Fil d'Ariane
TV5MONDE : Plusieurs groupes armés sèment la violence en Haïti depuis de nombreuses années. Qui sont ces gangs ?
Frédéric Thomas : Il s’agit d’un phénomène assez traditionnel qui a été réactivé au cours de ces dernières années. Ce phénomène se nourrit de la pauvreté dans les bidonvilles, du clientélisme, de la corruption, de l’absence d’accès aux services sociaux, l'absence des institutions publiques. Ce sont des groupes qui contrôlent des territoires. Ils sont souvent instrumentalisés par le pouvoir, la classe politique et les hommes d’affaires. En échange de voix au moment de votes, les gangs peuvent agir en toute impunité, ils reçoivent de l’argent et des armes de ce pouvoir.
TV5MONDE : Les attaques des gangs sont surtout signalées dans les grandes villes. Sont-ils actifs ailleurs sur le territoire ?
F.T : L’essentiel des gangs est concentré dans la capitale Port-au-Prince et sa proche périphérie. Il y a plusieurs coalitions armées dans Port-au-Prince, comme le “G9” de Jimmy Chérizier, le “GPEP” de Ti Gabriel, le “400 Mawozo”. Ce sont les plus connus. Mais aujourd'hui, on parle d'une centaine de gangs dans tout le pays. Mais les chiffres varient. Il y a un an, l’ONU avait évalué leur nombre à 95, certaines sources parlent de 50… Ce sont des groupes très opportunistes qui reconfigurent les alliances entre eux et le pouvoir, en fonction des ressources disponibles.
TV5MONDE : Ces gangs sont-ils implantés ailleurs dans les Caraïbes ?
F.T : Ils sont très ancrés en Haïti. Ce sont les gangs qui contrôlent le territoire local, les ressources et le pouvoir. Mais avec l'absence d’État, le trafic de drogue s'institutionnalise, et qui augmente, ils ont de plus en plus de connexions. Il est donc possible que ces gangs se développent à travers l'infrastructure de la drogue.
TV5MONDE : Connaît-on le nombre de gangs actuellement en activité en Haïti ?
C’est très difficile d’en être sûr. On estime qu’il y a au moins une centaine de bandes armées, peut-être 200. On parle d’environ 500 000 armes illégales qui circulent dans le pays, mais ces chiffres datent déjà d’il y a deux ou trois ans. Leur nombre a sûrement augmenté. Entre 2020 et 2021, on parlait d’environ 3 000 personnes enrôlées dans ces bandes armées. Mais à chaque fois, ce sont des approximations. Ce qui est certain, en tous cas, c’est que les gangs opèrent majoritairement dans les quartiers populaires qui se trouvent dans le département de l’Ouest, où se situe la capitale Port-au-Prince.
TV5MONDE : Qui finance ces gangs ?
F.T : L’essentiel de leur financement vient du racket des populations, des enlèvements collectifs, des liens avec la classe politique et les hommes d’affaires. Haïti est devenu le premier pays au monde où il y a le plus grand nombre d'enlèvements en fonction des habitants. Certains gangs contrôlent les territoires depuis des mois, ils rackettent tout les passants, contrôlent tous les accès. On parle de “gangstérisation” de l'État. Il y a une perméabilité des frontières entre l’espace public, l’espace privé, légal, illégal… Aujourd’hui, il y a une forme de collaboration de tensions voire de concurrence entre l'État et les bandes armées.
TV5MONDE : Comment peut-on expliquer la résurgence des violences entre les gangs ?
F.T : Depuis 2018, on assiste à une montée en puissance des bandes armées. Dès cette année-là, ils ont été utilisés par le pouvoir pour bloquer la montée des manifestations de l’opposition. Plus ils ont été utilisés, plus ils ont gagné en force. Il y a à la fois leur expansion territoriale, leur démultiplication, leur montée en puissance en termes d’organisation, d’armement et de pouvoir. Tout cela se traduit par une guerre armée, une guerre des gangs. On voit bien les conséquences de tout ça au cours des derniers mois.
TV5MONDE : Que s’est-il passé en 2018 en Haïti ? Qu’est-ce qui a favorisé le développement des gangs ?
