Fil d'Ariane
Un calme apparent, des commerces ouverts, des stations-services qui distribuent du carburant. Si l’on excepte les checkpoints érigés à tous les coins de rue par la défense territoriale, et les "rares" sirènes d’alerte aux bombardements, il y règnerait presque l’impression d’une atmosphère plus légère à l'ouest de l'Ukraine.
Lviv, la grosse agglomération de l’ouest du pays, s’est transformée de facto en "capitale" de substitution, avec notamment le déménagement des ambassades.
Ce sentiment d’apparente quiétude s’estompe une fois arrivé aux abord de la gare. Le long corridor, où circulent tramways et voitures, menant à l’imposant bâtiment est noir de monde. Les petites échoppes vendant du tabac sont dévalisées, les moindres points de vente de nourriture sont pleins à craquer.
Devant l’entrée, s’élèvent des tentes sous lesquelles s’activent les bénévoles des organisations humanitaires à l’instar de la Croix Rouge.
À l’intérieur du hall, les gens s’entassent devant les panneaux indiquant les horaires de voyage pendant que d’autres patientent, assis un peu partout par terre. Accéder aux voies relève de l’épreuve tant les passages sont surchargés. Sur les quais, un va-et-vient incessant de passagers à la recherche d’un train. "Vous savez où va celui-là ?" demande une vieille dame, comme si la réponse importait peu.
Dans celui ralliant Oujhorod, localité de 115.000 habitants, à la lisière de la frontière slovaque, les réfugiés affluent des quatre coins du pays. Selon des sources au sein du ministère français de l’Europe et des Affaires étrangères, les traversées par la Slovaquie et la Hongrie voisine, via notamment le poste de Tchop, s’avèrent, pour l’heure, moins chronophages que le passage par la Pologne.
Embarquent des familles entières emportant un peu de leur ancien quotidien dans de gros sacs de voyages. Les valises s’enchevêtrent dans un recoin du wagon, près de l’accès aux toilettes, d’où s’échappe une odeur d’urine qui se répand dans les couloirs.
En troisième classe, chaque compartiment compte six sièges. Sur le trajet, les passagers s’échangent à tour de rôle les places assises. Certains fument entre les wagons, pratique plutôt courante même si proscrite. L’un des récalcitrants est vertement réprimandé par la contrôleuse.
Des nourrissons allongés sur les genoux de leur maman s’égosillent. Des chiens, nombreux à bord, aboient sans cesse, comme des éponges absorbant le désarroi ambiant. Dans ces trains du désespoir, la détresse est partout.
Tout du long, un jeune père, l’air perdu et s’arrachant les ongles, reste silencieux. Il s’adresse timidement à son petit garçon qui a des fourmis dans les jambes. "Mange un petit peu s’il te plaît. – Non !" Il n’insiste pas. À ses côtés, sa compagne repose sa tête sur le carreau et fixe le noir total à l’extérieur. Elle pleure. Son masque lui sert de mouchoir.
Debout dans l’allée, une femme s’effondre dans les bras de son compagnon qui l’enlace, impuissant. Dans les rangs, les regards sont éteints, vides, souvent mouillés de larmes. Les mères tentent tant bien que mal d’occuper les plus petits, rares moments où des rires se dessinent sur les visages.
Adam et Evguenia, tous deux 22 ans et originaires de Zaporijjia, 800.000 habitants, la sixième ville du pays (sud-est), sont sur la route depuis près d’une semaine. Avant l’invasion, ils s’épanouissaient dans l’informatique à Kyiv, où ils résident depuis cinq ans.
Leur périple débute au matin du jeudi 24 février. "On a fait nos bagages immédiatement avec l’intention de rejoindre la Pologne", raconte le jeune homme. Il dispose d’un "ticket blanc", explique-t-il, l’exemptant de servir dans l’armée, en raison d’une myopie handicapante.
"On a pris un bus. Il nous a fallu 10h pour sortir de Kyiv et 30h pour atteindre Krakovets", (ndlr : poste-frontière de Korczowa-Krakovets vers la Pologne).
Ils sont des centaines de milliers à vouloir emprunter cet accès vers la Pologne. La mère et le petit-frère d’Adam y ont déjà trouvé refuge. "Nous avons dormi dans le bus. Tout le monde faisait ses besoins partout dehors, relate Evguenia, bonnet noir vissé sur la tête. Le matin, une femme était morte dans l’herbe, probablement d’une crise cardiaque."
Venu leur tour, les gardes-frontières refoulent le couple. Entre-temps, le président ukrainien, Volodymyr Zelensky a interdit aux hommes âgés de 18 et 60 ans de quitter le territoire "J’ai eu beau leur expliquer que je ne pouvais pas me battre, ils n’ont rien voulu entendre, souffle Adam, désabusé. On a même essayé de leur verser un pot-de-vin."
Désarçonnés, ils repartent en direction Lviv, où ils élisent domicile quelques jours, le temps d’improviser. "C’est à ce moment que je me suis dit que je devais faire quelque chose", lâche-t-il, déterminé. Avec Evguenia, ils comptent s’engager en tant que volontaires à Oujhorod "récupérer des habits, de la nourriture, les distribuer, qu’importe" liste l’intéressée, privée de perspectives, comme nombre de ses compatriotes.
Pour cette dernière, désormais, plus rien d’autre ne compte. "Hier, ma grand-mère m’a appelé pour nous souhaiter un joyeux deuxième anniversaire de mariage. J’avais oublié."