Fil d'Ariane
Peer de Jong est ancien colonel des Troupes de Marine, breveté de l'école de guerre et docteur en sciences politiques.
TV5MONDE : Y-a-t-il des tensions entre la société paramilitaire Wagner et l’armée russe ? De quelles natures sont-elles ?
Peer de Jong : C’est très compliqué à évaluer. Lorsque Wagner a été créée, en 2014, elle était un produit des services de renseignement russes, le GRU (ndlr : la direction générale des renseignements (GRU) de l'État-Major des Forces armées de la fédération de Russie est le service de renseignement militaire de la Russie) et de ce que l'on appelle la garde nationale.
Le système militarisé a fait la promotion de Wagner, en 2014, avec la guerre du Donbass. Cela a duré jusqu’à la guerre en Syrie. Les relations étaient alors correctes entre les paramilitaires et les soldats russes. L’armée a commencé à prendre ombrage de la montée en puissance de Wagner à partir de la prise de Palmyre et de Deir el-Zor, deux villes syriennes, en 2016-2017. Vladimir Poutine avait alors fait l’éloge de la société privée, qui avait subi de nombreuses pertes mais conquis les villes. Le Kremlin les avait honoré. C’est ce qui a détraqué la relation qui préexistait entre le système militarisé, sécuritaire et les services de renseignement russes avec Wagner.
Cette histoire de tension est aussi une affaire de personnes, entre Sergueï Choïgou, le ministre de la Défense russe et Evgueni Prigojine, le directeur général de la société paramilitaire Wagner.Peer de Jong, ancien colonel des Troupes de Marine, breveté de l'école de guerre et docteur en sciences politiques
Depuis cette période, nous assistons à une espèce de compétition, visible aujourd’hui, entre les deux structures. Wagner monte en puissance. Elle dispose de 50 000 hommes, ce qui est un nombre très important. Cette force est devenue une force de deuxième échelon, d’action spéciale, mais aussi de premier échelon puisqu’aujourd’hui Wagner est engagée directement dans le Donbass au contact de l’armée ukrainienne. Encore une fois, cette espèce de valorisation a fini par gêner les militaires.
Cette histoire de tension est aussi une affaire de personnes, avec Sergueï Choïgou, le ministre de la Défense russe et avec Evgueni Prigojine, le directeur général de la société paramilitaire Wagner. Une deuxième compétition se joue entre ces deux hommes, une lutte de pouvoir, notamment auprès de Vladimir Poutine.
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TV5MONDE : De combien d’hommes exactement dispose Wagner ?
Peer de Jong : À la date du 20 janvier 2023, la Maison Blanche a annoncé deux choses : qu’elle allait criminaliser les actions de Wagner, qui devient donc une structure criminelle. Dans son interview, le porte-parole de la Maison Blanche a également déclaré que Wagner était évaluée à 50 000 hommes. Grossièrement, cela représente 10 000 hommes sur le sol africain, et 40 000 dédiés à l’Ukraine, répartis à la fois sur le sol russe et à la fois sur le sol ukrainien.
Wagner représente 10% de l’armée russe positionnée en Ukraine.
Peer de Jong, ancien colonel des Troupes de Marine, breveté de l'école de guerre et docteur en sciences politiques
TV5MONDE : Nous avons parfois l’impression, dans son traitement médiatique, que Wagner dispose d’une plus grande force de frappe que l’armée russe. Est-ce le cas ?
Peer de Jong : J’évalue grossièrement l’armée russe présente en Ukraine à 500 000 hommes. Wagner représente donc 10% de l’armée russe positionnée en Ukraine. L’armée russe représente beaucoup plus d’hommes en réalité. On estime a 1,5 millions son nombre de forces de réserve. C’est énorme, le ratio avec Wagner est totalement différent.
Cependant, Wagner est une force militaire et politique. Elle est devenue une structure privée qui aujourd’hui et c’est assez incroyable, dispose d’une attribution de l’usage de la force légale. Cette force légale est théoriquement détenue par les polices et les armées. Une société privée, qui est dirigée par un directeur général, qui achète ses armes et paie ses hommes, en dispose donc. Cela n’avait pas été vu depuis de très nombreuses années.
Je pense que la dernière action de ce genre remonte à 1921, lorsque les corps-francs allemands rentraient de la Baltique. Ils avaient créé les sections d’assaut, les SA. Ces SA sont devenus une force politique qui s’est transformée par la suite en SS, une force militaire politique. C’est la transformation à laquelle nous assistons actuellement avec Wagner.
Wagner n’a pas de moyens. Elle dispose d’hommes et d’armement individuel simple. Ils n’ont pas de chars, pas d’avions…Peer de Jong, ancien colonel des Troupes de Marine, breveté de l'école de guerre et docteur en sciences politiques
TV5MONDE : Que pèse Wagner en termes de moyens ?
