Fil d'Ariane
Après le chantage au gaz, celui du blé ? Depuis le début du conflit, l’Ukraine puissance céréalière n’arrive plus à écouler sa production de blé, d’orge ou de maïs. Les silos restent désespérément remplis. "Actuellement, entre 20 et 25 millions de tonnes de céréales sont bloquées et cet automne ce chiffre pourrait augmenter à 70-75 millions de tonnes", alerte le président ukrainien Volodymyr Zelensky. « Nous avons besoin de couloirs maritimes », insiste le président ukrainien.
Même ton alarmiste au sein de l’ONU. « Si rien ne change, 323 millions de personnes seront touchées par l’insécurité alimentaire dans les prochains mois, contre 276 millions aujourd’hui », affirme le directeur du Programme alimentaire mondial, David Beasley.
Plus de 12 millions de tonnes de céréales doivent encore quitter les silos ukrainiens avant l’été sinon elles pourraient être perdues selon le Programme alimentaire mondial. Via le port roumain de Constanta, principale alternative actuelle, seules 240 000 tonnes ont pu passer depuis le début du conflit, le 24 février dernier.
Le port d’Odessa, principal port de départ des bateaux ukrainiens chargés de céréales reste confronté à un blocus de la marine russe. Le train n’est pas pour l’instant une alternative crédible. Un cargo peut emporter plus de 35 000 tonnes de céréales contre 5000 tonnes de céréales pour un train. Le maintien ou la levée du blocus d’Odessa a un impact réel sur les marchés mondiaux du blé.
C’est ce que surveille chaque jour Arthur Portier, spécialiste des matières premières agricoles chez le cabinet de conseil Agritel. « Le blocage des ports de la Mer Noire a une incidence réelle sur les prix des céréales. Il y a quelques semaines, l’idée de la mise en place de couloirs maritimes proposé notamment par la France et la Turquie avait fait chuté de 70 dollars la tonne ( le cours actuel tourne autour de 450 dollars, ndlr). Les prix sont repartis à la hausse lorsque cette idée ne s’est pas concrétisée », constate Arthur Portier. Le conflit russo-ukrainien oppose depuis le 24 février deux puissances céréalières - la Russie et l'Ukraine assurent à elles deux 30% des exportations mondiales de blé.
L’Ukraine pour l’instant ne tourne qu’à un quart de ses exportations. Le pays au lieu d’exporter 5 à 6 millions de tonnes de grains par mois (blé, orge ou maïs), en écoule en ce moment seulement 1,5 million à 1,6 million de tonnes.Arthur Portier, analyste, spécialiste des matières agricoles au cabinet Agritel.
Ce conflit provoque une flambée des cours des céréales et des huiles, dont les prix ont dépassé ceux atteints pendant les printemps arabes de 2011 et "les émeutes de la faim" de 2008. L'Ukraine était en passe juste avant la guerre de devenir le troisième exportateur mondial de blé et assurait à elle seule la moitié du commerce mondial de graines et d'huile de tournesol. Pour la saison 2021-22, l'Ukraine a exporté 20 millions de tonnes de blé et 27,5 millions de tonnes de maïs.
Lire : Crise des céréales : "Nous sommes entrés dans un processus de désoccidentalisation des marchés agricoles"
« L’Ukraine pour l’instant ne tourne qu’à un quart de ses exportations. L’Ukraine au lieu d’exporter 5 à 6 millions de tonnes de grains par mois (blé, orge ou maïs), en exporte en ce moment seulement 1,5 million à 1,6 million de tonnes. Tout cela concentre la demande vers d’autres pays producteurs notamment chez les producteurs français. Et cela faut augmenter les prix. La Tunisie par exemple dépend à 45% du blé ukrainien doit chercher d’autres sources d’approvisionnement. Et les prix sont très élevés, autour de 450 euros la tonne », décrit Arthur Portier, spécialiste des marchés des céréales.
Moscou conditionne de fait la fin du blocus d’Odessa à la levée des sanctions contre la Russie qui gène ses exportations de produits agricoles. Le Kremlin dans un communiqué affirme que "la Russie est prête à trouver des options pour l’exportation sans entraves de céréales, y compris celles des productions ukrainiennes depuis les ports de la mer Noire".
