Guerre en Ukraine : y a-t-il un risque de catastrophe nucléaire autour de la centrale de Zaporijia ?

Vendredi 19 août, le président russe Vladimir Poutine a indiqué qu'il y avait un "risque de danger d'envergure" à la centrale de Zaporijia en raison des bombardements qui jouxtent le site nucléaire. Le Conseil de sécurité de l’ONU s'est réunit le jeudi 11 août et l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) devrait bientôt inspecter les bâtiments. Existe-t-il aujourd’hui un risque élevé d’incident nucléaire autour de la centrale de Zaporijia ? Réponses avec la docteure en physique nucléaire, Emmanuelle Galichet.
 
Image
Zaporijia
Militaire russe devant la centrale nucléaire de Zaporijia, le 1er mai 2022. La centrale est sous contrôle russe depuis le mois de mars 2022. 
AP Photo
Partager7 minutes de lecture
Le jeudi 8 août aux alentours de 15 heures de nouveaux bombardements ont été signalé autour de la centrale nucléaire de Zaporijia. L’exploitant de la centrale, l’entreprise ukrainienne Energoatom, annonce "cinq nouvelles frappes à proximité directe d'un dépôt de substances radioactives". Kiev et Moscou se rejettent la responsabilité de ces attaques.

À voir : Ukraine : inquiétude autour de la centrale de Zaporijjia
TV5 JWPlayer Field
Chargement du lecteur...
"L'herbe s'est enflammée sur une petite surface, mais personne n'a été blessé" indique les communiqués russes et ukrainiens. Aucune fuite radioactive n’est détectée à l’issue de ces frappes, ajoute un responsable de l'administration d'occupation.

TV5MONDELa centrale nucléaire de Zaporijia a subi plusieurs bombardements la semaine dernière. Quelle est la situation aujourd’hui autour de cette centrale ? 

Emmanuelle Galichet : Aujourd’hui, la situation autour de la centrale est stable. Mais cela ne veut absolument pas dire qu’il ne faut pas s’inquiéter.
 
On ne peut pas continuer à considérer la centrale nucléaire comme un outil de guerre.
Docteure en physique nucléaire, Emmanuelle Galichet. 
Les bombardements précédents ont endommagé certaines infrastructures. La principale atteinte à la centrale est survenue lorsqu’une alimentation électrique extérieure a été touchée, le weekend du 6 août. Les dégâts ont entrainé un arrêt automatique d’un des réacteurs de la centrale. Ils ont également obligé les exploitants à basculer sur un groupe électrogène de secours.

À lire : DIRECT - Ukraine : Russes et Ukrainiens s'accusent mutuellement de bombardements à la centrale de Zaporijjia

Par ailleurs, des tirs ont ciblé un bâtiment stockant des combustibles usés stockés à l’air libre. Certaines fenêtres ont été brisées mais les conteneurs dans lesquels les combustibles sont stockés n’ont pas été touchés. De ce côté, le danger est moindre puisque si ces combustibles sont stockés à l’air libre cela signifie que leur radioactivité est relativement faible.

Enfin, certains capteurs servant à mesurer la radioactivité de la centrale ont été endommagés. En Europe, tous les exploitants de centrales nucléaires sont contraints d’installer des capteurs autour des centrales.Tous ces capteurs sont reliés à une grille commune à l’échelle européenne. Cette grille permet d’évaluer constamment d’éventuelles radiations sur le continent. Les dégâts sur ces capteurs ne sont pas dramatiques. En sureté nucléaire, il existe un principe dit de "sureté en profondeur". Lorsqu’une ligne ou un système est endommagé d’autres installations doivent pouvoir prendre le relais. Aujourd’hui autour de la centrale, d’autres capteurs permettent de mesurer l’émanation de radioactivité dans l’environnement. 

Mais encore une fois, si la situation est stable cela ne signifie pas qu’il ne faut pas s’inquiéter. Il est absolument nécessaire que les combats s’arrêtent. Il faut le dire et le répéter : "On ne peut pas continuer à considérer la centrale nucléaire comme un outil de guerre". 

TV5MONDE: Mais aujourd’hui cette centrale se situe dans un pays en guerre. Comment fonctionne-t-elle sous occupation russe ?

Sur ce sujet, nous n’avons pas énormément d’informations. Nous savons que l’exploitant, Energoatom, travaile toujours sur la centrale. Les effectifs de la centrale restent donc ukrainiens mais ils travaillent sous une chaine de commandement russe. Le reste des informations sur le fonctionnement quotidien de la centrale reste très limité. 

À lire : Ukraine : Zaporijjia, une centrale nucléaire prise dans la guerre
 
La centrale de Zaporijia sous occupation russe. 

La centrale est sous contrôle russe depuis le 4 mars 2022. Les forces d’occupation sont estimées à "environ 500 soldats et 50 véhicules lourds, des tanks et des camions", selon le Président de l’exploitant ukrainien Energoatom interrogé par l’AFP le 8 août 2022.

De nombreux incidents se sont produits aux abords de la centrale depuis le début de la guerre. Lors de la prise de la centrale dans la nuit du 3 mars 2022, des coups de feu avaient été signalés. De nouvelles frappes sont recensées le weekend du 6 août. Enfin, de nouvelles attaques, ce jeudi 11 août dans l'après-midi détruisent des capteurs de radioactivités. 

Parrallèlement, des affrontements meurtriers se déroulent dans les villes et régions environnant la centrale, notamment dans la région de Dnipropetrovsk ou la ville de Marganets. 
TV5MONDE: De quelles mesures de protection dispose la centrale nucléaire de Zaporijia pour faire face aux bombardements ?
 
