Fil d'Ariane
La conquête du Donbass est devenue la cible prioritaire du Kremlin dans ce conflit. L'armée ukrainienne s'attend en effet à une importante et "très prochaine" offensive de l'armée russe dans la région de Donetsk. Quelles sont les capacités offensives de l'armée russe, après avoir subi de lourdes pertes dans la région de Kiev ? Les forces ukrainiennes peuvent-elles résister à une nouvelle offensive des forces du Kremlin ? Le point sur la situation militaire avec Emmanuel Dupuy, spécialiste des question de Défense. Entretien.
Emmanuel Dupuy : Le président Vladimir Poutine veut obtenir la rédition de la ville par tous les moyens possibles, que ce soit par la négociation ou par les armes.
Il semblerait que des négociations soient en cours. Il resterait encore 120 000 civils dans Marioupol. La chute de Marioupol permettrait de dévérouiller l'offensive qui se prépare dans le Donbass. Cela permettrait aux Russe de faire la jonction entre la Crimée et les deux républiques autoproclammées du Donbass.
Les Russes entendent désormais conquérir la totalité du Donbass ce qui n'avait pas été possible en 2014.
La capture de Marioupol serait un symbole fort. La prise de la ville possède une dimension opérationnelle forte. Marioupol aux mains des Ukrainiens contitue un verrou dans le dos des forces russes et de leurs conquête.
Des troupes ukrainiennes résistent encore, notamment des éléments du bataillon Azov qui eux n'ont pas quitté la ville. (Depuis sa création en 2014, au début de la guerre contre les séparatistes prorusses dans l'est de l'Ukraine, le bataillon est intégré depuis à la Garde nationale. Il est accusé par Moscou d'abriter des élements néo nazis, NDLR)
TV5MONDE : Quelle est l'idée des généraux russes ? Veulent-ils déclencher l'offensive lorsque leurs forces à Marioupol pourront être redéployées après la chute de la ville ?
Non, le gros des troupes russes ne se trouve pas à Marioupol. Les forces russes qui seront engagées dans cette nouvelle offensive viennent du nord. Cette annonce a été faite il ya deux semaine par le chef d'état-major adjoint des forces russes. Et ces forces transitent par Izioum, ville qui fait l'objet en ce moment de durs combats entre les forces ukrainiennes et les forces russes dans le nord du Donbass.
Ces forces passent par la région de Belgorod en Russie à proximité de Kharkiv. Les généraux russes redéploient les forces qui étaient regroupées autour de Kiev et autour de Soumy. Les troupes russes viendraient du nord du Dombass et l'objectif serait d'encercler les troupes ukrainiennes qui font face, elles, aux troupes des deux républiques séparatistes qui se battent également.
La nouvelle offensive mettrait les troupes ukrainiennes dans une situation assez complexe.
Le Donbass est une région à l’Est du pays, à la frontière avec la Russie. Le Donbass est un bassin minier, métallurgique, industriel. À l’intérieur de cette région, il y a deux zones où vivent des Ukrainiens prorusses. Ces russophones ont notamment été envoyés par la Russie pour travailler sous l'ère soviétique. Donetsk et Lougansk, républiques autoproclamées en 2014 sont deux entités au coeur du conflit actuel.
Ces deux républiques ont été reconnues par Moscou et Vladimir Poutine dans la soirée du lundi 21 février 2022. Donetsk est la principale ville du bassin minier et un centre important de métallurgie du Donbass. Elle compte deux millions d’habitants. Lougansk est, elle, une ville industrielle de 1,5 million d’habitants, riche en charbon. Ces deux républiques séparatistes contrôlent 30% du Donbass.
TV5MONDE : quelles sont aujourd'hui les capacités offensives de l'armée russe après les durs combats dans la région de Kiev ?
On sait que l'état-major russe avant le début du conflit, déclenché le 24 février, avait massé près de 120 000 hommes. Cela correspond à peu près à 120 bataillons. Sur ces 120 bataillons, 40 seraient en train d'être redéployés et sur ces 40 bataillons, 29 auraient été partiellement ou complètement détruits.
Il faut les régénérer en materiel, en hommes. Il faut donc remobiliser des troupes. L'armée russe a reconnu la mort de 1351 soldats, mais c'est sans doute bien plus.
Les services secrets allemand et britannique affirment qu'une trentaine de bataillons de l'armée russe sont aujourd'hui hors d'état de combattre.
Emmanuel, Dupuy, Spécialiste des question de Défense et de Sécurité
Le porte-parole du Kremlin Dimitri Peskov a reconnu que le niveau des pertes était terrible.
Le nombre des soldats russes morts au combat doit se trouver bien au dessus du chiffre officiel russe. La réalité des pertes russes est toutefois en dessous des chiffres avancées par les Ukrainiens qui parlent de 19200 soldats russes tués.
L'armée russe a besoin d'hommes. La première option qui s'offre aux dirigeants russes reste celle de la conscription. Plus de 134 500 jeunes Russes de 18 à 25 ans font partie de la conscription de ce printemps.
Le ministre russe de la Défense, Sergueï Choïgou, a rejeté cette idée mais si le conflit se poursuit il n'y aura pas d'autre choix. Il existe une autre option, celle des réservistes, 60 000 hommes. Une troisième option est possible, celle d'une levée en masse. Moscou pourrait mobiliser près de 40 millions d'hommes. Pour l'instant on reste très loin de cette perspective.
