Fil d'Ariane
Comment se réapproprier une histoire familiale ou bi-nationale quand certaines paroles sont tues voire occultées ? Farah et Nouha sont deux étudiantes françaises d’origine algérienne. Elles ont décidé de récolter des témoignages de personnes ayant connu la colonisation en Algérie, la guerre d’indépendance et de les publier sur un site internet. "Récits d’Algérie" compile ces témoignages pour permettre une meilleure transmission de ces mémoires auprès d’un public jeune.
"À aucun moment, on s'est dit qu'il fallait absolument qu'on ait des témoignages du 17 octobre 1961. Pendant la guerre, en Algérie, c’était quasiment des 17 octobre tous les jours en réalité", relate Farah. "Cela s’est passé en France, il y a 60 ans, la police française a massacré des gens, des Algériens en plein Paris, et ce, avec la complicité des médias, et d’une certaine opinion publique. 60 ans c’est l’âge de mon père, c’est peu", raconte quant à elle, Nouha.
Farah et Nouha sont deux étudiantes françaises âgées de bientôt 25 ans, qui vivent en région parisienne. L’une finit ses études en droit des affaires et l’autre est interne en médecine. En février 2020, juste avant le confinement , Farah lance en ligne le projet “Récits d’Algérie”. Nouha se joint tout de suite à elle. “Je suis un peu le bras droit de Farah sur Récits d’Algérie”, s’exclame-t-elle, en riant. Sur les réseaux, elles lancent des appels à témoignages pour récolter des récits de personnes ayant connu la colonisation française en Algérie et la guerre d’indépendance.
Sans être une décision précise, la ligne éditoriale du projet s’est ancrée dans les mémoires et le territoire algérien. Même si le massacre du 17 octobre commis sous l’autorité du préfet Maurice Papon n’a pas été encore abordé par les récits récoltés par les deux jeunes femmes et leur équipe, elles ne sont pas moins les héritières de cette histoire.
"Ce qui fait que le récit de ce massacre est important aujourd’hui, c’est qu’il s’est passé en France hexagonale", commente Farah. La découverte de ce massacre a fait réaliser à Nouha la faiblesse de sa sécurité en France, en tant que Française d'origine algérienne : "On se croit souvent en sécurité en France, car c’est une démocratie, avec ses institutions. On trouve impossible qu’une telle chose soit arrivée. Mais c’est arrivé. Notre démocratie est faillible, et les organes de l’Etat censés la défendre ont servi des intérêts politiques et c’est assez inquiétant", poursuit-elle.
Alors que le président Emmanuel Macron a parlé de "crimes inexcusables pour la République, commis sous l’autorité de Maurice Papon", lors d’une cérémonie de commémoration au pied du Pont de Bezons à Colombes (Hauts de Seine), ce 16 octobre 2021, la question de la reconnaissance de la responsabilité de l’État et des conséquences judiciaires se pose encore. Pour Farah et Nouha, il reste beaucoup à faire. "Le chemin est encore long. On en est au stade de la reconnaissance de faits historiques connus, qui se sont produits au nom de la République française. Le temps est venu pour la justice, et la réparation. C’est ce qu’on attend", s’exclame Farah. "La justice traduirait un respect des vies humaines qui ont été perdues contre la liberté", conclut-elle.
Nouha veut pouvoir aller plus loin, dans la déconstruction du système colonial. Elle est aussi critique quant à la démarche du président. "Emmanuel Macron est le premier président de la République né après la guerre d'Algérie. Il devrait avoir un regard plus contemporain. Son positionnement sur le 17 octobre ou la guerre d'Algérie est devenu un enjeu électoral. Quand il était en campagne, il parlait de 'crimes contre l'humanité' (février 2017, ndlr). C’était très fort, mais c’était avancer pour mieux reculer. Ce ne sont que des palabres pour moi", déplore-t-elle.
Des démarches en justice ne seraient pour elle que des symboles, forts, certes, mais creux. "J’aimerais qu’on enseigne la mécanique qui a permis d’arriver aux massacres perpétrés pendant la guerre d’Algérie. Il faut expliquer les décisions politiques, comme par exemple qu’avant le 17 octobre, la France a imposé un couvre-feu aux travailleurs algériens, c’est assez révélateur", détaille-t-elle. "Il faut qu’on enseigne que quand la police a commencé à encercler un photographe ce jour-là, un supérieur hiérarchique leur a dit ‘Non, pas les Blancs’. C’est cette logique suprémaciste et raciale qui est à l’origine de scissions dans notre société qu’il faut dénoncer. Le fait que la présidence de la République fasse semblant d’ignorer cela, je trouve que c’est le plus grave et le plus indécent", dénonce Nouha. "La vie est sacrée, il faut tirer les enseignements de ce passé proche. On ne peut pas juste jeter un voile sur cela, et faire comme si cela n’avait pas existé", conclut la jeune femme.
