on vivre comme cela ?"
La grande bataille qui se profile dans le Donbass augure de besoins humanitaires encore plus conséquents. "Il va y avoir énormément de travail à accomplir dans les semaines à venir, présage Enrique. Il va falloir être intelligent, améliorer la communication avec l’administration. Mais pour nous, pour ceux qui ont les moyens d’aider, c’est une mission."
Enrique et Olga prévoient de revenir dans la région d’ici deux semaines, "si la situation le permet."