Fil d'Ariane
Des F-16 américains pourraient-ils être livrés à l’Ukraine ? Interrogé sur cette demande des Ukrainiens, le président américain Joe Biden a opposé un non sans appel lundi 30 janvier. Ce refus ne va sûrement pas dissuader Kiev qui en a essuyé d’autres avant de finalement obtenir gain de cause. D’ailleurs, la question de la demande d’avions de chasse et même de missiles à longue portée sera discutée avec le président Zelensky, a annoncé le lendemain le président Biden.
Juste après le revirement de l’Allemagne en faveur de la livraison de chars Leopard 2 le 25 janvier, la question de l’envoi d’avions de chasse à l'Ukraine n’est plus taboue, en Europe notamment. Le Premier ministre néerlandais s’est dit prêt à livrer des F-16 de l'armée de l'air en voie de remplacement par des F-35. Le président Macron qui l’a reçu a pour sa part déclaré que « rien n’est exclu ». La France pourrait livrer des Mirage 2000, avion produit au début des années 80.
Encore faut-il que l’Ukraine fasse officiellement la demande, ajoute le président français. Quant aux Pays-Bas, ils ne peuvent céder leurs F-16 sans l’accord préalable des Américains.
(Re)lire : DIRECT - Ukraine : la livraison d'avions de chasse en débat
À l’opposé, le chancelier allemand Olaf Scholtz a formulé un refus catégorique à une question qui « ne se pose pas du tout » selon ses mots dans un entretien au Tagesspiegel. Des chars oui, mais pas des avions. « Il s'agit de soutenir l'Ukraine, il s'agit d'avoir un débat sérieux pour prendre les décisions qui doivent être prises et cela ne devrait pas être une compétition (pour savoir) qui envoie le plus d'armes », a-t-il fait valoir. Ce que craint le chancelier allemand, c’est le risque d’escalade avec la Russie dont la réaction pourrait être imprévisible.
Le F-16, appareil archi-connu en Europe et disposant d’un réseau logistique étoffé, peut se révéler être le choix le plus pertinent
Benjamin Gravisse, politologue et créateur du blog Red Samovar
« C’est dans la nature de la guerre de monter aux extrêmes, observe le général Vincent Desportes, mais il faut bien borner cette escalade en fixant le point au-delà duquel on ne peut aller et en s’interrogeant sur nos attentes dans cette guerre. Or, cette réflexion n’existe pas ». « La question n’est pas : est-ce que je vais donner des avions, mais pour quoi faire ? », relève cet ancien directeur de l'École de guerre en France, auteur de "Devenez leader" paru chez Odile Jacob le 4 janvier 2023.
Un an après le début de l’invasion russe, le front stabilisé donne lieu à des combats acharnés à l’est de l’Ukraine. Mais en cet hiver, chacun défend ses positions, y compris dans des tranchées. Dans le ciel, « il y a une domination qu’on peut qualifier de territoriale, explique le politologue Benjamin Gravisse, créateur du blog Red Samovar sur les forces armées russes : l’Ukraine maîtrise ‘son’ espace aérien même si ce dernier est dangereux suite à la présence de systèmes SAM à longue portée [missiles surface-air de défense anti-aérienne, NDLR], tandis que les Russes maîtrisent l’espace aérien au-dessus des territoires qu’ils contrôlent ». Mais l’Ukraine aussi « dispose de moyens de défense anti-aérien qui sont en mesure de mettre en péril la ‘relative’ domination russe au-dessus des territoires contrôlés », souligne cet expert.
Est-il encore possible de voler dans le ciel ukrainien ? La question peut se poser « compte tenu de la densité des armements anti-aériens », souligne le général Desportes. « Les Ukrainiens abattent 64% des drones qui attaquent leurs villes et en face, les Russes disposent d’au moins la même capacité ». Selon le site spécialisé Oryx, qui recense les pertes matérielles des belligérants dans la guerre, le bilan comptable au 1er février 2023 est défavorable à la Russie avec la perte de 302 unités des forces aériennes ou anti aériennes, dont 203 détruites, 14 endommagées et 84 capturées. L’Ukraine a perdu 142 unités dont 117 ont été détruites, 1 endommagée et 24 capturés. Reste que ce recensement ne comprend que les unités dont la perte est documentée photo à l’appui, donc le bilan réel est plus élevé.
Fournir des avions capables de tirer des missiles avec une portée lointaine, cela peut changer la nature de la guerre
Général Vincent Desportes, ancien directeur de l'Ecole de guerre et conférencier international
Mais proportionnellement, le niveau de perte est bien plus conséquent pour l’Ukraine. Elle a perdu 52 avions de combat alors que « sa force aérienne locale (PSU) dispose de 34 Su-27 ainsi que d’environ 40 MiG-29 pour les missions de chasse », selon Benjamin Gravisse, expert de l’armement des forces russes. En outre, selon Oryx, elle a perdu des Su-25 et des Su-24M. Ce sont tous des avions qui datent d’avant la fin de l’URSS, il y a 31 ans.
De son côté, la Russie a perdu 66 avions mais elle dispose d’une masse d’appareils bien plus importante d’environ 600 unités. Outre les vieux MiG-29 et Su-27 qui sont en phase de retrait de service, précise Benjamin Gravisse, la force aérienne russe (VKS) en combinaison avec l’aéronavale (MA-VMF) dispose d’avions plus variés, plus récents et des versions modernisées, jusqu’au fleuron de la flotte aérienne russe, 11 Su-57, avion de cinquième génération, qui « entrent seulement en service en ce moment ».
