Guerre en Ukraine : le président américain Joe Biden, l'anti Vladimir Poutine

En déclarant à l'issue de son discours à Varsovie le 26 mars que Poutine "ne peut rester au pouvoir", le président américain Joe Biden a franchi une limite qu'il a lui même inscrite au coeur de son action politique : celle de promouvoir la liberté et la démocratie, mais pas par n'importe quel moyen. Décryptage avec Jean-Éric Branaa, maître de conférence à l'université d'Assas à Paris, auteur de la biographie "Joe Biden" parue chez Edito.
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Biden réfugié ukrainien
(AP Photo/Evan Vucci)
Le président américain Joe Biden rencontre des réfugiés ukrainiens et des travailleurs humanitaires, Varsovie, 26 mars 2022.
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Biden varsovie discours
(AP Photo/Petr David Josek)
Le président américain Joe Biden à l'issue de son discours au Palais Royal de Varsovie, en Pologne, le 26 mars 2022. 
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TV5MONDE : Dans quel contexte Joe Biden fait-il son discours à Varsovie ?

Jean-Éric Branaa, maître de conférences à l’université d’Assas à Paris et spécialiste de la politique et de la société américaine : Le contexte du discours est primordial. Cela se passe à Varsovie en Pologne, un pays aux portes de cette guerre en Ukraine. Le discours de Biden est censé porter au-delà de la frontière. Il s’adresse d'ailleurs aussi bien aux Russes, qu'aux Ukrainiens qui souffrent en leur disant nous sommes là même si nous ne pouvons pas aller plus loin ; et bien sûr aux Polonais et à tous les pays frontaliers qui sont terrorisés d’être touchés et embarqués eux-mêmes dans cette guerre.

Il faut rappeler que la dernière fois que les Polonais avaient reçu à Varsovie un président américain, c’était Donald Trump qui leur avait parlé d’un choc des civilisations. Cette fois-ci, le président Biden a tenu un discours qui renverse complètement la vision du monde par l’Amérique, à savoir qu’il faut défendre la démocratie. Il suit le vieux chemin d'une Amérique qui se fonde sur ses racines démocratiques et les a toujours défendues et reprend la vision expansionniste du corollaire Roosevelt [NDLR, une révision par le président Théodore Roosevelt en 1904 de la politique de neutralité hors du continent américain prônée par la doctrine Monroe depuis le XIXes] qui est nous exportons cette démocratie aussi loin que possible, s’il le faut par la force.

ce discours était d’une portée très importante et Joe Biden a mis en place tout ce qu’il a défendu pendant la campagne qui l'a menée à la présidence : désormais il faut restaurer la parole des Etats-Unis et sa place dans le monde, et défendre les démocraties contre les autocraties
Jean-Éric Branaa, maître de conférences à l’université d’Assas à Paris.

Donc, ce discours était d’une portée très importante et Joe Biden a mis en place tout ce qu’il a défendu pendant la campagne qui l'a menée à la présidence : désormais il faut restaurer la parole des États-Unis et sa place dans le monde, et défendre les démocraties contre les autocraties. À plusieurs reprises, il a rappelé qu’au cours de la dernière décennie, plus de démocraties que d’autocraties ont été détruites, ce qui signifie que la démocratie recule dans le monde.

TV5MONDE : Est-ce qu’il y avait un élément nouveau dans son discours?

Jean-Éric Branaa : Non pas vraiment. Cette pensée s’est structurée chez Joe Biden en 2015, au moment où on se demandait s’il allait entrer en campagne, ce qu'il n'a pas fait après la mort de son fils. Quand il a fait campagne, il a repris les mêmes éléments qu’il a rappelés dans son discours d’investiture. 

Finalement il a exposé ses idées au monde : le 9 décembre il a organisé un Forum de la démocratie auquel 80 pays ont participé en virtuel. Il y avait un peu de déception car on s'attendait à plus. Mais c'était l'occasion de rappeler que la démocratie recule dans le monde, avec deux blocs qui s'opposent d’un côté les autocrates et de l’autre les démocrates : ce que Biden a fait de nouveau c’est qu’il a inscrit cela dans une perspective d’avenir.

Il avait dit pendant sa campagne américaine qu’il n’était qu’un pont, qu’il mettait en place pour Kamala Harris, sa vice-présidente, pour préparer l’Amérique du futur qui sera partagée entre les genres et les minorités, les différentes cultures et religions, celle d’une Amérique plurielle. Il a appelé dans son discours les jeunes générations à défendre la démocratie. Ce n’est pas lui qui va le faire, il se contente de faire le constat et de s’en faire le porte-parole le plus loin possible, et c’est ce qu’il a fait à Varsovie il s’adresse au monde et non plus qu’aux Américains et c’est peut-être cela l’élément nouveau.

