Haïti : le pays "se retrouve avec un gouvernement non élu, sans Parlement, sans députés, sans sénateurs"

Entretien. En Haïti, la dernière élection date de 2016. Depuis le 9 janvier 2023, le pays ne compte plus aucun représentant élu au niveau national. Alors que les attaques de gangs sont en recrudescence dans le pays, une épidémie de Choléra menace une population laissée pour compte. 
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Un homme passe devant une barricade en feu lors d'une manifestation contre la mort du journaliste Romelson Vilsaint, à Port-au-Prince, Haïti, le dimanche 30 octobre 2022. La situation dans le pays ne cesse de se dégrader. Depuis le 9 janvier 2023, le pays ne compte plus aucun représentant élu au niveau national, son Premier ministre Ariel Henry ayant été nommé par le président assassiné Jovenel Moïse. 
AP Photo/Odelyn Joseph
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Frédéric Thomas est Docteur en science politique, chargé d’étude au CETRI, le Centre tricontinental étudiant le développement, les rapports Nord-Sud et les enjeux de la mondialisation en Afrique, en Asie et en Amérique latine.


TV5MONDE : Qui est à la tête du pays en Haïti ? 

Frédéric Thomas : À la tête du pays reste Ariel Henry, le Premier ministre qui a été désigné deux jours avant l’assassinat de l’ancien président Jovenel Moïse. Il n’a pas été élu. Nous nous retrouvons donc avec un gouvernement non élu, sans Parlement, sans députés, sans sénateurs, avec aucune autorité locale et nationale légitime. 

Un Premier ministre nommé deux jours avant l’assasinat du président 

Neurochirurgien de formation ( il a fait ses études en France, à l’université de médecine de Montpellier), Ariel Henry est désigné le lundi 5 juillet 2021 Premier ministre par Jovenel Moïse, le président d’Haïti. Deux jours plus tard, ce dernier décède, assassiné à son domicile. Depuis, Ariel Henry - dont l’autorité est reconnue par les puissances étrangères du Canada, des États-Unis, de la France et de l’Allemagne, notamment - est resté au pouvoir, malgré la défiance de la population et l’appel à des élections démocratiques par la société civile haïtienne.

On lui reproche sa passivité face aux crimes et aux massacres perpétrés par les gangs armés sévissant en Haïti et contrôlant une grande partie de la capitale, Port-au-Prince.  Au cours de l’année 2022, 1448 personnes ont été tuées par des gangs dans le pays, plus de 1000 ont été enlevées (source : ONU). 

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Ariel Henry, le Premier ministre haïtien, le 18 novembre 2022. 
AP Photo/Odelyn Joseph


(Re)voir : Haïti : opposition à l'ingérence étrangère

TV5MONDE : Justement. En quoi les institutions sont-elles mortes en Haïti ? 

Frédéric Thomas : Nous sommes dans une forme de captation de privatisation de toutes les institutions publiques depuis deux ou trois ans. Il n’y a aujourd'hui plus aucune institution publique qui ne soit forte, respectée et légitime. Que ce soit la police, les gouvernements, les différentes autorités publiques. C’est le fait de la corruption qui augmente mais aussi de l’impunité qui règne. Il n’y a eu aucune avancée dans les enquêtes, notamment sur l’assassinat de Jovenel Moïse mais aussi sur les massacres et les affaires de corruption. La police manque de moyens, elle est aussi largement politisée et en partie captée par les bandes armées.

(Re)lire : Haïti : où en est l’enquête un an après l’assassinat de Jovenel Moïse ?

Nous n’avons donc aucun levier institutionnel publique puissant. Et la situation ne cesse de se dégrader parce que l’on continue, au niveau international, de soutenir un gouvernement qui participe à cette privatisation et à cette déstructuration de toutes les institutions publiques. 


Le Binuh sert largement de caisse de résonance pour la politique des États-Unis. 
Frédéric Thomas, Docteur en science politique, chargé d’étude au CETRI

TV5MONDE : Le rôle du Binuh, le Bureau intégré des Nations Unies en Haïti, est donc indispensable pour le pays et ses habitants livrés à eux-mêmes ? 

