Hong Kong : la modération par les réseaux sociaux américains en question

Des milliers de comptes Twitter, Facebook et plus de 200 chaînes Youtube ont été supprimés par les trois entreprises américaines, au prétexte que le gouvernement chinois serait à la manœuvre pour discréditer le mouvement social de Hong Kong. Les propagandes gouvernementales par les réseaux sociaux sont-elles en passe d'être endiguées par les acteurs privés du Net ?
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Selfie Pro Chine
Une militante pro-Chine à Hong Kong se prend en selfie devant un drapeau, pour marquer son soutien à la police. Des milliers de comptes contre le mouvement social hongkongais ont été supprimés par les grandes plateformes de réseaux sociaux américaines.
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Les trois grandes plateformes de publication et de partage en ligne que sont Twitter, Facebook et Youtube, ont commencé en début de semaine un "grand ménage numérique" de comptes cherchant à discréditer le mouvement social de contestation hongkongais.

Ces comptes cherchaient délibérément et spécifiquement à semer la discorde politique à Hong Kong et notamment à saper la légitimité et les positions politiques du mouvement de protestation sur le terrain.Communiqué de Twitter après la suppression de 900 comptes 

Les grandes plateformes américaines estiment que le gouvernement chinois était à la manœuvre : cette modération en ligne a donc été effectuée pour lutter contre la propagande anti manifestants et contre les informations fausses ou trompeuses. 

Modération de la "tromperie gouvernementale"

Facebook explique que certaines publications des comptes suspendus "comparaient les manifestants hongkongais aux combattants du groupe djihadiste Etat islamique" en les qualifiant de cafards" ou accusaient les manifestants "de projeter des meurtres au moyen de lance-pierres". Twitter a supprimé pour sa part plus de 900 comptes qui cherchaient "spécifiquement et délibérément à semer la discorde politique à Hong Kong, notamment à saper la légitimité et les positions politiques du mouvement de contestation", selon des porte-paroles de l'entreprise. Le réseau social de microblogging a aussi annoncé avoir démantelé un réseau plus vaste de 200 000 comptes, la plupart créés après la suppression d’un autre.

De récents travaux de recherche ont mis en évidence le lien étroit existant entre les résultats politiques d'une élection et la nature et la quantité des échanges sur les réseaux sociaux.

Charles Perez, enseignant en sciences du comportement et des réseaux sociaux

Youtube a suivi le mouvement en supprimant, ce 22 août 2019, 210 chaînes, selon Shane Huntley (analyste chargé de la sécurité au sein de Google à qui appartient la plateforme de vidéos en ligne), qui a précisé que ces chaînes "agissaient de manière coordonnée en mettant en ligne des vidéos liées aux manifestations en cours ".  Youtube affirme que ces chaînes étaient pilotées depuis la Chine continentale, et donc par le gouvernement, parce qu'elles "utilisaient des réseaux privés virtuels (VPN)", seul moyen de contourner le" grand pare-feu chinois" et d'accéder à la plateforme mondiale de vidéos depuis Pékin. Le ministère chinois des Affaires étrangères, de son côté, a affirmé par la voix d'un porte-parole "ne pas être au courant de la situation".

Modérer, oui, mais tout dépend de "l'adversaire"…

Il ne fait aucun doute que les milliers de comptes de réseaux sociaux créés pour l'occasion et déversant des accusations fantaisistes ou diffamatoires sur le mouvement social populaire de Hong Kong, sont pilotés par le gouvernement chinois. Mais ces tentatives de manipulation de l'opinion publique ne sont pas nouvelles et surtout, ont cours dans de nombreux autres pays. Les "bots", ces comptes gérés par des intelligences artificielles (IA) sont au cœur de l'influence électorale depuis l'élection américaine, comme une étude l'a souligné : de 4,9% à 6% des utilisateurs de réseaux sociaux de tendance libérale ou conservatrice aux Etats-Unis étaient en réalité des IA programmées pour influencer les utilisateurs.

Lors du meeting de Nathalie Loiseau, ces 4 626 comptes fournissent 68 % des retweets (…) Le but étant, dans une logique de pure propagande, la création d'un effet de masse.Enquête Mediapart : "Comment une nébuleuse LREM instrumentalise les réseaux sociaux".

L'enseignant en science du comportement et spécialiste des réseaux sociaux, Charles Perez , explique que "de récents travaux de recherche ont mis en évidence le lien étroit existant entre les résultats politiques d'une élection et la nature et la quantité des échanges sur ces médias [les réseaux sociaux] les jours et mois précédents. C'est notamment le cas sur les élections américaines, allemandes, australiennes et françaises." Pour autant, si dans le cas de Hong Kong, "l'ennemi propagandiste face au peuple révolté" est forcément le gouvernement de Pékin, cette vision politique des plateformes américaines se modifie sensiblement dans le cas des grandes démocraties. 