Guerre en Ukraine : depuis la Pologne, Joe Biden qualifie Vladimir Poutine de "boucher"

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TV5MONDE : Cette petite phrase controversée à l’issue de son discours sur Poutine qui "ne peut pas rester au pouvoir", c’est quelque chose qui lui a échappé, qu’il a tout de suite regretté, comment est-ce que vous l’analysez?

Jean-Éric Branaa : Je l’ai analysé tout de suite et deux minutes après j’ai envoyé un tweet pour dire que c’était une gaffe. Après avoir écouté son discours, on ne peut pas comprendre cette phrase, c’est antinomique.

D’un coté on prône la démocratie, le droit aux peuples de choisir leurs dirigeants, même si on ne les aime pas comme Poutine, et les Russes ont le droit de choisir qui ils veulent, c’est le principe de la démocratie. Mais d’un autre côté Biden appelle à un changement de régime. Forcément cela pose problème.

On peut analyser aussi cette phrase à travers l’ambiance chaude qui régnait à Varsovie : dans un pays si près de la guerre et qui attendait énormément de Joe Biden, qu’il fasse lui quelque chose contre Vladimir Poutine. Les deux hommes se détestent depuis des décennies, Biden a donc laché un peu ce qu’il avait sur le coeur.

Cette phrase, c’est un glissement d'un point de vue psychologique. La Maison Blanche a réagit une demi heure plus tard. Ils ont vraiment dû sursauter. Car ce genre de discours est préparé à l’avance, il n’y a rien de nouveau, chaque mot est pesé, sous-pesé, discuté, négocié et cette petite phrase n’a pas dû faire plaisir dans les chancelleries européennes et chez les alliés.

pour Biden il n’y a jamais eu d’ambiguïté, Poutine est un sale type et il n’a rien à faire au pouvoir. On s’aperçoit aujourd’hui qu’il ne s’est pas trompé.Jean-Éric Branaa, maître de conférences à l’université d’Assas à Paris

TV5MONDE : Mais Biden a déjà utilisé des mots très forts contre Vladimir Poutine, il l’a traité de boucher aussi à Varsovie et avant cela de criminel de guerre, s’agit-il là encore d’écart de langage et sont-ils plus acceptables ?

Jean-Éric Branaa : Dire si ces mots sont acceptables, c’est à chacun de juger. Là il s’agit de liberté d’expression, le président américain dit ce qu’il pense, en tant que président et en tant qu'homme face à ce qu’il voit comme nous sur les écrans de télé : des enfants qui meurent, des enfants qui sont déplacés, les droits de l’homme qui sont bafoués, des femmes qui sont violées, les gens qui perdent tous ce qu’ils ont, leurs maisons, ce qu’ils ont pu construire, leur travail, leurs rêves, on ne peut pas rester impassible.

C'est ce qui explique ses écarts de langage à l'égard de Poutine : pour lui dire qu'on ne peut pas se servir du pouvoir pour ce genre de chose. Donc Biden l’a traité de boucher, de criminel de guerre, mais il l’avait traité aussi de tueur, le 17 mars. Avant cela quand il était vice-président, il l’avait rencontré à Moscou et lui avait dit en face : "ce je vois dans vos yeux c’est que vous n‘avez pas d’âme". Il y a donc un contentieux très fort entre les deux hommes et pour Biden il n’y a jamais eu d’ambiguïté, Poutine est un sale type et il n’a rien à faire au pouvoir. On s’aperçoit aujourd’hui qu’il ne s’est pas trompé.

TV5MONDE : Pourquoi l'administration américaine s'est évertuée à atténuer cette fameuse phrase du président Biden, que faut-il craindre ?

Jean-Éric Branaa : On ne craint rien. Il s’agit de ne pas détruire l’effet du discours qui est porté. Ce discours est sur la démocratie, sur l’idée que les peuples  doivent décider d’eux-mêmes. Le message s'adresse à l’Ukraine en disant que Poutine ne peut l'envahir car le pays a droit à sa souveraineté, à son libre arbitre. On ne peut pas à la fin avoir une phrase qui détruit totalement le discours que l’on vient de faire. Il fallait absolument corriger cela.

Pour le reste, il faut savoir que lors d’une convocation de l’ambassadeur américain à Moscou par le chef de la diplomatie russe Sergueï Lavrov, ce dernier lui a dit que la Russie était sur le point de rompre ses relations diplomatiques avec les Etats-Unis. Ce n’est donc pas cette phrase qui va changer quoi que ce soit des relations extrêmement dégradées entre les États-Unis et la Russie.