F.T : Pour moi, le véritable marqueur, c’est le massacre de La Saline en novembre 2018. La Saline, c’est un quartier populaire de Port-au-Prince. Il était catalogué comme opposant au pouvoir en place. Lors d’un premier massacre de grande ampleur, 71 personnes sont tuées. Ça a marqué la constitution du “G9 et famille”, une coalition de neuf groupes armés sous la férule de Jimmy Cherizier alias “Barbecue”. Cette coalition-là est considérée comme la bande armée la plus puissante du pays. Elle est impliqué et mise en cause dans le massacre de La Saline. Depuis, Jimmy Cherizier a été mis en cause dans d’autres massacres et notamment celui qui est en cours actuellement à Cité Soleil.
TV5MONDE : Selon vous, pourquoi est-ce si difficile de connaître précisément le nombre d’armes en circulation en Haïti ?
F.T : D’abord parce qu’il y a une explosion de la circulation des armes. Les douanes ne font pas leur travail. On a découvert récemment des conteneurs d’armes et c'est très rare. On sait que les armes circulent très librement parce qu’il y a très peu de contrôles douaniers. Il y a une complicité du pouvoir qui participe aussi au trafic d’armes. Le pouvoir et l’État haïtien ont récemment été accusés par une organisation des droits humains, le réseau national de défense des droits humains (RNDDH), d'être les principaux trafiquants d’armes. À cela s’ajoute le fait que l’État n’est plus du tout présent dans les quartiers populaires. Tout cela fait qu’on a aucune statistique fiable, ni sur le nombre de bandes armées, ni sur le nombre de personnes qui en font partie, ni même sur leurs moyens financiers ou d’armement. Ce qui est certain, c’est qu’ils ont accès très librement à des armes massives.
TV5MONDE : D’où viennent ces armes ?
F.T : Encore une fois, c’est très difficile de connaître exactement leur provenance. Mais très majoritairement, on estime qu’elles viennent directement ou indirectement des États-Unis, parfois via la République dominicaine. Mais là aussi les douanes sont très peu accessibles. Mais du fait de la proximité géographique avec les États-Unis, le fait que ce pays est le principal fabriquant d’armes au niveau mondial et vu les connexions et la présence de la diaspora haïtienne aux États-Unis, tout laisse à penser que les armes proviennent de ce pays.
TV5MONDE : Qui sont les victimes de ces fusillades ?
F.T : Elles tuent essentiellement des civils, pas des membres d’autres bandes armées. Les fusillades s’accompagnent de torture, de violences systématiques, de viols. On brûle, on efface les traces. Il faut savoir que c’est le modus operandi des bandes armées. Elles opèrent par la terreur pour asseoir leur pouvoir dans des quartiers populaires. Elles mènent des luttes pour le contrôle des territoires.
TV5MONDE : Comment peut-on expliquer la multiplication de ces massacres ?
F.T : Il y a une impunité totale. Que ce soit sur l’enquête sur l’assassinat du président ou sur les récents massacres ou même sur la corruption. Cette impunité alimente le pouvoir des bandes armées. Elles savent qu'elles n'ont rien à craindre du pouvoir. On a une crise économique et sociale qui s’est accentuée qui se répercute aujourd'hui en une crise humanitaire. Près d’une personne sur deux souffre de la faim. Le coût de la vie ne cesse d’augmenter. 4.9 millions de personnes ont besoin d’aide humanitaire Selon l’UNICEF, 500 000 enfants ne vont pas à l’école, 1 700 écoles ont dû fermer. Il y a des accusations de plus en plus répétées et précises de la complicité de l'État haïtien avec ces bandes armées. On est dans une aggravation à tous les niveaux. Cela catalyse la descente aux enfers.
TV5MONDE : Quelle est la réaction du pouvoir haïtien vis-à-vis des violences entre gangs ?
F.T : Il y a une indifférence totale de l’État haïtien vis-à-vis des victimes. Il n’y a aucune parole explicite et encore moins d’action. Le Premier ministre n’a jamais explicitement pris la parole par rapport aux victimes du massacre de la plaine du Cul-de-sac qui a eu lieu fin avril début mai (plusieurs dizaines de morts, ndlr). Il n’a rien dit, rien fait après ce massacre, mais il s’est rendu à l’ambassade du Japon à Port-au-Prince pour rendre hommage à l’ancien Premier ministre Shinzo Abe, assassiné au Japon. À ce jour, il n’a pas eu une parole non plus par rapport à l’action en cours à Cité Soleil. Évidemment, tout ceci est ressenti avec une certaine frustration, une certaine violence, une certaine rage au sein de la population haïtienne. Tout récemment la primature a indiqué qu’elle allait rencontrer des personnes dans cette cité pour leur porter assistance. Mais ça a clairement été fait sous la pression des États-Unis.
