Fil d'Ariane
Le Secrétaire général des Nations Unies Antonio Guterres a rencontré les présidents ukrainien Volodymyr Zelensky et turc Recep Tayyip Erdogan ce 18 août à Lviv, dans l'ouest de l'Ukraine. Les trois hommes ont discuté du récent accord sur l'exportation des céréales ukrainiennes mais aussi "du besoin d'une solution politique à ce conflit", précise le porte-parole de l'ONU Stéphane Dujarric.
Deux semaines plus tôt, vendredi 5 août, Recep Tayyip Erdogan s’est entretenu avec Vladimir Poutine, afin de renforcer la coopération économique entre la Russie et la Turquie. En maintenant le dialogue avec les deux pays en guerre, le président turc se positionne comme un entremetteur. Est-ce un double jeu ? Pour Bayram Balci, directeur de l’Institut français d’études anatoliennes à Istanbul, le terme de “double-jeu” est “un peu excessif.” “Je dirais plutôt qu’il saisit l’opportunité pour jouer un rôle de médiateur”, précise-t-il. Selon lui, c’est la vulnérabilité de la Turquie qui l’a poussé à endosser cette casquette.
TV5MONDE : Pourquoi la Turquie constitue-t-elle un médiateur privilégié entre la Russie et l’Ukraine ?
Bayram Balci : Il se trouve que la Turquie, du fait de sa position géographique et de ses besoins, est dépendante des deux pays. C’est une vulnérabilité. De ce fait, elle se retrouve obligée de jouer ce rôle de médiation entre la Russie et l’Ukraine. La Turquie a des relations économiques très importantes avec l’Ukraine. Il y a de la coopération céréalière pour les importations, mais aussi de la coopération militaire. La Turquie se sent proche de l’Ukraine par rapport à la Crimée.
La Turquie est vulnérable dans sa relation avec la Russie. Elle a peur. Bayram Balci, directeur de l’Institut français d’études anatoliennes à Istanbul
En revanche, sa relation avec la Russie est beaucoup plus complexe et ambiguë. Mais c’est une raison de plus pour la Turquie d’être prudente. Elle a besoin d’une coopération économique avec la Russie, parce qu’il y a des touristes russes qui vont en Turquie. C’est crucial pour l’économie turque. Elle importe 55% de son gaz de la Russie. La Turquie est un gros consommateur, mais ne produit pas du tout de gaz. Et surtout, la Turquie est vulnérable dans sa relation avec la Russie. Elle a peur de la Russie. Elle est voisine au nord de la mer Noire, parce que c’est la Russie qui y prédomine, notamment depuis qu’elle a annexé la Crimée. À l’est, avec le Caucase, où la Russie a des bases militaires. La Syrie est devenue une espèce de protectorat russe. La Turquie est obligée d’en tenir compte. Vladimir Poutine peut très bien décider de casser le verrou à Idlib, où il y a des forces russes et envoyer des millions de réfugiés syriens en Turquie. Ça serait intenable. Pour toutes ces raisons, la Turquie est obligée de jouer ce rôle de médiateur.
C’est aussi dans l’intérêt de l’Occident. En principe, la Turquie est assez proche des pays occidentaux, même s’il y a des tensions depuis quelques années. C’est important qu’il y ait un levier, un dialogue, un canal de communication. Tôt ou tard, c’est le dialogue, la coopération et la diplomatie qui doivent primer. Je pense que le rôle de la Turquie est utile. Ne serait-ce que pour l’accord céréalier, si la Turquie n’avait pas été là, je ne sais pas comment on aurait fait. Même pour les Européens, Erdogan peut être utile. Certes, il est agaçant et dans une dérive autoritaire. Néanmoins, le rôle qu’il joue depuis le début de la guerre en Ukraine est important et il faut l’encourager. Si tout le monde est proche avec Poutine, on ne trouvera jamais de solutions.
TV5MONDE : La Turquie est-elle le seul pays à pouvoir jouer ce rôle de médiateur ?
Bayram Balci : Est-ce que vous voyez un autre pays en Europe capable de jouer ce rôle-là ? Tous les pays ont décidé de boycotter la Russie, d’imposer des sanctions. Imaginons que la Turquie participe à ces sanctions, quelles pourraient être les conséquences ? Ça ne ferait qu’empirer les choses.