Mais à une condition. Le Kremlin réclame "la levée impérative des sanctions » contre la Russie. Le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov est arrivé ce 7 mai en Turquie pour discuter de l'instauration de couloirs maritimes afin de faciliter les exportations de céréales en mer Noire.
Mais là aussi le ministre des affaires étrangères turc Mevlüt Cavusoglu conditionne tout accord à un assouplissement des sanctions des Occidentaux contre la Russie. Pour l'instant les Ukrainiens ne sont pas à la table des négociations.
« Le blé est donc vraiment une arme géopolitique et ceci depuis longtemps bien avant la crise russo-ukrainienne. La France exporte la moitié de ses grains et la France grande puissance exportatrice de blé a réussi à favoriser la paix sociale dans certains pays, le Maroc, la Tunisie », décrit Arthur Portier, spécialiste du marché des céréales.
« Le blé est une armé diplomatique et Vladimir Poutine utilise cette arme diplomatique. La Russie a connu une très bonne récolte avec plus de 87 millions de tonnes de blé mais pour l’instant les sanctions empêchent aussi de sortir ce blé comme Moscou l’entendrait. Et donc Vladimir Poutine fait un chantage en disant levez les sanctions et nous pourrons exporter notre blé. On a vu ainsi le président sénégalais Macky Sall, président en exercice de de l’Union africaine reprendre certains éléments de langage en demandant aux Occidentaux d’alléger leurs sanctions contre la Russie », explique Arthur Portier.
Les exportations russes de céréales et d'engrais ne sont pas concernées par les sanctions occidentales à l'encontre de Moscou mais sont, de fait, empêchées par la suspension des échanges bancaires et financiers.
Vladimir Poutine, exerce-t-il un chantage alimentaire ? « Oui », estime l’analyste. « Poutine dit à Macky Sall : ‘Je veux bien exporter du blé mais les Occidentaux m’imposent des sanctions’. Ce sont donc les Occidentaux qui sont responsables des difficultés d'approvisionnement selon le discours de Poutine », décrit Arthur Portier. La Russie exerce aussi via le blé une autre forme de chantage en décidant de choisir ses clients également.
Lire : Guerre en Ukraine : après la visite de Macky Sall en Russie, “l’Afrique montre qu’elle veut peser dans les affaires du monde”
L’ancien président russe Dmitri Medvedev déclarait le 4 avril que la Russie ne fournirait plus de produits agricoles aux pays jugés « inamicaux », en représailles aux sanctions imposées par l’Occident depuis l’invasion de l’Ukraine. « Le blé reste un immense moyen de pression. Certains États doivent se montrer plus prudents dans leur condamnation de l’invasion russe de l’Ukraine sur la scène internationale », décrit Arthur Portier. Dix sept pays africains se sont abstenus de voter le 2 mars dernier à l'Assemblée générale de l'ONU une résolution condamnant l'invasion russe de l'Ukraine.
Cette nouvelle politique russe du blé ne date pas d’aujourd’hui. « En quelques année, la Russie est redevenue une grande puissance exportatrice de blé. Moscou a relancé sa production agricole et céréalière dans les années 2000. Ce mouvement a été renforcé lors des premières sanctions prises par les Européens après l’annexion de la Crimée en 2014. Un autre phénomène ces dernières années a favorisé ce développement, celui du réchauffement climatique. Des terres sont désormais cultivables avec du blé d’hiver », explique Arthur Portier. En 20 ans la production de blé russe est ainsi passé de 40 millions de tonnes à plus de 80 millions de tonnes.
Voir : Guerre en Ukraine : un pillage du blé ukrainien par la Russie ?
La Russie vole-t-elle des céréales ukrainiennes ?
La Russie se procure-t-elle du blé sur le dos de l'Ukraine ? C'est l'accusation portée par le chef de la diplomatie américaine Antony Blinken lundi 6 juin. Le diplomate juge "crédibles" les informations selon lesquelles la Russie "vole" des exportations loquées en raison du conflit, "pour les vendre à son propre profit". Le New York Times en anglais) a rapporté que Washington avait averti mi-mai 14 pays, principalement en Afrique, que des cargos russes transportaient des "céréales ukrainiennes volées". L'ambassadeur d'Ukraine à Ankara accuse lui la Russie de "voler" et d'exporter des céréales ukrainiennes notamment vers la Turquie et la Syrie.