Même si l’Algérie a toujours fait partie de leurs vies, ces deux jeunes françaises d'origine algérienne ont un rapport très différent à l’histoire du pays, notamment pendant la colonisation et la guerre d’indépendance. "J’ai toujours vu l’Algérie comme le pays de mes racines, de mon grand-père maternel, de ma famille. Plus jeune, je comprenais bien qu’il y avait eu une présence française là-bas", explique Farah.
C’est à 19 ans qu'elle prend conscience des conséquences de cette présence pour sa famille. "Lors d’une discussion banale avec ma mère, j’apprends qu’un de ses oncles, mort avant sa naissance, avait en fait été tué par les soldats français. J’ai alors pris 132 ans de colonisation dans la tête", raconte-t-elle. Sous le choc, Farah tente alors de remonter le cours de la mémoire familiale, en se confrontant, parfois au silence, notamment celui de son grand-père. "Ce que me racontait ma mère, c’était des informations que mes tantes ou les gens du village lui avaient déjà racontées. Ma mère est née après l’indépendance, elle n’avait donc pas connu cet oncle", détaille Farah.
Ce sont ces souvenirs directs qui manquent à la jeune fille pour avoir un tableau d’ensemble. En effet, quand elle entreprend des recherches plus vastes, elle réalise rapidement que les paroles d’Algériens, victimes de cette guerre, sont souvent occultées. "Quand je lisais des travaux d’historiens français, j’avais l’impression que les vies des Algériens n’étaient pas humanisées. On ne parlait que de chiffres, et encore, ce n’était que des données approximatives", déplore-t-elle. Collecter ces mémoires devient pour Farah une évidence, et surtout une action primordiale à entreprendre. "La génération qui a vécu ces années-là est en train de disparaître. C’est vraiment le moment pour le faire", déclare l’étudiante en droit.
Pour Nouha, l’histoire de l’Algérie a toujours fait partie de sa vie. "Contrairement à Farah, je ne me souviens pas ne pas avoir eu conscience de cela", précise-t-elle. Ses parents sont venus en France pour leurs études, juste avant la décennie noire (années 1990). Alors qu’il était prévu qu’ils retournent fonder leur famille en Algérie, la guerre civile en a décidé autrement et le couple reste en France. La mémoire n’est pas un sujet tabou dans la famille, et la jeune femme a des souvenirs très précis de ces premiers récits. "Déjà à trois, quatre ans, je me souviens que mon grand-père maternel me racontait son enfance. C’était un enfant de la Casbah à Alger et il me parlait des injustices qu’il avait vécues pendant la colonisation", explique Nouha. Elle poursuit : "J’ai toujours posé beaucoup de questions pour essayer de comprendre la colonisation. Mais je n’avais pas encore conscience de la présence française. Plus mon intérêt grandissait, plus je réalisais à quel point elle avait marqué les gens".
Même constat que son amie Farah, pour Nouha, les lectures et recherches qu’elle faisait manquaient cruellement de vies algériennes. "Cela contrastait complètement avec les rencontres, les récits de famille que j’avais du côté algérien. Du côté français, il y avait des témoignages dans les livres d’histoire, les institutions avaient leur version. C’est comme s’il y avait deux discours différents. Tout cela m’a permis de m’interroger plus sur ces questions", détaille-t-elle.
Le projet permet aussi aux deux jeunes femmes de récolter d’autres points de vue. On y trouve par exemple les mémoires ou les poèmes d’anciens appelés français envoyés en Algérie. "Pour être sincère dans notre démarche, il faut qu’on puisse s’intéresser à toutes les mémoires, mais on ne va pas forcément chercher à avoir toutes les mémoires possibles, comme si on cochait des cases", explique Farah. "Les récits d’Algérie sont pluriels", poursuit-elle.
Plus archivistes qu’historiennes, les deux amies veillent à toujours être dans la nuance, la subtilité dans ces collectes de mémoires. "Le problème c’est qu’il y a une binarité des deux côtés qu’on veut éviter", ajoute Nouha. "En vérité, il y a aussi beaucoup de nuances. En rencontrant des Juifs d’Algérie par exemple, et ce, bien avant ce projet, je me suis aussi rendue compte que la colonisation française a créé une situation très complexe pour de nombreux groupes de personnes ! Bien sûr qu’avec Récits d’Algérie, on a un positionnement très clair, mais c’est important d’ouvrir et de laisser la parole à différentes personnes justement, parce que même en France, il est encore très tabou de parler de cela", précise-t-elle.
"La seule mission qu'on s'est donnée, c'est de collecter et transmettre ces mémoires, pour qu'on puisse se les approprier. Chacun fait ce qu'il veut avec ces récits, ensuite", conclut Farah.