Les Russes ont subi d'énormes pertes selon les services secrets allemand et britannique. Ils affirment qu'une trentaine de bataillons sont hors d'état de combattre. Moscou, avant le lancement d'une offensive dans l'Est de l'Ukraine, a besoin de soldats aguéris, bien équipés et motivés.
Ces troupes dépêchées pour une offensive dans le Donbass sont sous les ordres du général Alexander Dvornikov.
Depuis le début du conflit côté russe, la coordination entre les corps d'armée, les armées entre les différents généraux était inexistante. chaque corps d'armée avait son propre plan de bataille. Là c'est différent. L'offensive du Donbass sera bien coordonnée par un général.
Cela peut changer la nature de la bataille. Ce sera une bataille bien plus classique, bien plus frontale.
Le 9 mai, Vladimir Poutine veut annoncer que l'opération militaire a permis d'obtenir la libération complète du Donbass.
Emmanuel, Dupuy, spécialiste des question de Défense et de Sécurité.
Les Ukrainiens vont se retrouver face à une réelle difficulté, celle de l'approvisionnement en armes de leurs troupes situées dans le Donbass depuis l'Ukraine de l'ouest.
La distance est grande entre les frontières polonaises et roumaines, point d'entrée des livraison d'armes par les Occidentaux, et le Donbass. L'acheminement du matériel va être assez compliqué. Les Ukrainiens au début du conflit ont fait sauter les ponts sur le fleuve Dniepr pour éviter que les troupes russes remontent vers la capitale Kiev.
On constate également une nouvelle intensité des bombardements russes sur les villes de Kharkiv et de Dnipro.
Le 9 mai, Vladimir Poutine veut annoncer que l'opération militaire a permis d'obtenir la libération complète du Donbass (30% de la superficie du Donbass a été conquis par les Russes en 2014, NDLR) avec la confirmation de la prise de la Crimée et un élargissement autour de la ville de Kherson.
TV5MONDE : Au delà du Donbass, l'objectif pour les Russes est-il d'aller jusqu'au Dniepr ?
Aller jusqu'au Dniepr en obtenant également la conquête de Kharkiv est un objectif possible.
Un autre me semble plus réalisable militairement. Il s 'agit de vaincre dans le Donbass les troupes ukrainiennes qui résistent face à la poussée des troupes séparatistes. Et donc selon la terminologie russe il faut libérer totalement le Donbass. La chute de Marioupol permettra également de priver les Ukrainiens d'accès à la mer d'Azov.
Dans la nouvelle configuration de la bataille qui se prépare dans le Donbass, les Ukrainiens auront besoin d'armes offensives comme des chars d'assault. La Slovaquie propose de livrer à l'Ukraine, des tanks de fabrication soviétique, des T72.
Emmanuel, Dupuy, spécialiste des question de Défense et de Sécurité.
TV5MONDE : Quel est l'état des forces armées ukrainiennes dans le Donbass ?
Elles sont moins bien dotées d'un point de vue materiel mais elles sont résilientes et elles ont une capacité de résistance intacte.
Au sein des forces ukrainiennes, on trouve l'armée mais aussi la garde territoriale. Cette dernière est capable de régénérer des unités durement éprouvées. Les Ukrainiens disposent toujours d'armes que continuent de leur fournir les Occidentaux.
Il s'agit essentiellement des armes anti-tanks comme l'arme anti char britannique, NLAW, le Strella allemand, les Milan français ou les Javelin américain ou les RGP (lance roquette de fabrication soviétique, NDLR) des pays de l'est.
Mais dans la nouvelle configuration de la bataille qui se prépare dans le Donbass, les Ukrainiens auront besoin d'armes offensives comme des chars d'assaut.
La Slovaquie propose de livrer des tanks de fabrication soviétique, des T72, aux forces armées ukrainiennes.
Et les Ukrainiens vont remettre sur la table la question de la livraison d'avions de combat pour gagner des capacités opérationnelles face à des forces russes qui elles ont la maitrise du ciel dans cette région.
Le Donbass est en effet une région moins densément peuplée que la région de Karkhiv, de Kiev ou de Marioupol.
Le défenseur a moins l'avantage. Et évidemment pour résister il faut là des moyens comparables aux Russes. Il existe chez les Ukrainiens une autre crainte, celle du type d'armes employées par les forces russes. La bataille du Donbass pourrait ne pas se résumer à l'emploi d'armes conventionnelles.
L'armée russe pourrait utiliser des armes avec du phosphore blanc ou des armes chimiques.
Moscou pourrait également utiliser les forces tchétchènes de Kadirov (président de la Tchéchénie, république autonome de la Fédération de Russie, ndlr.) notamment quand il faudra rentrer dans les villes pour y semer la terreur mais aussi pour combattre contre les unités ukrainiennes.
TV5MONDE : Pourquoi le Donbass est important stratégiquement pour les Russes ?
Libérer le Donbass est la justification pour la Russie du lancement du conflit. Vladimir Poutine a reçu les deux présidents des deux républiques séparatistes et a reconnu les deux républiques. Les deux présidents des républiques séparatistes avaient appelé à l'aide la Russie. La totalité du Donbass est russophone. Le Donbass fait partie de ce que le président Poutine évoque souvent comme "la petite Russie".
Le président Poutine justifie cette opération en affirmant que les populations russophones du Donbass sont victimes d'un "génocide".
Ces populations russophones selon Moscou ne reconnaissent pas la légitimité du pouvoir ukrainien.
Ces deux républiques séparatistes vont demander sans doute un rattachement à la Russie. Un référendum sera organisé. On pourrait assister à un scénario équivalent à ce qui s'est passé en Crimée.