«Il faut faire barrage aux passeurs», lance le patron du HCR

Alors que la Marine italienne a sauvé ces derniers jours plus 1200 personnes sur des cargos à la dérive, António Guterres, haut-commissaire de l’ONU pour les réfugiés, ne s’attend à aucun répit. L’ancien premier ministre portugais critique le manque de coordination entre Européens et déplore le champ libre laissé aux mouvements xénophobes, d’une part, et à l’islamisme radical, de l’autre. 
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«Il faut faire barrage aux passeurs», lance le patron du HCR
António Guterres. (Bertrand Cottet)
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«Jean Monnet avait dit un jour qu’il n’était ni optimiste ni pessimiste, mais déterminé. J’en fais ma maxime.» Haut-commissaire des Nations unies pour les réfugiés depuis 2005, António Guterres nous a longuement reçus dans son bureau genevois, alors qu’il donne très peu d’interviews. L’ancien premier ministre du Portugal détaille les défis de son institution, le HCR, dans un contexte international des plus fragiles.
 
Le Temps: Ces derniers jours, la Marine italienne a sauvé in extremis plus de 1200 migrants qui dérivaient dans deux cargos fantômes. En 2014, les naufrages en Méditerranée ont fait près de 3500 morts. Comment arrêter l’hécatombe?
 
António Guterres: La traversée de la Méditerranée est la plus meurtrière et la plus médiatisée, c’est une tragédie inacceptable, mais n’oublions pas les autres migrants, qui traversent souvent plusieurs pays pour atteindre l’Europe. Parmi ceux qui traversent la Méditerranée, il y a aussi les migrants économiques, mais en 2013 et en 2014, fait nouveau, la majorité était des personnes qui fuyaient de réelles persécutions – de Syrie et d’Erythrée surtout – et qui ont donc besoin de protection. Le drame est que ces personnes, faute de voies de migration légales, tombent aussi entre les mains des passeurs et de leur odieux commerce. Il faut garantir une protection à ceux qui y ont droit et réfléchir à de nouvelles voies de migration légales, qui permettraient de faire barrage aux passeurs. Développer un mécanisme solide de sauvetage en mer reste plus que jamais indispensable.
 
– Justement: que pensez-vous de Triton, la nouvelle opération de surveillance des frontières européennes qui remplace Mare Nostrum?
 
– Attention: Mare Nostrum était gérée par la Marine italienne seule, et Triton est une opération européenne organisée dans le cadre de Frontex, l’agence européenne chargée de la surveillance et la gestion des frontières. Les fonds alloués à Triton sont bien moins importants (le budget de Triton est de 2,9 millions d’euros par mois, rassemble 65 officiers détachés par les pays participants et une vingtaine de bateaux; tandis que Mare Nostrum se voyait accorder 9 millions d’euros mensuels, jusqu’à 900 soldats italiens et 32 bâtiments militaires, ndlr). Et son rôle est critiqué: il s’agit avant tout d’une mission de surveillance des frontières et pas de secours des migrants. Triton ne suffit pas. Il faut impérativement développer une action de grande ampleur comme Mare Nostrum, pour éviter de nouveaux drames humains. Tout le monde a droit à être sauvé en mer. Les pays européens ne peuvent pas ignorer ces drames.
 
– Un triste record a été annoncé en juillet 2014: il n’y a jamais eu autant de personnes déplacées de force que depuis la Deuxième Guerre mondiale, avec plus de 51 millions en 2013. A quoi sert encore le HCR?
 
– Le but du HCR est de coopérer avec les gouvernements afin qu’ils garantissent une protection adéquate aux personnes qui fuient des persécutions et des conflits. Mais la prévention des conflits, elle, relève de la politique et échappe au mandat du HCR. Ce chiffre de 51 millions est dramatique. L’accélération des conflits a eu des conséquences effroyables: en 2011, il y avait 14?000 personnes déplacées de force par jour, donc des réfugiés et des personnes qui doivent fuir des régions dans leur propre pays. Ce chiffre est monté à 23?000 en 2012 et à 32?000 en 2013.
 