TV5MONDE : Les récentes attaques de gangs et violences sont aussi liées à la pénurie de carburant à Haïti. Il y a eu des barricades, des incendies. Comment cette crise-là a-t-elle encouragé les gangs ?
F.T : Haïti est piégée. Mais attention : on ne peut pas mettre au même niveau les barricades, les grèves, les massacres et les gangs. Par contre, il est clair que l’enjeu de la guerre en cours c’est le contrôle de Brooklyn, le nom donné à un des blocs de Cité Soleil, où il y a un accès direct au terminal gazier du port de Varreux. 70% du pétrole importé en Haïti y est stocké. Les bandes armées qui contrôlent cette zone s’assurent des ressources économiques à long terme.
TV5MONDE : Quelles sont les raisons de ces pénuries ?
F.T : Il y a une pénurie régulière d’essence du fait que Haïti importe l’essentiel de son essence, du pétrole et des produits dérivés. Les prix ont augmenté, et l'État est en faillite, sous pression double : il subventionne le prix de l'essence pour qu’il n’augmente pas trop mais il a de moins en moins de ressources. Et en même temps le FMI, l’un des principaux bailleurs de l'État haitien, lui demande d’arrêter de subventionner cette essence. Mais s’il y a une nouvelle hausse, ça risque d’exploser comme en juillet 2018. Toutes les manifestations qui ont duré pendant plusieurs jours et qui ont conduit au blocage entier du pays ont commencé avec l’augmentation des prix du carburant.
TV5MONDE : Selon l’ONU, l’État haïtien serait “dépassé” par la situation actuelle. Un an après l’assassinat du président de la République Jovenel Moïse, quelle est la situation en Haïti ?
F.T : La situation est catastrophique. Le pays allait déjà mal avant l’assassinat du président. Il y avait déjà une crise plusieurs mois avant. Et depuis, ça a encore empiré. Ces trois quatre derniers mois, on a eu deux massacres de grande ampleur. L’un d’eux est encore en cours, du côté de Cité soleil. Le précédent a eu lieu fin avril, début mai. Dans la plaine du cul de sac, on estime qu’il y a eu 148 morts. C’est l’un des plus grands massacres qui a eu lieu ces dernières décennies.
TV5MONDE : Vendredi 15 juillet, le conseil de sécurité de l’ONU a adopté à l’unanimité une résolution pour interdire le transfert d’armes légères auprès des gangs haïtiens. Cette résolution aura-t-elle un effet concret ? Que peut-on en attendre ?
F.T : Il n’y aura rien de concret et c’est lamentable. C'est sous la pression de la Chine qui avait demandé un embargo de la part des États-Unis sur les armes. C’est plutôt un compromis. Il faut se rendre compte qu’il ya eu des prises de positions au sein de la population civile pour que le mandat du BINUH ne soit pas renouvelé alors même qu’un massacre est en train de se produire. Pour beaucoup, cette défiance marque l'échec de cette mission. Elle n’arrive pas à se remettre en cause, à se réorienter et se renouvelle sans cesse. Donc non, cette résolution n’aura aucun effet, malheureusement.
#Haiti: We are deeply concerned by the worsening of violence in Port-au-Prince & the rise in human rights abuses by heavily armed gangs against local population. We urge authorities to protect human rights & place them at the front of crisis responses.
— UN Human Rights (@UNHumanRights) July 18, 2022
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TV5MONDE : Quelles sont les critiques faites au BINUH ?
F.T : Le BINUH n’a ni la légitimité, ni les moyens, ni la stratégie pour que les choses aillent mieux. Malheureusement, il a lié son sort au gouvernement. Cette mission continue d’apporter son soutien au gouvernement et à la police qui sont complices des bandes armées. Il organise des ateliers, des réunions avec le gouvernement haïtien, il essaie de faire de la sensibilisation, mais c'est risible. Il y a une vraie déconnexion et une impuissance du BINUH. Il n’y a aucune ligne rouge, aucune condition. Depuis le 30 août 2021, date de la signature de l'accord de Montana (réunion à Port-au-Prince entre les partis d'opposition contre le Premier ministre en exercice Ariel Henry après l'assassinat du président Jovenel Moïse, ndlr), une très large coalition a demandé une transition et une rupture. On l'a balayé au nom de la légalité, de la priorité et de l’exigence d'avoir un processus électoral pour soutenir ce gouvernement qui n’a plus de légitimité et qui est mis en cause pour sa participation dans les massacres en cours. On soutient ce gouvernement alors même que les élections sont aujourd’hui inenvisageables.