En réalité, c’est la Russie qui tend vers une guerre avec les États-Unis, et ces derniers ne veulent pas. Il y a donc un peu de surenchère de la Russie qui a fait tellement de bruit sur cette phrase pour essayer de faire oublier ce discours sur la démocratie qui lui est particulièrement fort.

TV5MONDE : Le fait que les États-Unis veulent incarner et promouvoir la démocratie, c’est une posture historique qui n’a pas toujours été efficace, quels sont les moyens de soft power que pourraient avoir l’administration américaine pour promouvoir la démocratie dans cette partie du monde ?

Jean-Éric Branaa : Depuis la doctrine Monroe [NDLR, James Monroe, 7e président américain 1817-1825], l’idée c’est d’exporter la démocratie partout au sud au nord à l’ouest à l’est aussi loin que possible. Depuis Roosevelt, y compris avec des moyens militaires s’il le faut mais cela n’a pas toujours été couronné de succès. La méthode Biden est médiane : il faut passer d’abord par une période de restauration de la parole de l’Amérique qui avait été dégradée par Trump, car les démocraties du monde se sont rendus compte qu’il était également possible que les États-Unis tombent dans l’illibéralisme et c’est une chose que personne n’imaginait avant l’élection de Trump.

Ce qu’a fait Biden depuis qu’il est arrivé, c’est de donner des gages, on l’avait vu le 10 juin, il était venu en Europe et avait assisté au G7 au sommet de l’OTAN et de l’UE comme il l’a fait il y a trois jours, mais à cette époque c’était pour parler du réchauffement climatique. Les Etats-Unis reprenaient leur place dans le multilatéralisme avec beaucoup d’humilité pour dire nous allons retravailler ensemble.

Ensemble, c’est le moyen que Biden veut développer. Il n’a cessé de répéter depuis le début de la crise ukrainienne nous ne travaillerons qu’avec nos alliés, européens, de l’OTAN, du G7. Après des négociations, ils sont arrivées pour à se mettre d’accord sur tout. Mis à part l'épineuse question du gaz et du pétrole, cela a donné cette formidable image quand Biden est arrivé d’une unanimité totale : pour la condamnation de Poutine, pour la condamnation de la guerre, pour l’aide qu’il faut apporter à l’Ukraine et sur la manière de le faire, dans le respect de la Charte des Nations unies, de ne pas avoir recours à la force sans avoir un accord du Conseil de sécurité ou d’avoir été attaqué en premier.

Tout cela fait partie d’une ligne définie par l’ensemble des démocraties alliés et non pas les seuls Américains. Donc la méthode Biden est claire : c’est d'agir au milieu de tout le monde.

TV5MONDE : Les États-Unis ont un passif en matière d’intervention militaire, parfois au motif de promotion de la démocratie et on sait que cela n’a jamais marché, comme restaurer cette image en un mandat Biden et comment ne pas douter des États-Unis et de leur parole ?

Jean-Éric Branaa : Douter est le début de la sagesse, donc cela est sain. D'ailleurs, Biden ne peut tout faire en un mandat. Il se considère comme un pont, qui amène vers autre chose et c’est très important. Il avance pas à pas, comme il le fait aux Etats-Unis à travers le projet du Build Better Act. Il n’est certes pas encore passé car il est discuté au Sénat, mais le Build Back Better Act est une grande loi de réformes sociales et environnementales et de lutte contre la fraude fiscale qui le ferait passer pour l'un des plus grands présidents américains de l’histoire, même si ce n'est pas son but.

En réalité, Biden est un vieux monsieur, bientôt 80 ans, il a envie de faire du mieux qu’il peut. C’est très important, la hauteur de vue que lui donne son âge et il n’a aucune pression de réélection derrière. Il dit qu’il va se présenter en 2024 parce qu’il ne veut pas que l’on attaque Kamala Harris. Il est au-dessus de tout ça, lui pense qu’il agit pour le bien, pour restaurer la liberté qui est la vertu cardinale créatrice des Etats-Unis et les vertus démocratiques.

Certes il y a de quoi douter, au regard de ce que les États-Unis ont pu faire auparavant, mais ils ne sont plus engagés dans aucune guerre. Biden les a retirés de la dernière en Afghanistan. Les États-Unis sont impliqués multilatéralement en Ukraine, mais il n’y a aucun GI impliqué dans une guerre aujourd’hui’hui, les Etats-Unis vivent en paix, cela peut déjà nous rassurer.

(Re)lire : Poutine-Biden : quelle perspective pour le dialogue stratégiue russo-américain ?