Fil d'Ariane
La situation sécuritaire continue de se dégrader en Haïti, pays caribéen en proie à la violence extrême des gangs. Pour tenter de mettre fin à leur propagation, le Kenya propose de mener une force multinationale sur place. Une proposition qui semble convenir à la population locale, qui entretient un lien à part avec le continent africain.
Port-au-Prince, capitale de Haïti. Des manifestants protestent contre les prix élevés du carburant. 10 décembre 2021.
À la question "quelles sont les dernières informations que vous avez du pays ?" ; la réponse est sans appel et tombe comme un couperet. “Les nouvelles que j’ai sont extrêmement mauvaises”, répond d'emblée Jean-Marie Théodat.
"La plupart de mes amis qui vivent là-bas sont terrés chez eux. Ils ne savent pas exactement de quoi sera fait leur quotidien, comment sera le lendemain”.
Car le géographe est né en Haïti. Aujourd'hui, il enseigne à l'université parisienne Panthéon-Sorbonne. Et même s'il vit à des milliers de kilomètres du petit État de la Caraïbe, il connaît bien la situation sur place. “Il y a des rapts, des assassinats tous les jours”, résume l'intéressé.
Le quotidien en Haïti est devenu insupportable depuis que les rues de Port-au-Prince, la capitale, sont tombées aux mains des gangs. Selon les Nations Unies, les groupes armés sont omniprésents. À tel point qu’ils ne gèrent pas moins de 80% de la capitale haïtienne. Ils font la loi et règnent en maître sur une population désemparée face à la violence systémique.
Face à cette situation critique, l’État haïtien lui-même est submergé, en proie à des instabilités récurrentes. L’assassinat en juillet 2021 du président Jovenel Moïse a été un énième marqueur de la crise que traverse le pays. “Haïti est aux abois. C’est un trou noir dans la Caraïbe”, déplore Jean-Marie Théodat. “L’État s’est véritablement effondré. La plupart des institutions sont à l’arrêt. Les autorités ne sont plus en mesure d’assurer le service minimum, c’est-à-dire garantir la paix civile dans le pays. Nous avons besoin que quelqu’un nous porte secours. Maintenant, la question est de savoir qui, dans quelles conditions et de quelle manière”, soulève le géographe.
La solution pour Haïti viendrait-elle du contient africain ? Fin juillet, le Kenya a annoncé vouloir prendre la tête d’une force multinationale pour assurer le maintien de la paix. Dans le détail, Nairobi se dit prêt à déployer 1.000 de ses policiers sur place. Objectif : “former et aider la police haïtienne à rétablir la normalité dans le pays et à protéger les installations stratégiques", a déclaré le ministère kényan des Affaires étrangères dans un communiqué.
Haïti apprécie à sa juste valeur cette manifestation de la solidarité africaine.
Jean Victor Généus, ministre haïtien des Affaires étrangères
Peu après l’annonce venue de Nairobi, le ministère haïtien des Affaires étrangères a assuré accueillir "avec beaucoup d'intérêt" le lancement de cette force multinationale. "Haïti apprécie à sa juste valeur cette manifestation de la solidarité africaine", a dit le chef de la diplomatie haïtienne, Jean-Victor Généus, dans un communiqué publié sur le site du ministère.
“La volonté de ce pays frère d'apporter un appui effectif aux forces de l'ordre haïtiennes (...) et même de considérer la possibilité d'assumer le leadership d'une force multinationale dès que le Conseil de sécurité des Nations unies aura donné son aval" est d’ores et déjà saluée par Port-au-Prince, poursuit le communiqué. Le Conseil de sécurité de l’ONU, de son côté, avait déjà appelé en juillet dernier à la création d’une “force internationale en Haïti”.
“La situation est telle en Haïti que 1.000 soldats ça me parait très peu”, analyse Jean-Marie Théodat. Il souligne toutefois que “compte tenu de l’ampleur de la tâche, s’ils sont efficacement équipés et qu’ils ont un discours suffisamment structuré pour convaincre les bandits de poser les armes, ce sera de toutes les façons une mission utile. Je pense que la solution à la crise peut venir de l'Afrique".