Si la Slovaquie a évoqué l’hypothèse de fournir des MiG-29, ils ne figurent sûrement pas en tête de liste des souhaits de l’Ukraine. Joint par Reuters, Youri Sak, un conseiller du ministre de la Défense ukrainien déclarait : « si nous les obtenons [des avions de chasse occidentaux, NDLR], les avantages sur le champ de bataille seront immenses… Il ne s’agit pas seulement de F-16 : des avions de quatrième génération, voilà ce que nous voulons… ». Pour le politologue Benjamin Gravisse, « plusieurs options sont possibles : des F-16 provenant soit des stocks des Etats-Unis, soit de pays occidentaux où ils sont en cours de retrait de service (Pays-Bas, Belgique, Norvège, Danemark notamment) mais à condition que ces derniers puissent être remplacés rapidement. Ou alors des Mirage 2000 français dont le retrait de service se profile à l’horizon ». De l’avis de cet expert, « le F-16, appareil archi-connu en Europe et disposant d’un réseau logistique étoffé, peut se révéler être le choix le plus pertinent ».
(Re)voir : Ukraine : jusqu'où peut mener cette escalade militaire ?
Une fois la décision de fournir des avions de chasse occidentaux actée, il reste à savoir les délais avant d’être opérationnels. Cela nécessite de former des personnels. Selon le porte-parole de l’armée de l’Air ukrainienne, Youri Ihnat, il faut distinguer le pilotage et l’aptitude au combat. « Les pilotes disent que ce n’est pas un problème de voler avec un F-16, ils pourraient apprendre en quelques semaines. En revanche, combattre avec ces avions est tout autre chose, utiliser tous les types d’armement » a-t-il déclaré lors d’une conférence de presse. Et d’ajouter : « les pilotes affirment qu’ils pourraient maîtriser cela en environ 6 mois ». Par ailleurs, il faut former également des mécaniciens pour la maintenance. Le politologue Benjamin Gravisse émet des réserves en terme de délais. « Dans un contexte normal, il faut compter entre un an et demi et deux ans pour maîtriser à fond un avion ».
En dépit de la persévérance ukrainienne qui est venue progressivement et successivement à bout des réticences des Occidentaux à livrer différents types d’armes, de l’artillerie, puis aux chars, on ne peut présager d’une même issue sur la question des avions de chasse.
En cause, leur capacité de projection et surtout la portée de leur armement. « Fournir des avions capables de tirer des missiles avec une portée lointaine, cela peut changer la nature de la guerre », commente le général Vincent Desportes. En d’autres termes, ces armes pourraient servir à frapper sur le territoire russe et ceux qui les fournissent perdront tout contrôle sur la guerre avec un risque aggravé d’escalade.
On peut objecter que les frappes ukrainiennes au-delà de la frontière dans le sud de Russie n’ont pas déclenché de représailles excessives. Mais ces frappes ont été vraisemblablement réalisées contre la volonté des Etats-Unis, estime le général Desportes. Selon cet expert, ce souci américain de garder le contrôle explique le fait que les Etats-Unis ont livré des systèmes HIMARS de lance-roquettes qui ne peuvent pas tirer des missiles longue portée.
Livrer des avions de chasse ou pas à l'Ukraine, ce n’est pas une question technique pour le général Desportes. Selon lui, le principal écueil est l’absence de stratégie des pays occidentaux dans cette guerre. Si tout le monde est d’accord pour empêcher la Russie, qui est l’agresseur, de gagner, cela ne peut fonder une stratégie. Les Européens en particulier ont d’autant moins défini de stratégie qu’ils sont divisés sur la conduite à tenir. « Il y a le camp des jusqu’au-boutistes. Ce sont les pays du front, les pays Baltes, la Pologne, la République tchèque, qui ont intérêt à ce que dure cette guerre contre la Russie, explique le général Desportes. Ils fournissent des armes contre leur ennemi qui s’affaiblit sans qu’ils ne risquent la vie d’un de leurs hommes. Et puis il y a les pays à l’arrière, l’Italie, la France, l’Allemagne, dans une autre mesure le Royaume-Uni qui est un cas à part, des pays qui ne vivent pas le conflit de façon aussi viscérale ». L’Europe ne peut pas faire l’économie d'une réflexion sur cette guerre.
(Re)voir : Ukraine : les Occidentaux face au risque de l'escalade
Les grands gagnants de cette guerre sont les États-Unis, insiste le général Desportes. Économiquement, ils vendent du GNL, gaz naturel liquéfié, du blé comme jamais avant le 24 février 2022. Ils ont des contrats en terme d’armement. Politiquement, cela va dans le sens de leurs intérêts. Premièrement, l’affaiblissement de la Russie leur permet de mieux se focaliser sur leur rivalité avec la Chine. Deuxièmement, les États-Unis se replacent au centre du monde occidental.
Ce statut avait été écorné avec la présidence Trump, mais aussi les guerres en Irak et en Afghanistan, à tel point que, avant l'invasion russe, les Européens s’interrogeaient sur l’OTAN.
Des doutes aujourd’hui balayés dans une Europe qui en tant qu'acteur de politique étrangère se vassalise par rapport aux Etats-Unis. Ces derniers ont dépensé 25 milliards de dollars en armement pour l’Ukraine, sur un budget de 800 milliards, et ne verse pas une goutte de sang américain. « Cette guerre n’a que des avantages pour les Etats-Unis, à condition qu’elle soit contenue », souligne le général Desportes.
Il leur faut donc éviter une escalade incontrôlable au risque d’être embarqués dans la guerre ce qui n’est pas leur intérêt. Car nul ne peut prédire la réaction de la Russie, dont l’un des extrêmes vers lequel elle pourrait tendre est celui de l’usage de l’arme nucléaire.