Guerre en Ukraine : "La Russie de Poutine risque de devenir dépendante de la Chine"

Entretien. Pékin refuse d’apporter ouvertement son soutien au Kremlin depuis le début de la guerre en Ukraine. Xi Jinping s'est même prononcé en faveur de "la paix et la tranquillité dans le monde" au cours d'un appel avec Joe Biden, le 18 mars. Pour Jean-Vincent Brisset, chercheur associé à l’IRIS et spécialiste des questions de défense et de relations internationales, la Chine ne prendra pas le risque de s’opposer au multilatéralisme occidental, mais compte bien tirer partie de la crise ukrainienne.

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Xi x Poutine
Le président russe Vladimir Poutine et son homologue chinois, Xi Jinping, lors d'une rencontre à Pékin, le 3 mars 2022. 
Alexei Druzhinin
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Pékin refuse d’apporter ouvertement son soutien au Kremlin. Mais malgré la neutralité affichée, en coulisses, Pékin serait prête à livrer des armes à la Russie. Un double jeu qui a poussé les États-Unis à hausser le ton et à menacer Xi Jinping d’importantes sanctions. Pour Jean-Vincent Brisset, chercheur à l’IRIS spécialiste de la Chine et des questions de défense et de relations internationales, Pékin ne prendra pas le risque de s’opposer au multilatéralisme occidental. Entretien. 

TV5MONDE :  La Chine joue la neutralité depuis le début de la guerre en Ukraine, et Xi Jinping a même estimé qu’un conflit n'était "dans l'intérêt de personne" lors de sa conversation avec le président américain. L'attitude de Pékin est-elle une simple réaction aux menaces américaines ? 

Jean-Vincent Brisset, chercheur associé à l’IRIS​ : La Chine a constaté ce qui se passait. Elle est plutôt du côté de Poutine, pour un certain nombre de raisons, et en particulier son opposition historique à l'Occident. Mais la Chine a une peur panique des groupes de pays qui pourraient lui imposer des sanctions. Elle a gardé en mémoire l’impact des sanctions après Tian’anmen. 

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Autant elle se sent forte dans les rapports bilatéraux, autant elle sait que dans le multilatéral, elle ne fait pas le poids, ce qui la pousse à faire des déclarations neutralistes. Mais d’un autre côté, ce qui est en train de se passer est une aubaine extraordinaire pour elle ! On jette dans ses bras la Russie de Poutine, et en plus, on la jette dans ses bras après l’avoir affaiblie. La Russie de Poutine risque de devenir dépendante de la Chine, c’est une vraie opportunité. 

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TV5MONDE :  Qu’est-ce que la Chine a à gagner dans un rapprochement avec la Russie ? 

Jean-Vincent Brisset : Actuellement, la Russie n’a pas les moyens d'exporter directement du pétrole ou du gaz vers la Chine pour des raisons d’infrastructures. Des constructions étaient déjà prévues pour remédier à ça, mais un rapprochement pourrait accélérer le processus.

Ça voudrait dire que la Chine, qui est très dépendante du reste du monde du point de vue énergétique, pourrait se détacher de ces approvisionnements et se fournir plutôt en Russie, à bon compte, avec des distances et des coûts de transport bien plus faibles, ce qui serait extrêmement intéressant pour elle. 

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Sur le plan technologique et surtout militaire,  la Chine dépendait beaucoup de l’Ukraine. Les bureaux d’études ukrainiens ont été extrêmement actifs, et avec les contrefaçons de matériel occidental, ce sont eux qui sont largement responsables de la montée en puissance technologique de l’armée chinoise.

Si la Russie venait à manquer d’argent et que l’Ukraine disparaissait du marché des fournitures militaires, Moscou deviendrait alors un fournisseur de technologies dont la Chine ne dispose pas. Elle ne sait toujours pas produire de moteurs d’avion ou de bateau par exemple. Les Russes, eux, savent faire ça. 

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TV5MONDE : Les échanges de matériel militaire sont au cœur des tensions aujourd’hui. La crainte d’un rapprochement militaire entre Moscou et Pékin explique-t-elle le ton très sévère employé par les États-Unis ces derniers jours ?  

Jean-Vincent Brisset : Oui, une alliance de facto entre Russie et Chine sur le plan économique, mais surtout sur le plan technologique, serait quelque chose d’assez effrayant pour l’Occident. Que la Chine profite de cette crise pour tisser quelque chose avec la Russie, tout en ménageant ses relations avec l’Occident paraît possible.

On comprend donc que les États-Unis veulent revenir aux méthodes Trump, c’est-à-dire un rapport bilatéral dur. 

Un rapprochement pourrait faire gagner quelques années à la Chine, années qu’elle espère suffisantes pour devenir totalement autonome, avec à la clé une Russie vraiment affaiblie, qui serait à sa portée. Car on semble avoir oublié que la Chine a des revendications territoriales en Russie et pas des moindre : un million de kilomètres carrés qui auraient été volés par le traité d’Aïgoun et de Pékin, au milieu du 19e siècle !

Tout le monde parle de Taïwan, mais quand les Chinois parlent de traités inégaux, c'est à ça qu'ils pensent. Ce sont des choses dont la Chine ne parle pas à l’heure actuelle, mais ça fait partie de l’inconscient collectif chinois.

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TV5MONDE : Est-ce que le fait que la Russie ait renoncé à présenter une résolution devant le Conseil de sécurité de l'ONU indique que la stratégie américaine paye ? 

La Russie n’a plus d’alliés au Conseil de sécurité. Et il n’est effectivement plus judicieux pour elle de présenter une résolution, où elle aurait une voix pour et 14 voix contre. Moscou ne compte même plus sur une abstention, car les menaces américaines sont trop fortes.

Mais il faut distinguer ce qui est dit et affiché par Pékin sur le plan international, et ce qui se passe le long des frontières entre la Russie et la Chine. C’est tout autre chose.