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Sur son téléphone, Alim vérifie l’heure d’arrivée de la famille Zhāng, venue tout droit de Pékin. Il a stationné son confortable van noir le long du Terminal 1 de l’aéroport Paris – Charles de Gaulle. Autour de lui, les taxis rôdent et certains s’impatientent. Le chauffeur de VTC est habitué : entre juillet et octobre, beaucoup de touristes chinois viennent visiter la capitale.
18h50. Les parents et leurs trois enfants surgissent des portes automatiques. Alim boutonne sa veste de costume et s’approche. « Nĭ hăo », lance-t-il avant de poursuivre la conversation en chinois. « Où avez-vous appris ? Vous avez une très bonne élocution ! », répond le père, surpris devant la grande taille et le teint mat de son chauffeur. « Au Xinjiang ! Je viens de cette région. Je suis Ouïghour », explique Alim, du nom de cette ethnie du nord-ouest de la Chine qui subit les mesures répressives de pouvoir central. La mère Zhāng hausse les sourcils puis détourne le regard. Le voyage jusqu’à Paris se fera dans le silence.
En Europe, l’Hexagone fait partie - avec l’Allemagne et la Belgique - des premiers pays d’exil pour la minorité, bien avant la Turquie. Estimée entre 500 à 1 000 personnes, la population ouïghoure en France vit surtout en région parisienne, dans le Grand Est, le Nord et en Normandie. Beaucoup sont arrivées après la sanglante révolte d’Urumqi, la capitale du Xinjiang, en 2009, et ont souhaité demander l’asile puis la naturalisation. Une protection qui permet souvent d’être actif au sein de l’Association des Ouïghours de France. La structure organise des rassemblements publics, que les étudiants ouïghours ne peuvent pas souvent rejoindre, car toujours très surveillés par l’État chinois.
C’est quand il était encore écolier qu’Alim a appris le mandarin. En Chine, les gouvernements successifs veulent « siniser » la culture ouïghour, imprégnée par l’islam et les traditions d’Asie centrale et de Turquie.
Cette politique a conduit au moins 1 million de personnes dans des camps de « rééducation », selon le vocable officiel, mais que l’ONU nomme « camps d’internement géants ».
Mardi 30 juillet 2019, un haut responsable régional du Xinjiang assurait, sans donner de chiffres, que « la plupart » des musulmans internés dans ces camps avaient été relâchés. « Ils ont achevé leurs études et décroché un emploi », a-t-il ajouté.
Alors quand les deux communautés se rencontrent en France, dans un contexte tout autre, la gêne s’installe rapidement. « Dès le premier regard, ils hésitent à me faire confiance. Quand je leur dis que je viens du Xinjiang, ils savent qu’ils ne pourront pas parler politique ou religion. Ce n’est pas interdit, c’est juste évité », décrit Alim. La plupart de ses trente clients chinois par jour ne connaissent pas sa région natale.
C’est ce que confirme Liu, originaire de la région du Sichuan et installé en France depuis moins de dix ans. « Mes concitoyens n’ont pas idée de ce que subissent les Ouïghours. Le gouvernement dissimule tout. Moi, j’ai honte de ce qu’il applique contre cette population », explique cet habitué des manifestations pour une Chine démocratique. « Les médias ne cessent de nous les montrer à cheval, avec leur chapeau traditionnel et le visage toujours rallongé par une longue barbe. »
Mais pour le chauffeur, cette méconnaissance lui permet aussi de s’affirmer. « Les clients se rendent compte que j’ai ma propre identité, ma propre culture. Je leur dis que notre minorité doit être respectée », se défend-il.
Un vœu pieux qui reste souvent sans réponse : en deux ans de VTC, un seul passager lui a fait comprendre qu’il était contre la politique du Parti Communiste Chinois.
Habitué à ces discussions où certains sujets doivent être poliment laissés de côté, Alim garde la tête haute et veut conduire son van encore quelques années. Naturalisé français, il peut bénéficier d’un confort administratif que d’autres Ouïghours ne connaissent pas encore. C’est le cas de Mehidin. Arrivé à Paris en 2010 comme étudiant, il a préféré rester en France, craignant la répression s’il revenait au pays.
Il s’est mis à chercher des petits boulots non déclarés après son diplôme. Mais à défaut de bien parler français, il finit par s’inscrire sur des plateformes chinoises qui facilitent l’accès à l’emploi à l’étranger, comme XinEurope. Les grands yeux bruns de Mehidin se figent un peu lorsqu’il parle de ceux qui l’embauchent. « Ils sont nombreux à me demander d’où je viens. Quand je leur réponds, ils me disent qu’ils vont me rappeler. Ils ne le font jamais. Ça m’est arrivé une bonne quinzaine de fois. »
Coincé par la précarité, Mehidin ne peut pas vraiment se rebeller contre ses employeurs, dont il préfère taire les noms. Au travail, il est surtout seul contre tous. « Quand il y a plusieurs livreurs, le patron fera toujours plus confiance aux Chinois. Il leur donne des livraisons où il y aura un pourboire. Moi, je récupère les courses où il faut prendre des risques », souffle-t-il lentement. « Les salaires sont différents, ça ne m’étonnerait pas qu’ils soient mieux payés ». Mehidin finit par en avoir marre et décide de tout lâcher. « Psychologiquement, c’est dur de travailler avec des Chinois. Ça me met souvent en colère. J’aimerais juste qu’ils me voient comme une personne normale », regrette-t-il, peu habitué à livrer ses émotions. En mars 2018, le trentenaire veut prendre un nouveau départ. Il rend son scooter, commence des cours de français et demande l’asile.
Réfugiée politique, Rachida l’est depuis juin 2012. Deux ans plus tôt, elle arrivait en France avec sa fille Roufeina, âgée de cinq ans, et un bébé qui allait naître quelques mois plus tard. Elles apprennent le français toutes les deux, se débrouillent à droite à gauche. Le statut en poche, la jeune femme fait venir Merdan, son mari resté au Xinjiang, grâce au regroupement familial.
Après un an à écouler des vêtements dans les marchés, ils ouvrent une concession de voiture à Thiais, dans le Val-de-Marne. « C’était notre métier dans notre ancienne vie », rappelle-t-elle avec un sourire en coin. Inscrits sur plusieurs sites d’achat-revente, les clients arrivent rapidement et nombreux sont chinois, tout comme les employés du garage qui jouxte la concession. S’abritant à l’ombre du grand portail à l’entrée, aucun d’entre eux ne souhaite répondre aux questions. « On ne se parle pas beaucoup, concède Merdan, mais on ne se déteste pas. On en veut à l’État chinois, pas au peuple. » Il faut dire que la patronne n’est pas du genre à se laisser faire. Devant eux, elle laisse le drapeau bleu et blanc des Ouïghours qui ondule sous la tonnelle installée dans la cour. « Je ne cache jamais mes origines, par respect pour ma famille », appuie-t-elle.
Depuis 2016, tous ses proches ont été empêchés de se rendre en Turquie, où ils avaient pour habitude de se rejoindre l’été. Leurs passeports ont été confisqués par la police. « Quand les Chinois nous parlent de leurs vacances en famille, moi je leur réponds que ça fait des années que je n’ai pas pu revoir la mienne », se désole-t-elle, rapidement émue quand il s’agit de parler de ses racines. Puis se reprend : « Alors ici, je sensibilise les Chinois ».