Ces dernières années, le Kenya s’est spécialisé auprès des agences onusiennes en matière de maintien de la paix dans des zones en guerre. C’est par exemple le cas en Somalie, en République démocratique du Congo ou dans des pays qui ne sont pas forcément d’accointance africaine, comme en Afghanistan. Alors, cette multinationale en Haïti, “c’est avant tout une situation opportuniste pour le Kenya". Pour Jean-Marie Théodat, le pays "est en fait un véritable supplétif dans le cadre des missions onusiennes. C’est d'ailleurs une source de revenus non négligeable pour Nairobi et l'économie kényane de façon générale”, rappelle le géographe.
Selon lui, l’hypothèse que Nairobi soit à la tête d’une multinationale pour la paix en Haïti est “aussi un symbole fort. Parce que le Kenya est une puissance économique, possède une armée solide et est respecté en Afrique”. “Il me semble que les Haïtiens pourront beaucoup plus facilement s’identifier à des soldats et des policiers kényans qui volent à leurs secours plutôt qu’à des Français, Canadiens ou des Américains”, estime aussi Jean-Marie Théodat.
Le Kenya est une puissance économique, possède une armée solide et est respecté en Afrique
Jean-Marie Théodat, géographe
L’expertise du Kenya en matière d’intervention militaire extérieure n’est pas le seul argument en faveur de Nairobi. Selon Jean-Marie Théodat, le fait que l'initiative soit portée par un pays africain est une bonne nouvelle pour le peuple haïtien. “De notre point de vue, nous, Haïtiens, le fait que ce soit des Africains qui fassent ce travail d’intervention, prend une tournure presque spirituelle, sentimentale voire affective. Cela ne peut que rassurer la population haïtienne”, explique encore le géographe.
Haïti, ancienne colonie française et première nation noire a avoir obtenu son indépendance, a conservé des liens étroits avec le continent africain. Jusqu’à envisager un poste d’observateur au sein de l’Union africaine au milieu des années 2010. Une idée qui n’a jamais pu se concrétiser, notamment à cause des instabilités récurrentes sur place. Pour Jean-Marie Théodat, “il y a une grande fierté de voir qu’un pays africain répond enfin à notre appel. Le fait que ce soit le Kenya en particulier me rend encore plus fier”.
Plus personne n'a vraiment envie de mettre les pieds dans le guêpier haïtien.
Jean-Marie Théodat, géographe
Si la solution kényane suscite de l’espoir, d’autres pays ont essayé d'intervenir en Haïti par le passé. Notamment Les États-Unis, la France le Canada ou encore la Jamaïque. Des nations qui sont aujourd'hui réticentes à tenter une nouvelle intervention. “Ces pays sont doublement handicapés”, observe Jean-Marie Théodat. “D’abord, plus personne n'a vraiment envie de mettre les pieds dans le guêpier haïtien. Il risque d’y avoir des morts, ça va être un exercice extrêmement difficile”.
Au-delà du risque humain, “la plupart des pays occidentaux n’ont plus la légitimité suffisante pour intervenir dans un pays comme Haïti”, souligne le géographe, qui estime qu’il y a “une question de légitimité au sujet de la présence occidentale en Haïti comme dans le reste du monde par ailleurs”. “Le peuple haïtien considère que les puissances occidentales sont directement voire exclusivement responsables de toutes les difficultés auxquelles il est confronté depuis au moins une trentaine d’années”.
“L’Histoire a fait que les pays occidentaux sont associés à la colonisation, à l’esclavage, à la misère. Donc finalement l'hypothèse d’un contrôle occidental est un véritable échec”, soulève le géographe. En attendant que la proposition du Kenya soit adoptée par l’ONU, la police nationale haïtienne (PNH) bénéficie déjà de l’appui des Nations Unies, encadré par le BINUH, le Bureau intégré des Nations Unies en Haïti.