Fil d'Ariane
Faut-il croire l'annonce de la prise de Soledar faite par le ministère russe de la Défense ce vendredi 13 janvier ? "La libération de la ville de Soledar, qui a une grande importance pour la poursuite des opérations offensives, a été achevée le 12 janvier dans la soirée", indique le communiqué des autorités russes. Une annonce immédiatement démentie par Kiev selon qui de "violents combats" se poursuivent dans cette petite localité de la région de Donetsk dont le nom signifie "don du sel" en référence aux mines de sel voisines.
Soledar est le théâtre ravagé de combats féroces à l'instar de la ville moyenne de Bakhmout, située à quelques kilomètres au sud. C'est ici, que depuis des mois, l'armée russe concentre tous ses efforts, par des bombardements intensifs et des combats acharnés face à l'armée ukrainienne. La prise de Soledar pourrait constituer une première victoire pour le compte de la Russie après les échecs cuisants qu'elle a enregistrés depuis la contreoffensive ukrainienne à l'été 2022.
Le Kremlin cherche ainsi à minorer la part de Wagner dans l'éventuelle conquête de la ville
Emmanuel Dupuy, président l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE)
Mais cette proclamation soulève de nombreuses questions. Elle intervient deux jours après celle du patron de Wagner, Evgueni Prigojine, qui avait le premier revendiqué la "libération" de Soledar par ses seuls paramilitaires russes. Une annonce jugée prématurée par Moscou. "Il ne faut pas se presser. Attendons des déclarations officielles", tempèrait le porte-parole du Kremlin Dmitri Peskov. Cette prise de distance des autorités russes à l'égard du patron de Wagner n'est pas anodine. « Il y a lutte au couteau au sein même des cercles de pouvoir à Moscou, la déclaration de Peskov et de Prigojine confirme bien que l’agenda de Wagner n’est pas forcément celui du Kremlin », commente Emmanuel Dupuy, expert militaire et président l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE). "Le Kremlin cherche ainsi à minorer la part de Wagner dans l'éventuelle conquête de la ville. Il en résulte l'envoi de bataillons supplémentaires de parachutistes pour que l'Etat-major puisse dire que la ville n'a pas été conquise par les mercenaires mais par l'armée régulière".
"Il est certain qu'il y a une concurrence entre une armée de mercenaires et une armée régulière, la question est de savoir quelle est la place de Wagner dans le dispositif et quelle est sa réelle puissance", interroge le général Chauvancy, consultant en géopolitique et enseignant. Vu des Etats-Unis, "Wagner apparait comme un centre de pouvoir rival à l'armée russe et aux ministres russes", selon John Kirby, porte-parole du Conseil de sécurité nationale à la Maison-Blanche.
La nomination récente du général Valéri Guerassimov par le ministre de la Défense Sergueï Choïgou en tant que commandant de l'opération militaire spéciale, donc à la tête de l'offensive en Ukraine sur le terrain, illustre à certains égards cette rivalité. Il remplace le général Sergueï Sourovikine, dont la nomination quelques semaines auparavant avait été encensée par Evgueni Prigojine, mais qui finalement est désavoué.
Il y a peut-être rivalité, mais au-delà des déclarations politiques de façade, la réalité militaire sur le terrain serait qu'il y a une complémentarité des outils
Général François Chauvancy, consultant en géopolitique et enseignant
La question de la coordination des troupes de Wagner avec les forces russes se pose. Selon Emmanuel Dupuy, "elles sont peu coordonnées avec les forces russes, il y a une sorte d’autonomie de commandement et opérationnelle".
D'après John, Kirby, porte-parole du Conseil de sécurité nationale à la Maison-Blanche, "dans certaines instances, les responsables militaires russes sont subordonnés au commandement de Wagner". "Il y a forcément coordination", souligne pour sa part le général François Chauvancy qui observe que visiblement "tous les appuis blindés et artillerie seraient fournis par l'armée russe. Il y a peut-être rivalité, mais au-delà des déclarations politiques de façade, la réalité militaire sur le terrain serait qu'il y a une complémentarité des outils".
(Re)lire : Russie : le groupe Wagner inaugure un centre consacré aux "technologies de défense"
Depuis le début de l’opération militaire spéciale, le 24 février, Wagner joue un rôle actif sur le front ukrainien. Même si les autorités russes ont longtemps nié les liens avec le groupe paramilitaire qualifié de société privée. Tout porte à croire que l’intervention des hommes de Wagner en Ukraine remonte à bien avant. Selon les mots de Prigojine à la fin septembre, la situation en Ukraine et le conflit dans le Donbass en 2014 - avec la sécession des régions pro-russes et l’annexion par la Russie de la Crimée - aurait été à l’origine même de la création du groupe paramilitaire.
L'apport en hommes de Wagner est substantiel, estimé à un quart des troupes russes en Ukraine. Selon Kirby, les Etats-Unis estiment qu'environ 50000 hommes de Wagner sont déployés en Ukraine, dont 40000 pourraient être des recrues venues des prisons russes, avec la promesse d'être libéré après six mois de combat. Des troupes peu aguerries, qui sont envoyées sur le front après une courte formation.