– Et en 2014, il a probablement encore augmenté…
 
– Oui. Nous assistons à un accroissement général des besoins humanitaires. Nous sommes à bout de souffle. Les rapports de force ne sont plus aussi clairs qu’ils l’étaient pendant la Guerre froide. Nous sommes dans une ère où imprévisibilité et impunité dominent. Des crises éclatent de façon inattendue, comme en Ukraine, et parallèlement de vieux conflits, par exemple celui qui prévaut en Afghanistan, demeurent, sans se résorber.
 
– Les demandes d’asile en Europe ont pris l’ascenseur, conséquence notamment du conflit syrien. Pour 2015, la Suisse se prépare à une nouvelle hausse et table sur la venue d’environ 30?000 requérants. Or la «forteresse Europe» se barricade toujours plus. Que prônez-vous? Les pays européens ne sont pas vraiment prêts à accueillir davantage de réfugiés…
 
– Il n’y a pas de «forteresse Europe»: il y a des murs à l’intérieur même de l’Europe; les pays se barricadent entre eux. Ce qu’il faut, c’est une politique d’asile commune, cohérente. La pression migratoire sur l’Europe, certes, est importante, mais elle doit s’inscrire dans une perspective globale: au Liban, par exemple, les réfugiés syriens enregistrés auprès du HCR forment un peu plus du quart de la population. Ramené à celle de l’Allemagne, cela ferait 22, 5 millions de réfugiés et presque 2,2 millions pour la Suisse. 86% des réfugiés dans le monde vivent dans des pays en voie de développement. Ne l’oublions pas.
 
– Le système Dublin, qui veut qu’un requérant est censé être renvoyé vers le premier pays européen par lequel il est arrivé, ne fonctionne pas. L’Italie en souffre. Faut-il le réformer?
 
– Pour moi, une politique d’asile commune est nécessaire. Les pratiques européennes sont trop disparates, ce qui conduit à des déséquilibres. Un Afghan a par exemple 92% de chances d’être accepté en Italie, mais seulement 9% en Bulgarie. Pour 2014, on s’attend à ce que la Suède et l’Allemagne à elles seules aient accueilli la moitié des requérants en Europe.
 
– Donc Dublin dysfonctionne…
 
– Disons qu’il ne peut bien fonctionner qu’à condition que les différents pays aient des pratiques homogènes et harmonieuses. Même si des exceptions existent – un pays peut décider de traiter lui-même une demande plutôt que de renvoyer le migrant vers le premier pays d’accueil européen –, les Etats en usent peu. Mais il y a parfois des décisions de justice: comme celle de ne plus renvoyer les requérants vers la Grèce, où les conditions de procédure équitable ne sont pas réunies.
 
– Ne prêchez-vous pas dans le désert quand vous prônez une plus grande solidarité entre pays européens?
 
– Il faut évidemment une volonté politique pour y arriver. Constater que des familles de Syriens traversent la mer au péril de leur vie alors qu’ils ont droit à une protection est inacceptable. Les Etats parviennent plus facilement à coopérer pour lutter contre la drogue que contre le fléau des passeurs. Il faut changer cela. Mais il y a un combat idéologique et de valeurs qui a été largement abandonné par les partis traditionnels. Ce qui donne le champ libre à, d’un côté, l’islam radical et, de l’autre, aux forces populistes plus ou moins xénophobes.
 
– Que voulez-vous dire par là?
 
– Quand j’étais jeune, et que l’on souhaitait s’ériger contre des injustices, cela pouvait se faire à travers une expression rationnelle, dans le cadre par exemple de mouvements communistes ou socialistes. Ou dans le tiers-monde, à travers des nationalistes progressistes comme Nasser ou Nehru. Aujourd’hui, l’expression de cette révolte se réfugie plutôt dans la xénophobie ou l’islamisme radical.
 
– Pour contrer ces discours xénophobes, ne faudrait-il pas mieux distinguer les réfugiés des migrants économiques?
 
– Il faut effectivement différencier les filières. Du point de vue de l’asile, il existe plusieurs mécanismes pour admettre des réfugiés sans qu’ils soient obligés de risquer leur vie: des réinstallations, des admissions temporaires humanitaires, une politique des visas plus souple ou le regroupement familial. Rien n’oblige les Etats à accueillir des migrants économiques. Néanmoins, les pays européens ont besoin de main-d’œuvre. Une aide-soignante s’occupe de ma mère de 91 ans depuis des années. Un travail qu’aucun Portugais n’a voulu faire malgré la crise économique.
 