Économiquement, la Turquie a besoin de coopérer à la fois avec l’Ukraine et avec la Russie. Bayram Balci, directeur de l’Institut français d’études anatoliennes à Istanbul
Ce pourrait être le Kazakhstan, mais il n’est pas aussi proche de l’Europe que la Turquie. Elle contrôle les détroits, elle est voisine de l’Ukraine et de la Russie. Il n’y a pas beaucoup d’autres pays avec le même voisinage.
TV5MONDE : Quel est l’objectif d’Erdogan en remplissant ce rôle de médiateur ?
Bayram Balci : Il a plusieurs intérêts à faire cela. Premièrement, comme n’importe quel chef d’État, il cherche à défendre les intérêts de son pays. Il veut faire en sorte que la Turquie ne sombre pas trop dans la crise, car cela aggraverait sa situation. Économiquement, la Turquie a besoin de coopérer à la fois avec l’Ukraine et avec la Russie.
Au niveau international, il veut montrer que la Turquie a un rôle diplomatique important à jouer. Jusque-là, c’est une réussite. L’accord céréalier est un succès diplomatique. Aussi, Erdogan veut montrer à sa population, à son électorat, que la Turquie occupe un certain rang sur la scène internationale. Cela pourrait lui être profitable pour les prochaines élections.
En revanche, si ça se passe mal, la Turquie va sombrer davantage dans la crise. L’image d’Erdogan sera ternie. Sa population aura la démonstration qu’il est incapable de bien gérer les relations entre la Turquie et ses pays voisins. Pour lui, ça pourrait être négatif au niveau électoral.
TV5MONDE : Outre l’accord céréalier, y a-t-il des exemples de la réussite de cette médiation ?
Bayram Balci : Depuis le début de la guerre, c’est principalement cet accord qui ressort. Par le passé, la Turquie a déjà endossé le rôle de médiateur. Il y a 15 ans, à l’époque où le gouvernement d'Ankara n’était pas encore dans cette dérive autoritaire, il jouait un rôle de médiation entre Israël et les Palestiniens. La Turquie a aussi joué un rôle important en Syrie avant les Printemps arabes, avec qui elle était en bons termes. Elle a aussi joué un rôle entre l’Inde et le Pakistan.
Avec la guerre en Ukraine, la Turquie a de nouveau la possibilité de remettre en pratique sa capacité de médiation. Bayram Balci, directeur de l’Institut français d’études anatoliennes à Istanbul
Malheureusement, depuis l’échec des Printemps arabes, depuis la guerre en Syrie, la Turquie n’a plus ce rôle. Le pouvoir turc est devenu beaucoup plus autoritaire et a perdu ce savoir-faire. Là, avec la guerre en Ukraine, elle a de nouveau la possibilité de remettre en pratique sa capacité de médiation.
Ce pourrait aussi être l’occasion pour l’Occident de renouer des liens avec la Turquie. Est-ce qu’ils vont y arriver ? Ce n’est pas certain. Dans la crise ukrainienne, la Turquie montre la valeur géostratégique qu’elle a pour les Européens. Ce serait bien qu’ils remarquent cela et qu’à l’avenir, ils fassent des efforts pour améliorer le sort de la Turquie. Malheureusement, Erdogan est enfoncé dans une dérive autoritaire qui va peut-être encore durer un certain temps. Mais la Turquie est plus grande qu’Erdogan. À ce titre, elle mérite que les Européens trouvent une solution pour avoir une relation beaucoup plus équilibrée avec la Turquie.
TV5MONDE : Y a-t-il un lien à faire avec le rapprochement entre la Turquie et Israël ?
Bayram Balci : C’est une autre question. La Turquie s’est fâchée avec une bonne partie de ses voisins, notamment à cause du fait qu’en Syrie, elle a pris des positions divergentes. Désormais, les Turcs sont dans une logique d’amélioration des relations avec leurs autres voisins. Ils se rendent compte que la position qu’ils ont prise sur la question syrienne les a isolés de tout le monde.
Erdogan essaye depuis quelques années de mettre fin à cet isolement, qui est mauvais pour la Turquie et pour son économie. C’est pour cela que depuis quelques mois, il tente de normaliser les relations avec l’Arménie, avec Israël, avec l’Egypte. On parle même d’une normalisation des relations avec la Syrie, mais ce n’est pas demain la veille que cela sera possible.