Haut-Karabakh : vers un "exode massif" des Arméniens ?

En seulement 24h, le sort de l’enclave du Haut-Karabakh, au cœur d’un conflit régional depuis des décennies, a été scellé. Après une attaque éclair conclue par une capitulation de l’armée locale, l’Azerbaïdjan a déclaré y avoir « rétabli sa souveraineté ». Sur place, les habitants vivent depuis quelques jours dans l’attente et la peur, et espèrent être évacués au plus vite vers l’Arménie.

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Photo exode arméniens

Sur cette photo prise par le ministère russe de la défense,d es soldats russes de maintien de la paix escortent des Arméniens du Haut-Karabakh vers un camp de réfugiés.

 

Ministère russe de la défense/ via AP
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Sur le plan diplomatique, l’affaire paraît pliée. Après une offensive éclair de 24h, le mardi 19 et le mercredi 20 septembre, Bakou affirme avoir « rétabli sa souveraineté » sur le Haut-Karabakh. Le désarmement de l’Armée de défense de l'enclave est déjà bien entamé. Son arsenal militaire saisi est exposé par les autorités et le territoire doit désormais être « réintégré » à l’Azerbaïdjan.

Cette enclave, située le territoire de l'Azerbaïdjan est peuplée très majoritairement d’Arméniens. En 1991, avec le soutien de l'Arménie, elle s'était déclarée indépendante de Bakou (voir encadré).

« Ils (les Arméniens du Haut-Karabakh, NDLR) n’ont plus d’armée, ils n’ont plus d’État. Les gens sont affamés, affaiblis. Ils n’ont pas les moyens de lutter – pas seulement avec cette escalade, mais aussi après un blocus qui a duré des mois », décrit sur place Astrig Agopian, journaliste indépendante et correspondante pour TV5Monde.

Un nettoyage ethnique, ça ne se fait pas que dans le sang. C’est aussi lorsque les gens n’ont plus d’autre choix que de partir.
Taline Papazian, chercheuse en sciences politiques.

« C’est fini, il n’y a plus de question de souveraineté puisqu’il n’y a plus rien à discuter. C’est l’écrasement par le feu, les Arméniens n’ont pas été consultés, la loi du plus fort a parlé », complète la chercheuse en sciences politiques Taline Papazian. « On peut juste espérer que les habitants aient la vie sauve. »

L’histoire du Haut-Karabakh en 5 dates

1988 : Des premières manifestations ont lieu en faveur du rattachement à l'Arménie du Haut-Karabakh, rattachée en 1921 à l'Azerbaïdjan par Staline avec, à partir de 1923, un statut d'autonomie. Des violences interethniques éclatent.

1991 : après l’effondrement de l'URSS, le Haut-Karabakh organise un référendum, boycotté par la communauté azerbaïdjanaise. Il proclame le 2 septembre son indépendance de Bakou, avec le soutien de l’Arménie. Cette indépendance n'a été reconnue par aucun État membre de l'ONU.

1994 : fin de la première guerre du Haut-Karabakh par la victoire de l’Arménie, grâce au soutien russe. Erevan peut contrôler la région et des zones azerbaïdjanaises proches. Ces années de conflit ont fait 30 000 morts et poussé des centaines de milliers de réfugiés à fuir vers l'un ou l'autre pays.

2020 : seconde guerre du Haut-Karabakh, après une opération militaire azerbaïdjanaise et des bombardements sur la capitale, Stepanakert. Le conflit se solde cette fois par une écrasante défaite de l'Arménie, contrainte de céder à l'Azerbaïdjan d'importants territoires. Parrain du cessez-le-feu, Moscou déploie un contingent de maintien de la paix.

2022 : l'Azerbaïdjan bloque la circulation sur le corridor de Latchine, la seule route reliant le Haut-Karabakh à l'Arménie, entraînant de graves pénuries de nourriture et de médicaments dans l'enclave.
CArte arménie territoires

 

Un « exode massif » à venir

Car désormais, l’enjeu au Haut-Karabakh est surtout humanitaire : selon Taline Papazian, c’est le début d’un nouveau processus, « un exode massif, qui va sûrement aboutir à un nettoyage ethnique ». La chercheuse ne pense pas que l’Azerbaïdjan va se rendre coupable d’effusions de sang, pour préserver son image aux yeux de la communauté internationale. Mais elle précise : « un nettoyage ethnique, ça ne se fait pas que dans le sang. C’est aussi lorsque les gens n’ont plus d’autre choix que de partir. »

Les Arméniens du Haut-Karabakh ont déjà, pour beaucoup, évacué leur village pour se rendre vers la capitale, Stepanakert. Là où l’électricité et le gaz sont coupés, où certains sont contraints de dormir dehors, ils attendent. Ils attendent de pouvoir fuir vers l’Arménie par l’aéroport, ou à travers la réouverture du corridor de Latchine, pour ceux qui ont des voitures et de l’essence. Cette zone constitue la seule voie d’accès terrestre entre l’Arménie et le Haut-Karabakh. Mais elle se trouve sous blocus depuis fin 2022.