Frédéric Thomas : Le Binuh est en charge de suivre la situation haïtienne. Il joue un rôle important mais négatif. Il sert largement de caisse de résonance pour la politique des États-Unis. Il intervient avec une sorte d’ingérence, en soutenant à bout de bras ce Premier ministre Ariel Henry et ce gouvernement. Il soutient aussi leurs tentatives de constituer un consensus national ou un accord, qui sont très largement illusoires puisqu’ils n’intègrent pas et écartent systématiquement l’accord de Montana qui regroupe l’ensemble des acteurs de la société civile haïtienne. 

(Re)voir : En Haïti, la ruée vers les passeports
 

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TV5MONDE : Que penser de la situation actuelle dans le pays, qui est touché non seulement par la violence des gangs mais en plus par une épidémie de choléra ? 

Frédéric Thomas : Je pense que nous faisons face à un appauvrissement de la situation, faute d’entendre les différentes voix qui portent un programme et une transition de rupture. Comme on ne veut pas de cette transition et encore moins de cette rupture, on continue à soutenir à bout de bras Ariel Henry qui n’a aucune légitimité aux yeux des Haïtiens et Haïtiennes, qui est à la tête d’un gouvernement non élu, impopulaire, discrédité et dont les liens avec les bandes armées sont dénoncés régulièrement.

Le Premier ministre haïtien ne tient vraiment que parce que l’international le soutient. Nous laissons passer les échéances. Aujourd’hui, il n’y a plus aucun sénateur parlementaire élu, car nous avons laissé passer le 7 février 2022 qui était la date de l’échéance du mandat de ce gouvernement. 

Il n’y a pas de ligne rouge, il n’y a pas de date limite de posée au niveau international et nous continuons à appuyer ce Premier ministre et à mener une politique qui est un échec et qui est largement responsable de la descente aux enfers de Haïti. Le gouvernement haïtien est téléguidé par l’international et n’a aucun compte à rendre aux habitants. Quoi qu’il fasse, il jouit d’un soutien international inconditionnel. 


Toute solution doit passer par une transition et par un dialogue direct avec les acteurs et actrices de l’accord de MontanaFrédéric Thomas, Docteur en science politique, chargé d’étude au CETRI

TV5MONDE : Que devrait-il être fait du côté des puissances internationales pour désenclencher se qui se joue actuellement ? 

Frédéric Thomas : Il faudrait d’une part reconnaître l’échec de la politique poursuivie jusqu’à présent, reconnaître que ce gouvernement est totalement illégitime pour mener des élections. Dans les conditions actuelles, elles sont de toute manière impossibles à mener, en tout cas si l’on parle d’élections libres et démocratiques. Il faut aussi concéder le fait qu’il faut passer par une transition de rupture, pour ne pas reproduire les mêmes mécanismes de dépendance, d’impunité et de corruption. Toute solution doit passer par une transition et par un dialogue direct avec les acteurs et actrices de l’accord de Montana, sans se placer sur le devant de la scène et écarter ou pressuriser ces hommes et ces femmes pour qu’ils s’alignent sur la politique internationale qui est celle d’Ariel Henry.

(Re)voir : Haïti : une force internationale face à la crise humanitaire et sécuritaire ?

Qu’est-ce que l’accord de Montana ? 

L’accord de Montana est signé le 30 juillet 2021 par diverses formations civiles haïtiennes, ainsi que par des partis civils. Son objectif est de mettre en place un gouvernement provisoire, à la suite de la mort du président Jovenel Moïse. Les membres de cet accord sont tous opposés aux politiques du gouvernement d’Ariel Henry. L’accord de Montana est considéré comme le plus abouti, « le plus élaboré et radical », explique Frédéric Thomas dans un entretien avec la radio RFI en janvier 2022. Il serait néanmoins « occulté » par les puissances internationales et par le Premier ministre Ariel Henry, peut-on lire dans ce même entretien.