Fil d'Ariane
L’Afrique du Sud vient de déposer une requête contre Israël auprès de la Cour internationale de justice (CIJ). La Cour pénale internationale (CPI) a elle aussi été saisie à plusieurs reprises depuis le 7 octobre. Alors la justice internationale peut-elle influencer le déroulement de la guerre ? Éléments de réponse avec François Dubuisson, professeur au sein du Centre de droit international de l'Université libre de Bruxelles.
La Cour internationale de justice et la Cour pénale internationale ont chacune un rôle à jouer dans le conflit qui se déploie au Proche-Orient depuis le 7 octobre.
Vendredi 29 décembre, l’Afrique du Sud a déposé une requête auprès de la CIJ estimant qu'Israël, “en particulier depuis le 7 octobre 2023, s'est livré, se livre et risque de continuer à se livrer à des actes de génocide contre le peuple palestinien à Gaza”. Face à la situation dans l’enclave palestinienne, Pretoria demande à la CIJ de prendre des mesures pour "protéger le peuple palestinien à Gaza".
La question des possibles crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis par Israël dans le cadre de sa riposte à l’attaque du Hamas palestinien du 7 octobre alimente le débat depuis les premiers jours du conflit. Dès le 9 novembre par exemple, un groupe d’avocats internationaux avait déposé une plainte devant la Cour pénale internationale (CPI) pour crime de génocide dans la bande de Gaza. Mais c’est la première fois qu’un État assigne Israël devant la Cour internationale de justice (CIJ) pour crime de génocide, qui constitue un crime contre l’humanité.
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Entre la CPI et la CIJ, la justice internationale est au cœur de ce conflit, mais l'une comme l'autre ont des rôles différents à jouer dans cette guerre.
La CIJ, une Cour pour les États
Fondée en 1946, “La Cour internationale de Justice (CIJ) est l'organe judiciaire lié aux Nations Unies”, explique François Dubuisson, professeur au sein du Centre de droit international de l'ULB. “Sa fonction est de régler les litiges entre les différents États et pour qu'elle soit compétente, il faut en plus que les États aient, d'une manière ou d'une autre, consentis à sa compétence”.
Si la CIJ n’est pas d’office compétente pour tous les États membres des Nations Unies, une clause compromissoire prévue dans la Convention relative au génocide en fait une instance compétente pour traiter ces questions. Or, l'Afrique du Sud et Israël sont toutes les deux parties à cette convention. “C'est ce qui a permis à l'Afrique du Sud d’introduire une requête contre contre Israël” résume le professeur Dubuisson.
La CIJ a également une compétence consultative : elle peut être saisie d'une question juridique soumise par des organes des Nations unies, comme le Conseil de sécurité ou l'assemblée générale de l'ONU. Une telle procédure consultative sur “les conséquences juridiques découlant des politiques et pratiques d’Israël dans le Territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est” a d’ailleurs été ouverte en décembre 2022 suite à une requête de l’Assemblée générale de l’ONU. Dans ce cadre, des audiences publiques auront lieu en février 2024.
A cette procédure vient donc s’ajouter la requête déposée par l’Afrique du Sud, qui comprend deux volets distincts. Sur la question du génocide, “la Cour va d'abord devoir vérifier sa compétence”, explique François Dubuisson. “Ensuite se tiendront des plaidoiries écrites puis orales et seulement après la Cour va adopter un arrêt, qui va trancher le différend”. Ce volet de la procédure devrait s’inscrire dans un temps long : dans une démarche similaire lancée par la Gambie en novembre 2019 sur la question du possible génocide des Rohingyas en Birmanie, la CIJ a mis près de trois ans avant d’établir formellement sa compétence à juger la question, en juillet 2022.
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Le deuxième aspect de la requête déposée par l’Afrique du Sud porte sur la protection du peuple palestinien et la fin de toutes les attaques militaires. Sur ces questions, “la Cour peut adopter très rapidement ce qu'on appelle des mesures conservatoires” explique le professeur Dubuisson. “Ce sont, en quelque sorte, des mesures prises en référé, dans l'attente d'un arrêt de fond qui trancherait la question du génocide. La CIJ peut donner des injonctions aux parties pour ménager les droits qui sont concernés par la requête. En l'occurrence, elle pourrait par exemple adopter des mesures qui intimeraient à Israël de suspendre un certain nombre d'opérations militaires ou de prendre des mesures de prévention pour faire en sorte que la population palestinienne ait accès aux denrées essentielles à sa survie, comme la nourriture, l'essence etc.” détaille-t-il.
Un soutien historique
C’est ce pouvoir qui semble motiver la démarche de Pretoria. “C’est, pour l'Afrique du Sud, l’occasion de montrer sa solidarité avec la cause palestinienne en général et au regard des événements survenus depuis le 7 octobre”.
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La nation arc-en-ciel affiche de longue date son soutien à la cause palestinienne et estime que l’État d’Israël a mis en place un régime d’apartheid - un fait inacceptable pour ce pays qui a vécu sous ce régime pendant plus de quarante ans. Malgré d’importants liens économiques, Tel-Aviv et Pretoria entretiennent une relation compliquée, comme le rappelle Asher Lubotzky, docteur en histoire et auteur d’une thèse sur les relations entre Israël et l’Afrique du Sud à l’université américaine d’Indiana dans un entretien à Jeune Afrique. “Israël aimerait avoir de bonnes relations avec l’Afrique du Sud, mais celle-ci est très suspicieuse à l’égard d’Israël, qu’elle voit comme un protagoniste négatif au Moyen-Orient et dans le monde”.
