Fil d'Ariane
Jeudi 24 février, 7h30, Avdiivka. Les missiles pleuvent sur les grandes agglomérations ukrainiennes depuis plus de deux heures déjà. Les incursions russes sont en cours en Crimée et à Kharkiv, la deuxième ville du pays. Ici, pas de mouvement de panique. Seulement, l’atmosphère est différente, moins sereine que de coutume. Les habitants se cloîtrent, d’autres attendent leur tour à la station-service qui borde la sortie de la localité. Certains démarrent en trombe et font crisser les pneus des voitures. Les bombardements, cantonnés jusqu’alors aux positions militaires, à une poignée de kilomètres d’ici, se rapprochent de la ville.
Un obus finit par tomber à une centaine de mètres de l’appartement. Les sacs sont bouclés, Dima, le chauffeur, arrive de Kostiantynivka, à moins d’une heure de voiture. 7h45, Le voisin et propriétaire du logement toque à la porte. La veille encore, il n’y croyait pas. « Tout ira bien », assurait-il, très calme. Ce matin, les yeux écarquillés, il est sonné. « Mes sœurs sont à Kiev. La ville est bombardée. Je ne sais pas quoi faire. » 8h, il nous écrit. « Laissez les clés à l’intérieur et claquez la porte. Je suis parti. Oudatchi (Bonne chance, en russe). »
Aux bombardements s’ajoutent bientôt des tirs d’artillerie. « Je serai là d’ici 30 min, préparez-vous. Descendez m’attendre en bas mais restez bien dans le hall d’entrée », recommande Dima. 8h45, les sacs sont empilés à la va-vite dans le véhicule. Dima ne s'attarde pas.
Au bout d’une demi-heure, premier arrêt au milieu de la cambrousse dans une base d’un bataillon de volontaires. Dima y récupère quelques papiers. L’endroit n’est pas sûr. Les Russes visent en priorité les installations militaires. Les combattants sont en train d’évacuer. Le campement est déplacé en un lieu plus discret.
Sur la route pour Dnipro, plus au centre du pays, Dima ne quitte pas son téléphone. Il organise l’évacuation de sa fiancée, restée à Kiev, terrifiée. Il ira la récupérer demain avant de partir pour l’Ouest du pays et peut-être l’Allemagne où il a connaissances. L’itinéraire emprunte des routes bosselées, jonchées de trous béants, qui quadrillent le Donbass. Il traverse des villages isolés, seulement éclairés par les phares de la voiture. « Oh, l’électricité fonctionne encore ! », s’exclame Dima en pointant du doigt l’enseigne d’une supérette.
Un petit stop pour se dégourdir les jambes et allumer une cigarette. Une explosion retentit faiblement. « Celle-là était lointaine », constate Dima. Dans la minute, des véhicules militaires et un char dévalent un chemin de terre. Le front est encore proche.
Nous rejoignons finalement une autoroute. « Mes amis dans l’armée me disent qu’ils ont repris l’aéroport Antonov !, se réjouit Dima. On se défend bien. Il faut qu’on tienne 48h. Demain sera décisif. »
22h30, arrivée à Dnipro. Kostya, un ami de Dima nous offre le logis et un thé chaud. Il a fait froid aujourd’hui et la fatigue commence à prendre le dessus.
« Je ne sais pas trop quoi faire. Je ne peux pas laisser mes parents ici. Mon père travaille dans un hôpital », réfléchit Kostya. L’appartement est petit mais douillet, l’hôte d’une extrême gentillesse.
Au réveil vendredi matin, Kiev est sous le feu ennemi. Finalement, Dima n’ira pas. « C’est trop dangereux. » L’un de ses amis conduit sa compagne dans un petit village situé dans le sud-ouest du pays, où il la rejoindra. Kostya regarde les dernières informations sur son téléphone. Derrière ses lunettes, l’inquiétude est perceptible dans son regard. A l’heure de reprendre la route, il nous raccompagne à la voiture. Il nous enlace : « Oudatchi. »