Le vote "oui" au Brexit, manipulé par une entreprise anglo-américaine, Cambridge Analytica-SCL groups, tout comme l'élection de Donald Trump, elle aussi influencée par ces entreprises, n'ont pas donné lieu à de grandes modifications au niveau de la modération des comptes nationaux de réseaux sociaux, tant en Grande Bretagne qu'aux Etats-Unis.

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Les suprémacistes blancs américains, par exemple, continuent leurs campagnes de désinformations racistes sur Twitter ou Facebook, tout comme les vidéos conspirationnistes à tendance xénophobe sur Youtube. Quant à la manipulation de l'opinion publique, exercée par des gouvernements démocratiques ou des partis politiques, elle ne cesse de s'exercer, sans que les grandes plateformes ne semblent s'en émouvoir particulièrement.   

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Quand les Chinois se mettent à faire de la propagande par les réseaux sociaux, on peut dire sans problème qu'ils sont bien meilleurs que la République en marche. Fabrice Epelboin, intervenant à Sciences-Po et spécialiste de l'influence par les réseaux sociaux

Chine et Russie : les épouvantails des grandes plateformes ?

Les méthodes employées par Pékin pour "changer les mentalités" à Hong Kong peuvent être aussi celles des grands démocraties et des partis politiques au pouvoir : la campagne de Trump de 2016 l'a démontré, mais aussi plus récemment en France avec le parti présidentiel "La République en marche" (LREM). Une enquête du site d'information Mediapart sur les méthodes de manipulation de l'opinion publique par LREM via Twitter — lors de la campagne des européennes — l'explique en détail : "Dans notre étude, quatorze des vingt comptes les plus actifs ce week-end-là appartiennent à cette communauté LREM, qui en compte au total 4 626. Au moment du pic d'activité le plus intense, samedi 30 mars en fin d'après-midi, lors du meeting de Nathalie Loiseau, ces 4 626 comptes fournissent 68 % des retweets – alors qu’ils ne comptent que pour 10 % des comptes recensés grâce aux mots-clés (…) Le but étant, dans une logique de pure propagande, la création d'un effet de masse." Ces pratiques des militants LREM, assimilées aux techniques d'astroturfing (fabrication artificielle de foules numériques), se doublent — comme pour de nombreux autres partis — de "campagnes idéologiques" comportant très souvent de l'information manipulée… voire totalement fausse

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Fabrice Epelboin, intervenant à Sciences-Po et spécialiste de l'influence par les réseaux sociaux, estime que" la Chine ou la Russie utilisent des méthodes d'influence centralisées et massives. Quand les Chinois se mettent à faire de la propagande par les réseaux sociaux, on peut dire sans problème qu'ils sont bien meilleurs que la République en marche. Par contre, la modération des réseaux sociaux en France ou dans d'autres pays équivalents, ne se fera pas, comme à Hong Kong, avec des suppressions de comptes en masse, mais plutôt par des systèmes de dénonciation. Une récente affaire d'inflitration d'un groupe LREM organisant la décridibilisation d'un compte anti Macron, Tropical Boy, a démontré que c'était plutôt là qu'allaient se jouer ces guerres de l'information par les réseaux sociaux ".  

En réalité, l'influence, la désinformation et la manipulation politique sur Internet sont devenues des armes que la plupart des acteurs politiques des démocraties utilisent, comme le rappelle Jayson Harsin, professeur de communication et spécialiste de la "post-vérité", dans un entretien à Mediapart : "Les manipulations numériques en communication politique sont aussi bien extérieures qu’intérieures. Le pire, c’est peut-être le fait que la pratique professionnelle et systématique de la tromperie est enracinée dans les logiques et les théories dominantes de la communication politique, au point où celui qui a pour simple but d’informer ou de donner les faits sera taxé de naïveté ou de bêtise."

La modération par Twitter, Youtube et Facebook de la propagande de Pékin à l'encontre des manifestants, ressemble donc plus à une campagne d'autopromotion des géants américains du Net qu'autre chose. Ces multinationales du numérique trouvent là un moyen très commode de redorer leur blason, afin de laisser entendre qu'elles défendent les "bonnes valeurs" et agissent contre la désinformation en ligne. Leur action pour Hong Kong n'en reste pas moins utile et bienvenue, mais, quant à appliquer ces mêmes suppressions en masse à l'égard de comptes liés à des partis ou des gouvernements de pays démocratiques, il y a un pas qu'elles hésiteront probablement à franchir.