– En décembre, vous avez convoqué une réunion internationale pour réinstaller 130?000 réfugiés syriens présélectionnés par le HCR. Un objectif minimal, mais qui n’a pas été atteint. La Suisse n’a accepté qu’un contingent de 500 réfugiés. Attendez-vous davantage d’un pays qui accueille le siège du HCR?
 
– Pas seulement de la Suisse. Mais je suis optimiste. Après cette première étape de 100?000 places promises, je m’attends à une accélération des offres.
 
– De nombreux pays européens ont déclaré qu’il était plus efficace d’aider les premiers pays d’accueil des réfugiés syriens plutôt que d’en accueillir sur leur sol. Qu’en pensez-vous?
 
– Il faut faire les deux. Ni la Jordanie ni le Liban ne pourront offrir des conditions de vie normales à autant de réfugiés. Il n’y a pas d’emploi et les Syriens vivront sous perfusion internationale. Pas étonnant que certains d’entre eux tentent de trouver des solutions par eux-mêmes. Je crois qu’il est préférable de leur offrir des voies légales et organisées plutôt que de les voir traverser la Méditerranée ou les Balkans.
 
– En même temps, vous dites que le système de financement humanitaire est quasiment en banqueroute.
 
– Les crises et les besoins humanitaires se sont multipliés mais, malgré la générosité des gouvernements et des donateurs privés, nous n’avons plus la capacité de récolter davantage de fonds. J’ai proposé que les opérations humanitaires de l’ONU soient financées par les Etats sur une base non pas seulement volontaire mais aussi obligatoire, comme c’est le cas pour les Casques bleus. Il faut aussi mieux coordonner l’aide humanitaire avec la coopération économique et au développement, dont les montants sont huit fois supérieurs. Il n’est pas normal que le Liban ou la Jordanie, en première ligne face à la crise syrienne, ne bénéficient pas prioritairement d’aide, car il s’agit de pays à revenu intermédiaire. Le secrétaire général de l’ONU doit former un panel de personnalités chargées de réfléchir à ces propositions.
 
– Un simple «panel de discussions »? Mais n’y a-t-il pas urgence?
 
– Il n’est jamais facile d’augmenter les contributions obligatoires au budget de l’ONU. Le système actuel ne fonctionne plus. Ces discussions sont nécessaires.
 
– Le HCR a-t-il été obligé de prendre des mesures aussi drastiques que le Programme alimentaire mondial (PAM) qui a dû temporairement suspendre son aide aux réfugiés syriens?
 
– Nous n’avons heureusement pas eu de ruptures de programmes. Ces dernières années, nous avons augmenté et diversifié nos sources de financement et nous avons des fonds non affectés en réserve que nous dépensons à 98% sur le terrain. Cela nous permet, par exemple, de continuer de venir en aide aux réfugiés du Sud-Kordofan et du Nil Bleu qui ont fui au Soudan du Sud, une crise complètement oubliée. Car, dans le même temps, nous avons aussi réduit nos frais structurels. Le siège genevois et ceux de Budapest et d’Amman ne comptent plus que pour 6,5% de nos dépenses. Les coûts du personnel représentent 21%, contre 41% il y a dix ans.
 
– L’organisation prévoit-elle de délocaliser d’autres services ailleurs qu’à Genève?
 
– Toutes nos activités stratégiques seront maintenues et développées à Genève. Mais, si notre organisation continue de croître – notre budget a triplé en dix ans –, nous devrons contrôler la part des frais structurels par rapport à nos activités auprès des réfugiés.
 
– Vous terminerez votre mandat cette année. On vous prête des ambitions portugaises. Qu’en est-il?
 
– Je n’ai pas d’ambitions politiques. Toute mon énergie est pour l’instant consacrée au HCR. A mon départ, je veux laisser l’organisation dans le meilleur état possible. Je n’ai pas de testament à laisser. Le HCR devra faire face à de grands changements. Il est temps que je laisse ma place à d’autres.