On estime que 80% des troupes que Wagner a engagé depuis le début du conflit seraient soient tuées, soit estropiées
Emmanuel Dupuy, président l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE)
L'efficacité des troupes de Wagner en Ukraine restent à prouver. "On estime que 80% des troupes que Wagner a engagé depuis le début du conflit seraient soient tuées, soit estropiées, ce qui veut dire que Wagner est obligé de procéder à une nouvelle vague de mobilisation, comme l’armée russe", rapporte Emmanuel Dupuy. La bataille de Soledar et celle de Bakhmout ont été particulièrement meurtrières pour Wagner qui aurait perdu "10000 hommes, c'est à dire une boucherie avec des soldats à usage unique que l’on envoie en première ligne pour essayer d’occuper le terrain, désormais mètre par mètre".
Côté ukrainien aussi, les pertes à Bakhmout et Soledar seraient conséquentes malgré l'absence de chiffres. "C'est un laminoir, commente le général Chauvancy qui perçoit de l'inquiétude du côté du président Zelensky, les brigades ukrainiennes qui ont été engagées ont tellement subi de pertes qu'elles ne seront pas forcément en mesure de résister à une poussée que l'on attend du côté russe."
Reste la question de l'intérêt de ces batailles si couteuses en vies humaines. Les chiffres peuvent laisser perplexes. "Comment peut-on recruter des dizaines de milliers d'hommes dans les prisons et comment peut-on obtenir une victoire avec autant de pertes", s'interroge le général Chauvancy à propos du groupe Wagner.
Pour les Etats-Unis, Prigojine est intéressé par les mines de sel et de gypse à Soledar et n'est motivé que par l'aspect économique et financier. "Les Américains ont raison dire que partout où Wagner agit il y a une dimension financière. De là à dire que la guerre est menée juste pour récupérer les mines de sel, de gypse ou d’argile, je n’irai pas jusque-là", déclare l'expert militaire Emmanuel Dupuy qui ne voit aucun intérêt stratégique militaire dans la prise de Soledar, c'est à dire qu'elle ne changerait pas le cours de la guerre. Acquérir des mines de sel n'est qu'un objectif secondaire, renchérit le général Chauvancy, d'autant plus qu'elles "ne peuvent pas être utilisées tout de suite, vu les destructions surplace et la proximité de la ligne de front".
Pour sa part, le porte-parole de l'armée russe, Igor Konachenkov a assuré que "le contrôle complet de Soledar permet de couper les lignes d'approvisionnement des forces ukrainiennes situées dans la ville (de Bakhmout) au sud-ouest, puis de bloquer et d'enfermer dans une 'poche' les unités ukrainiennes s'y trouvant". D'emblée, les Américains tout comme l'Institut des études de la guerre, qui fournit une carte militaire en temps réel des combats, ont réfuté l'idée d'un quelconque gain tactique. "A mon avis, il y a une menace d'encerclement de Bakhmout", objecte le général Chauvancy, il y a un objectif militaire tactique futur : s'emparer de la route principale de la logistique à 5 kilomètres du nord au sud qui va à Bakhmout." Bakhmout elle-même est traversée par une route qui mène vers les villes comme Kramatorsk et Sloviansk.
Sur le plan de la stratégie politique, il y a un intérêt à avoir une victoire, même très couteuse avec une ville détruite
Général François Chauvancy, consultant en géopolitique et enseignant
Quant au patron de Wagner Evgueni Prigojine, il a évoqué le réseau de centaines de kilomètres de tunnels souterrains des mines de sel à Soledar et Bakhmout, situés à environ une centaine de mètres de profondeur voire plus, qui pourraient constituer un avantage pour des déplacements de blindés, d'armement et de troupes. Difficile d'évaluer cet argumentaire. "Concernant les tunnels, beaucoup de choses sont dites : qu'ils traverseraient la ligne de front, qu'ils permettraient de faire passer des hommes, de stocker des munitions, rapporte le général Chauvancy. Cela dit, "les Ukrainiens pourraient faire sauter les tunnels".
Le seul gain incontestable de la prise de Soledar côté russe, c'est de mettre un terme à la série d'échecs des forces russes. "Sur le plan de la stratégie politique, il y a un intérêt à avoir une victoire, même très couteuse avec une ville détruite", note le général Chauvancy. Une victoire symbolique mais âprement disputée entre Wagner et l'armée russe.
En signe de reconnaissance, l'armée russe salue le "courage" des combattants de Wagner. Selon un communiqué du ministère russe de la Défense daté du 13 janvier, les opérations pour la capture de Soledar, annoncée par Moscou mais démentie par Kiev, ont été menées par "un groupement hétérogène de troupes", mais "l'assaut direct contre les quartiers résidentiels de Soledar (...) a été mené avec succès grâce aux actions courageuses et désintéressées des volontaires des escouades d'assaut de Wagner".