Pour François Dubuisson, avec cette requête devant la CIJ, “l'Afrique du Sud veut marquer le fait que la communauté internationale ne reste pas passive par rapport à la situation de Gaza et par rapport au risque de détérioration de la situation - que ce soit les bombardements ou plus généralement la situation humanitaire, qui est une conséquence directe du conflit”. Mais cette démarche a avant tout une dimension symbolique pour le professeur, car si les décisions de la CIJ sont obligatoires et sans appel, l’instance ne dispose d’aucun pouvoir coercitif pour les faire respecter. Et Israël “a plutôt l'habitude d'ignorer les injonctions internationales” rappelle François Dubuisson.
La CPI, une cour pour les individus
Mais la requête déposée le 29 décembre devant la CIJ n’est pas la seule action judiciaire entreprise par l’Afrique du Sud contre Israël depuis le 7 octobre. Le pays a aussi fait un renvoi devant la Cour pénale internationale pour crimes de guerre.
La Cour pénale internationale (CPI) est, elle, chargée de juger des individus, pas des États. “Ici, il ne s'agirait donc pas de juger la Palestine, le Hamas ou Israël en tant qu'entité mais plutôt des dirigeants, des responsables soit du Hamas soit du Djihad islamique ou de l'armée israélienne pour des crimes internationaux” explique le professeur Dubuisson.
Fondée par le Statut de Rome, la CPI est active depuis 2002. Sa compétence porte sur trois types de crimes : les crimes de guerre, les crimes contre l'humanité et le crime de génocide. Elle peut être saisie concernant la situation à Gaza car la Palestine est devenue un État partie à la CPI en ratifiant le statut de Rome en 2015.
La Cour s’est intéressée à la Palestine bien avant le 7 octobre 2023. Une enquête porte sur les crimes commis depuis la guerre de Gaza de juin 2014 et sur l’occupation israélienne en Cisjordanie, y compris Jérusalem-Est. Dans ce cadre, le Hamas était censé déposer une plainte auprès de la CPI le 9 octobre dernier.
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Il aurait du remettre au bureau du procureur de la CPI un document de 400 pages répertoriant les violations des droits de l’homme commises à Jérusalem et imputées à Israël mais ne l'a finalement pas fait. Une démarche avortée suite à l’attaque du 7 octobre : « La branche armée du mouvement a décidé que c’était le moment d’agir et on a donc décidé de reporter le dépôt de la plainte », expliquait Gilles Devers, l’avocat français du Hamas, à nos confrères du Monde.
Ce dépôt de plainte avorté n’empêche pas la CPI de se mobiliser : des associations, comme l’ONG PCHR (Centre palestinien pour les droits de l’homme) et plusieurs États (Afrique du Sud, Algérie et Belgique) ont déposé des plaintes pour crimes de guerre et contre l’humanité auprès de la Cour depuis le début de la guerre. Et Karim Khan, le procureur général, a annoncé qu'il allait “pleinement intégrer les faits actuels se déroulant à Gaza dans dans son enquête et que cela pourrait évidemment inclure les actes commis par le Hamas le 7 octobre mais également ceux commis par l'armée israélienne depuis”, ajoute François Dubuisson.
Une influence limitée
Mais là encore c’est une procédure longue qui s’annonce : d’une part, la CPI doit enquêter et rassembler tous les éléments de preuve nécessaire avant de pouvoir émettre des mandats d’arrêt. La guerre étant encore en cours et l’accès à la bande de Gaza extrêmement restreint, ce travail d’enquête ne peut avoir lieu.
D’autre part, “il faut savoir que la Cour ne peut pas mener des procès qu'on appelle ‘in absentia’, c'est-à-dire en l'absence de l'accusé” explique le professeur Dubuisson. “Évidemment c'est ça la difficulté, en particulier vis-à-vis de personnes qui relèvent d'État qui, eux, ne sont pas parties au Statut de Rome, comme c'est le cas d'Israël. On peut émettre des mandats d'arrêt mais tant qu'on n'a pas mis la main sur les personnes visées, on ne pourra pas tenir de procès”.
L’action de la justice internationale dans ce conflit est donc limitée et consisterait surtout à établir une forme de responsabilité rétrospective plutôt qu’à avoir un impact directement sur la situation à Gaza. “Il y a tout de même une certaine possibilité d'influence”, estime François Dubuisson.
“Si la CIJ adopte des mesures conservatoires, cela pourrait quand même encourager un certain nombre d'États qui restent un peu mitigés sur la question à être un peu plus pressants vis-à-vis d'Israël, pour l'obliger ou en tout cas le presser d'accorder plus d'aide humanitaire ou de changer un certain nombre de techniques de bombardement, permettre davantage l'accès aux soins aux vivres… Donc cela peut quand même avoir un impact”. Une possibilité d’influence qui doit cependant être replacée dans son contexte : “Dans l'histoire de la justice internationale, ni les États-Unis, ni Israël ne se sont jamais montrés très respectueux des décisions internationales lorsqu'elles leur sont défavorables” rappelle le professeur.