Guerre à Gaza : la cause palestinienne revient dans le débat de la normalisation entre les pays arabes et Israël

Officiellement, plusieurs États du monde arabe désapprouvent les représailles israéliennes sur la bande de Gaza, après l'offensive du Hamas et l'exacerbation du conflit avec la Palestine ces dernières semaines. Dans les faits, ces positions publiques sont difficiles à concilier avec les processus de normalisation arabo-israélien qui anime une bonne partie de la région. Analyse. 

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Photo de manifestants avec un drapeau palestinien

Les mobilisations populaires en faveur de la Palestine dans le monde arabe, comme ici en Égypte, ont mis les États maintenant des relations avec Israël dans une position ambivalente. AP/ Amr Nabil.

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Vendredi 20 octobre, Joe Biden a affirmé que le Hamas avait lancé son offensive sur le territoire israélien le 7, en partie pour contrecarrer les négociations de normalisation entre l’Arabie Saoudite et Israël, sous l'égide des États-Unis. Il a ainsi déclaré, à propos du groupe islamiste palestinien qui domine sur la bande de Gaza, : "L'une des raisons pour lesquelles ils ont agi de la sorte (...) pour laquelle ils s'en sont pris à Israël (...) est que j'étais sur le point de m'asseoir avec les Saoudiens".

L'argumentaire du président américain ne tient pas, pour le politologue Hasni Abidi, directeur du Centre d'études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen à Genève

« Dire ça, c’est nier la dimension nationale du conflit israélo-palestinien. La situation explosive ne date pas d’hier ou des accords d’Abraham (accords de paix signés en décembre 2020 par Israël avec les Émirats arabes unis et le Bahreïn, rejoints ensuite par le Soudan et le Maroc, NDLR). Elle remonte à 1947 (date du plan de partage de la Palestine) et s’explique par l’accumulation des échecs du processus de paix, rappelle-t-il. Les négociations d’États arabes avec Israël ont probablement accéléré la colère des Palestiniens, mais ce n’est pas l’élément structurant de l’attaque du Hamas. »

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Si l’affirmation américaine est discutable, l’un des enjeux de l’exacerbation du conflit israélo-palestinien - qui se manifeste depuis le 7 octobre par l’attaque surprise du groupe palestinien et les représailles du gouvernement israélien sur la bande de Gaza - concerne bien les relations des États arabes avec Israël.

Les objectifs que l’Arabie Saoudite poursuivait à travers la normalisation continuent à être prioritaires pour elle.
Yasmine Farouk, chercheuse spécialiste de l’Arabie Saoudite.

Normalisation israélo-saoudienne suspendue, mais pas condamnée

Le processus de négociations, bien entamé entre Riyad et Tel Aviv, sera-t-il pour autant bouleversé ? Pour l’instant, il a été simplement suspendu, après que l’Arabie Saoudite a appelé à un cessez-le-feu à Gaza.

Yasmine Farouk, chercheuse aux États-Unis, spécialiste de l’Arabie Saoudite et de ses relations régionales, estime qu’il ne devrait pas être menacé à long terme. « Les objectifs que l’Arabie Saoudite poursuivait à travers la normalisation continuent à être prioritaires pour elle. Donc tant que la normalisation restera le passage obligé pour les atteindre, elle en passera par là. Même si ça va être retardé, et plus difficile à rendre public qu’avant la guerre sur Gaza. »

Ces objectifs concernent davantage sa relation avec les États-Unis, qui chapeautent les négociations et poussent vers la normalisation, que celle qui la lierait à Israël. D’après la chercheuse, l’Arabie Saoudite cherche à devenir un allié américain dans la région au même titre qu’Israël. Ce rapprochement passerait par un accès facilité aux armes américaines, un soutien des États-Unis au programme saoudien de nucléaire civil, des accords de défense ou de libre-échange,…

« Les Saoudiens prennent leur temps pour être sûrs que ces objectifs soient atteints. Ils ont conscience qu’avec la normalisation, ils ont une carte très importante qu’ils ne pourront jouer qu’une seule fois. » Au-delà des enjeux militaires ou économiques, l’Arabie Saoudite espère aussi un changement en termes de représentations : « tourner la page d’une image ultra-conservatrice, d’un pays qui soutient la radicalisation ». Ce dont la normalisation avec Israël pourrait enfin l’éloigner.