Peer de Jong : Wagner n’a pas de moyens. Elle dispose d’hommes et d’armement individuel simple. Ils n’ont pas de chars, pas d’avions… Ce qui sera peut-être le cas demain. Aujourd’hui, tout ce qui appuie l’artillerie, les blindés, le renseignement, finalement, toute la logistique, est réalisé par l’armée russe. Cette dernière soutient aujourd’hui les actions de Wagner. Les paramilitaires ne peuvent fonctionner sans elle. Ce n’est pas demain la veille que Wagner sera au niveau de l’armée russe.
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TV5MONDE : Le statut de société privée de Wagner permet-il à ses effectifs d’utiliser des pratiques qui sur le terrain seraient répréhensibles pour un soldat russe ?
Peer de Jong : Wagner est une force mercenaire, une milice, qui se met totalement en dehors des lois. Le comportement de Wagner aujourd’hui est totalement criminel et nous pouvons supposer que l’armée russe ne ferait pas de même. Pourtant, les crimes à Boutcha étaient réalisés par l’armée russe. Les comportements criminels ne se limitent donc pas à Wagner. Wagner n’est pas une entité plus criminelle que l’armée russe qui l’est également.
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La grande différence entre ces deux armées, est le système de recrutement. Aujourd’hui, nous considérons que plus de la moitié des hommes de Wagner ont été sortis des prisons. C’est le problème. Des voyous, des gangsters sont équipés avec des armes et ont la possibilité de faire ce qu’ils veulent avec.
Cela ne fait pas pour autant de Wagner une mauvaise unité opérationnelle. Penser qu’ils ne sont que des gangsters et des brigands est faux. S’ils n’étaient que ça, ils n’auraient pas réussi à prendre Soledar. C’est une unité dans laquelle vous avez un encadrement, une manière de commander et beaucoup d’agressivité. Ils ne sont pas du tout les va-nu-pieds que l’on s’imagine.
Vladimir Poutine met en concurrence Wagner et l’armée russe sur les résultats. C’est pour cela que Wagner avait absolument besoin de prouver qu’elle avait pris la ville ukrainienne de Soledar.Peer de Jong, ancien colonel des Troupes de Marine, breveté de l'école de guerre et docteur en sciences politiques
TV5MONDE : Vladimir Poutine reconnaît-il officiellement la société paramilitaire privée Wagner ?
Peer de Jong : Vladimir Poutine a décoré de l’ordre du courage Dimitri Outkine (ndlr : l’un des fondateurs de Wagner, en 2014, ex-membre du GRU, la Direction générale des renseignements militaires russes, décoré en 2016). C’était la reconnaissance de la puissance de Wagner, du fait qu’elle soit opérationnelle.
Evgueni Prigojine a aussi le droit de critiquer l’armée russe. Il a à plusieurs reprises dit de l’armée russe qu’elle n’était pas assez rapide, opérationnelle etc. En disant cela, il attaque directement Sergueï Choïgou, le ministre de la Défense russe et Valery Gerasimov, qui appartient au système Choïgou. Ces prises de position, Vladimir Poutine ne les a pas démenties. Cela veut dire qu’il a accepté cette compétition.
Quand Berlin devait être reprise (ndlr : aux Allemands), en 1945, Staline à créé une compétition entre Gueorgui Joukov et un autre général. L’un devait passer par le sud, l’autre par l’est. Le principe était le suivant : que le meilleur des deux gagne. C’est une technique soviétique, dans laquelle est créée une émulation entre deux personnages, deux structures. C’est ce que fait Vladimir Poutine actuellement. Il démontre qu’il est un peu le Staline d’aujourd’hui, dans ses comportements, sa manière de voir la Russie.
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Mêmes si les moyens de chacun ne sont pas les mêmes, il met en concurrence Wagner et l’armée russe sur les résultats. C’est pour cela que Wagner avait absolument besoin de prouver qu’elle avait pris la ville ukrainienne de Soledar. Lorsque les paramilitaires l’ont annoncé, l’armée russe a immédiatement démenti, en disant que la ville n’était pas encore prise totalement. Mais Evgueni Prigojine y a été, s’est fait prendre en photo dans les mines de sel… Nous pouvons aujourd’hui considérer que Soledar est prise, même si les Ukrainiens ne vont probablement pas l’accepter. Officieusement, c’est l’oeuvre de Wagner, c’est indéniable. L’armée russe n’en parle plus trop car elle a besoin d’avoir des succès.
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TV5MONDE : Comment se passe la répartition des troupes Wagner sur le terrain ? Comment peuvent-ils remporter des batailles en étant bien moins nombreux que l’armée russe ?
Peer de Jong : Wagner ne peut agir que sur un seul site à la fois. Si demain, une offensive était lancée sur Zaporijjia par les Ukrainiens, ce serait l’armée russe qui serait là. Wagner pourrait renforcer dans un deuxième temps. Mais il n’opère que sur une partie du front. La partie fantassins et infanterie est représentée par Wagner et est actuellement sur le front entre Bakhmout et Soledar.