Les enceintes de confinement d’une centrale nucléaire sont dimensionnées pour supporter la chute d’un avion ou la chute d’un objet très lourd.  Docteure en physique nucléaire, Emmanuelle Galichet.
Tout d’abord, les calculs permettant de dimensionner les protections d’une centrale nucléaire ne sont pas réalisés en prenant en compte un éventuel tir de missile. Ils sont toutefois réalisés pour protéger une centrale, d’accidents "non intentionnés". Les "enceintes de confinement" d’une centrale nucléaire sont conçues pour résister à une chute d’avion ou une chute d’objets lourds par exemple.

Une centrale nucléaire contient "un cœur de réacteur" composé de combustible et de circuits d’eaux. Ce "cœur" est dans "une cuve de métal", elle-même fermée par "un couvercle de cuve". Ce couvercle est recouvert d’une dalle destinée à le protéger contre la chute d’objets.  L’ensemble de cette infrastructure se situe dans "le bâtiment réacteur" que l’on appelle également "l’enceinte de confinement". Cette "enceinte" est réalisée en béton armée et recouverte d’une "peau métallique". Dans le cas de Zaporijia, l’épaisseur de cette "enceinte" est d’environ un mètre. 
 
Selon toutes probabilités, une enceinte de confinement pourrait potentiellement supporter un tir de missile.Docteure en physique nucléaire, Emmanuelle Galichet.
Donc selon toutes probabilités "une enceinte de confinement" pourrait potentiellement supporter un tir de missile. Mais personne ne peut l’affirmer avec certitude puisqu’elle n’est pas originellement conçue dans ce but. Le dôme protège effectivement beaucoup la centrale, mais ce n’est pas le cœur du problème, les tirs de missiles sur le réacteur ne sont pas le risque majeur. 

TV5MONDE: Aujourd’hui, selon les spécialistes, quels sont les risques majeurs ? 
 
Ce qui inquiète le plus les spécialistes aujourd’hui, c’est la perte de l’alimentation électrique qui alimente la centrale
Docteure en physique nucléaire, Emmanuelle Galichet.
Ce qui inquiète le plus les spécialistes aujourd’hui, c’est la perte de l’alimentation électrique extérieure. Chaque centrale qui produit de l’énergie (centrale à charbon, centrale nucléaire ou même barrage) est placé sur un réseau électrique. Sur ce réseau, elle reçoit de l’énergie indispensable à son fonctionnement.  

Un cœur de réacteur nucléaire a besoin d’eau pour être refroidie. Pour faire circuler cette eau, la centrale doit être alimentée en électricité et donc reliée au réseau. Ce lien avec le réseau est indispensable à la sureté nucléaire. Si le cœur n’est pas refroidi, il peut y avoir "une fusion du cœur" et donc un accident nucléaire.

À lire : Face au réchauffement climatique, l'avenir de l'énergie nucléaire est-il menacé ?

Pour prévenir ce risque, les centrales disposent de groupes électrogènes de secours. La centrale de Zaporijia a 6 réacteurs de 1000 MW chacun. Et chaque réacteur dispose de trois groupes électrogènes de soutien dans le cas d’une perte d’électricité extérieure. Donc une catastrophe peut survenir si la centrale est coupée du réseau et si pour une raison quelconque les groupes électrogènes de secours ne sont plus capables d’alimenter la centrale. Il est toutefois important de noter qu’une centrale ne doit pas fonctionner à partir de ses groupes électrogènes de secours en temps normale. 
 
Les forces russes voudraient détourner la production de la centrale de Zaporijjia vers la Crimée.

Mardi 9 août, l’opérateur ukrainien en charge de la centrale, l’entreprise Energoatom, a affirmé que les forces russes préparent un raccordement de la centrale vers la Crimée. Selon l’opérateur, cette procédure pourrait endommager les infrastructures de la centrale.
TV5MONDE: Est-ce qu’il existe un risque d’accident dans le cas d’un potentiel raccordement de la centrale de Zaporijia au réseau électrique de Crimée, région annexée par la Russie en 2014 ? ​
 
Le risque majeur d’un raccordement de Zaporijia avec la Crimée réside dans une potentielle erreur humaine lors de l’opération 
Docteure en physique nucléaire, Emmanuelle Galichet.
Oui. Mais il faut d’abord indiquer que "techniquement" cette opération est tout à fait possible. La centrale de Zaporijia est très bien maillée dans le réseau électrique. Il est probable que les forces russes aient choisi cette centrale justement pour cette raison. 

Si cette opération devait avoir lieu, il existe un risque que les liens entre la centrale et le réseau électrique soient coupés trop longtemps. Toutefois, le risque majeur n’est pas là. Le risque majeur de cette opération industrielle réside dans une potentielle erreur humaine. Le personnel ukrainien ne veut pas perdre la production de cette centrale et les ingénieurs qui travaillent avec une forte frustration dans des conditions de stresse sont plus susceptibles de commettre des erreurs.

TV5MONDE: Les experts internationaux de l’AIEA demandent à pouvoir se rendre sur place "dès que possible", que permettrait cette visite ? 
 
Il est extrêmement important que les experts de l’AIEA puissent rentrer sur la centrale. Docteure en physique nucléaire, Emmanuelle Galichet.
Cette visite serait primordiale. Elle permettrait tout d’abord de vérifier l’ensemble des informations dont nous disposons sur le fonctionnement de la centrale. Les experts de l’AIEA pourraient vérifier le bon fonctionnement de la centrale mais aussi l’état d’esprit des exploitants.

Ils pourraient apporter une aide technique et humaine pour le personnel sur place. Il est extrêmement important que les experts de l’AIEA puissent rentrer sur la centrale. Leur présence pourrait rendre beaucoup plus sereines les équipes d’exploitations et réduire ainsi les risques d’erreur humaine.