(Re)voir : Haut-Karabakh : manifestation contre le blocus d'un axe vital

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« Ils craignent un nouveau génocide »

Ils craignent la mort, des violences, voire un nouveau génocide. On n’a pas de nouvelles de certains villages qui n’ont pas été évacués et où l’armée azerbaïdjanaise est entrée.
Astrig Agopian, journaliste. 

Astrig Agopian se trouve près de ce corridor. Elle explique que l’aide humanitaire de la Croix-Rouge commence à être acheminée, mais que les habitants attendent avec impatience leur tour. « La priorité sur place, c’est d’avoir un corridor pour évacuer, éventuellement avec des observateurs internationaux. Les gens se demandent s’il va y avoir un tri pour savoir qui peut partir et rester, s’ils vont se faire tirer dessus comme ça peut arriver dans certaines guerres. » Elle décrit un « esprit de panique et de chaos » au sein de l’enclave.

Malgré les négociations promettant la sécurité des habitants par l’Azerbaïdjan, ceux avec qui a échangé la journaliste ne croient pas aux discours sur l’intégration pacifique de l’enclave et n’accordent pas leur confiance. « Ils craignent la mort, des violences, voire un nouveau génocide. On n’a pas de nouvelles de certains villages qui n’ont pas été évacués et où l’armée azerbaïdjanaise est entrée. Des rumeurs circulent sur des massacres, même si elles ne sont pas encore vérifiables. »

(Re)lire : Nagorny Karabakh : pourquoi Erevan et Bakou se disputent cette région ?

Et même au-delà de cette crainte de résurgence de la violence, les Arméniens du Haut-Karabakh « ne se posent même plus la question de rester », traumatisés après ce qu’ils vivent comme une « invasion ».

Taline Papazian abonde : « Il y en a peu qui pensent pouvoir rester. Ils attendent juste d’être fixés sur leur sort. Ils n’ont aucune possibilité de croire les garanties de sécurité offertes par Bakou (la capitale azerbaïdjanaise, NDLR), sachant qu’ils viennent de se faire bombarder. » Le dernier bilan faisait état d’au moins 200 morts et 400 blessés, durant les 24 heures qu’a durée l’opération militaire de l’Azerbaïdjan.  

Depuis, Bakou a promis à la tribune de l'ONU de traiter les Arméniens en « citoyens égaux ». « Mais c’est une communauté victime de racisme et de xénophobie depuis des décennies », souligne la chercheuse.

La position inconfortable du gouvernement

Des habitants dans l’attente d’une évacuation. Pourtant, l’Arménie ne reconnaît pas encore officiellement cette conclusion au conflit, et tient des positions ambivalentes. D’un côté, le bureau du premier Ministre Nikol Pachinian a déclaré jeudi 21 septembre « ne pas avoir soulevé la question de l'évacuation » des Arméniens du Karabakh « qui ont le droit de vivre dans leurs maisons. » De l’autre, le pays s’est aussi dit prêt à accueillir « 40 000 familles de réfugiés ».

Selon Taline Papazian, le pays ne veut pas apparaître comme celui qui initiera ce plan catastrophe.  « L’Arménie ne souhaitait pas que l’évacuation de masse soit le plan A. Elle voulait croire que l’Azerbaïdjan proposerait des conditions de sécurité et de maintien pour les habitants. Mais en réalité, elle s’attend à devoir accueillir les personnes qui vont bientôt fuir. Je pense que dans la tête des dirigeants, ça ne fait pas de doute que c’est ce qui va arriver très rapidement. »

Au-delà du Haut-Karabagh, l’épisode ravive les tensions déjà brûlantes entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. C’est aussi pourquoi le pays ne s’est pas engagé pour soutenir le Haut-Karabagh, laissant l’armée locale perdre ce conflit éclair. « L’Arménie est restée très précautionneuse, évitant de rentrer dans l’escalade et de répondre militairement. L’Azerbaïdjan aurait considéré cela comme une agression, et l’Arménie aurait perdu une guerre magistrale », explique Taline Papazian.

(Re)voir : Haut-Karabakh : manifestations à Erevan, pourparlers entre Arméniens et Azéris

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Appels à la démission du premier Ministre

Cette inaction est toutefois considérée comme une trahison par une partie des Arméniens. À Erevan, des manifestants ont protesté plusieurs journées d’affilée contre la gestion du conflit de la part du gouvernement, appelant à la démission du premier Ministre Nikol Pachinian.

Au Haut-Karabakh, Astrig Agopian relate que l’attente avant les évacuations constitue pour les habitants un « dernier point de traîtrise ». « Ils se disent : ‘Déjà, on nous a abandonné à l’Azerbaïdjan, lorsque Pachinian a reconnu que le Haut-Karabakh faisait partie du pays. Après, il n’a pas essayé de nous défendre. Et maintenant, il ne veut même pas nous aider à évacuer et survivre.’ »

Elle explique en effet que l’Arménie n’est pas encore prête à accueillir la potentielle évacuation massive d’habitants du Haut-Karabakh. « Pour l’instant, il n’y a pas de réponse gouvernementale organisée, seulement des initiatives locales et des préparatifs d’ONG. »