Il y a un certain malaise qui s’empare des États qui ont normalisé lorsqu’ils réalisent la grande puissance mobilisatrice que garde le conflit.
Hasni Abidi, politologue. 

C’est sur le terrain de l'image que se joue également l’un des objectifs nourris par Tel Aviv en se rapprochant de Riyad. « Israël sait que la normalisation avec l’Arabie Saoudite légitimerait le même processus avec d’autres pays arabes ou musulmans, avec qui il entretient déjà des relations secrètes. Cela légitimerait son existence dans le monde musulman. Et c’est l’un des arguments de poids que les Saoudiens veulent maintenir », souligne Yasmine Farouk. 

Un « facteur palestinien » surtout symbolique dans les négociations

De son côté, Aziz Alghashian estime que l’opposition qui se matérialise entre un « bloc occidental » qui soutient Israël dans ses représailles contre Gaza, et les pays arabes, qui s’y opposent à différents niveaux, pourrait toutefois altérer les relations américano-saoudiennes. Le chercheur, spécialiste de la politique étrangère saoudienne enseignant notamment à l'Université de l'Essex (Royaume-Uni), n’imagine pas non plus que cela « tuera » la normalisation, mais l’influencera a minima et l’obligera à prendre en compte le « facteur palestinien » dans les négociations futures.

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En parallèle des négociations de rapprochement avec Israël, l’Arabie Saoudite réitère en effet ses déclarations en faveur de l’établissement d’un État palestinien indépendant, et plus largement de soutien à la Palestine. Le prince héritier Mohammed ben Salmane (MBS) avait notamment affirmé en mai que « la question palestinienne était et reste la question centrale pour les pays arabes, et elle figure en tête des priorités du royaume. » Est-ce le signe que la cause fera partie des paramètres incontournables d’un futur accord ?

Sarah Daoud, chercheuse et docteure en sciences politiques à Sciences Po Paris, ne se fait aucune illusion à ce sujet. « Ces déclarations s’inscrivent dans la lignée d’autres pays avant eux, qui se sont aussi rapprochés d’Israël, comme l’Égypte ou la Jordanie. Elles ont une vocation à apaiser en interne : l’opinion publique saoudienne est tout aussi acquise à la Palestine que le reste du monde arabe. Elles visent aussi à envoyer un message à l’Autorité Palestinienne. Mais c’est simplement le discours habituel, qui doit être repris à chaque fois, et que les Saoudiens s’approprient. » Rien n'indique donc que ce discours sera suivi d'effet.

L’affirmation de MBS avait d’ailleurs été faite lors d’un sommet de la Ligue Arabe, haut lieu des déclarations symboliques du soutien arabe à la Palestine, malgré la réalité des intérêts de chaque État à se rapprocher d’Israël.

Je ne pense pas que les régimes, comme par exemple en Égypte, sauront répondre aux mobilisations de leur peuple, autrement que par la répression.
Sarah Daoud, chercheuse en sciences politiques.

Là où la normalisation existe déjà, la « situation est très inconfortable »

Les États arabes qui ont déjà normalisé leurs relations avec Israël sont aujourd’hui confrontés à cette ambivalence. La question palestinienne n’avait certes jamais disparu de l’horizon politique de la région, mais elle se rappelle d’autant plus violemment à eux aujourd’hui qu’elle se manifeste sur leur propre sol, là où des rassemblements massifs de soutien aux Palestiniens se sont organisés depuis quelques semaines.

Des dizaines de milliers de Marocains ont par exemple manifesté contre Israël, et la normalisation de leur pays avec lui. À tel point que Tel Aviv a évacué son personnel diplomatique de Rabat. Après de longues relations officieuses avec Israël, le royaume chérifien avait officialisé ses liens avec lui en décembre 2020 – en échange de la reconnaissance de sa souveraineté sur le Sahara Occidental par les États-Unis.

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 « Les États qui ont normalisé sont déjà dans une situation très inconfortable, avec cette pression populaire, notamment au Maroc, mais aussi dans les pays du Golfe. Il y a un certain malaise qui s’empare de ces pays lorsqu’ils réalisent la grande puissance mobilisatrice que garde le conflit. Ils pourraient ralentir le mouvement d’amélioration de leurs relations avec Israël à l’avenir », prédit Hasni Abidi. Le Hamas a ainsi remis la centralité de la question palestinienne dans le processus, qui avait été marginalisée. »

Ces États pourraient aussi y répondre par l’instrumentalisation : cela pourrait être le cas en Égypte, selon Sarah Daoud. Pour la chercheuse, le régime, en plus du verrouillage politique et de la répression, va considérer que ces rassemblements ne font que s’opposer aux crimes de guerre à Gaza. Ils ne constitueraient ainsi pas une remise en question de sa propre politique – même si les manifestants égyptiens arboraient aussi des banderoles contre leur gouvernement.

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Faiblesse diplomatique des États arabes

Au-delà de l’embarras des États face à la dissonance entre le soutien populaire à la Palestine et leurs propres intérêts vis-à-vis d’Israël, l’exacerbation du conflit israélo-palestinien depuis le 7 octobre a aussi prouvé – de nouveau - leur faiblesse diplomatique sur cette scène.

« Au moment des accords de normalisation, les pays arabes estimaient qu’ils allaient pouvoir contribuer à la recherche d’une solution à deux États. On a bien vu qu’ils se sont plutôt marginalisés. Les derniers événements ont montré leurs limites à peser sur le conflit », explique Hasni Abidi.

Sarah Daoud ajoute : « Je ne pense pas que les régimes, comme par exemple en Égypte, sauront répondre aux mobilisations de leur peuple, autrement que par la répression. Il n’est pas très réaliste que cela les pousse à s’impliquer davantage pour la cause palestinienne. Ils sont eux-mêmes assez démunis, depuis longtemps, sur le plan diplomatique. »

 Non seulement les citoyens, mais aussi les dirigeants, vont devoir considérer la question palestinienne sous l'angle de la sécurité régionale également.
Aziz Alghashian, spécialiste de la politique étrangère saoudienne.

La chercheuse rappelle que l’acteur qui a surtout de l’influence aujourd’hui dans le conflit israélo-palestinien, est les États-Unis. Par ailleurs, en dehors du Qatar, peu de pays arabes ont des relations assez proches avec le Hamas, sans qui les négociations ne pourront pas se tenir.

Premier État arabe à reconnaître Israël en 1979, « L’Égypte était l’acteur privilégié entre le Hamas et Israël. Elle a perçu les processus de normalisation avec une certain crainte, parce que cela pouvait la mettre sur la touche, dans sa quête de leadership régional. Et c’est un peu ce qu’il s’est passé ; elle a été mise de côté au profit d’autres pays de la région. De plus, le pays ne peut pas être médiateur cette fois, puisqu’il est une des parties des événements, surtout s’il y a des déplacements de population », développe-t-elle.

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« Le mouvement de normalisation va être ralenti »

Vu les intérêts stratégiques que les pays arabes atteignent à travers les normalisations, et le fait qu’elles ne représentaient souvent que l’officialisation et le prolongement de relations existant de longue date, la guerre à Gaza ne devrait pas remettre en cause les accords déjà conclus.

Sans marche arrière, elle les pousse simplement à tenir une parole publique un minimum alignée avec leur société civile, à instaurer une certaine distance avec les politiques israéliennes, et à maintenir un équilibre précaire entre protection de leur alliance avec Israël et prise en compte - parfois purement symbolique - de la cause palestinienne.

En revanche, l’exacerbation du conflit pourrait jouer pour des pays qui n’ont pas encore emprunté publiquement le chemin de la normalisation. « Il existe certainement des États qui attendaient de voir les gains de la normalisation. Maintenant, ce mouvement, et même la volonté des candidats à s’afficher, va être ralenti par la guerre », analyse Hasni Abidi.

Pour Aziz Alghasian, la cause palestinienne (re)devient ainsi non seulement un enjeu de politique arabe, mais aussi une question régionale prioritaire, en particulier pour les pays voisins comme l’Égypte, la Jordanie ou le Liban. « Non seulement les citoyens, mais aussi les dirigeants, vont devoir considérer cette question sous l'angle de la sécurité également. »

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Même si les enjeux stratégiques des rapprochements avec Israël continuent à prédominer sur la cause palestinienne dans les calculs politiques de la région, elle est aujourd’hui, à nouveau, plus difficile à contourner. D’autant plus que, selon Sarah Daoud, « les mobilisations très impressionnantes, y compris en Europe, montrent la puissance que la cause palestinienne a encore sur l’imaginaire collectif. C’est au moins ce que cet épisode nous aura encore prouvé. »