En décembre 2001, l'Etat argentin était en défaut de paiement. Dix ans plus tard, alors que l'Europe fait face à une crise de la dette historique, notre journaliste est partie à Buenos Aires recueillir les souvenirs des Argentins.
La crise, les Argentins connaissent. Celle qui frappe la Grèce actuellement agit comme un miroir. Elle leur rappelle des heures sombres de leur histoire récente. Dans son édition du 8 novembre 2011, le quotidien La Nacion, photo à l’appui, s’étonnait : désormais, en Grèce aussi il y a des « cartoneros », ces pauvres qui vivent de la vente du papier et du carton qu’ils ramassent dans les poubelles de Buenos Aires la nuit. "Que se vayan todos", "qu'ils partent tous" Dix ans après la descente aux enfers qui a frappé leur pays, les Argentins gardent une image en tête : celle de leur président, Fernando De la Rua, fuyant en hélicoptère, le 20 décembre 2001, sous la pression de la rue. L’Etat est en faillite. A la récession et au chômage hérités des années 90 sont venus s’ajouter un déficit public astronomique et un PIB peu enviable. Les plans de rigueur du FMI, le Fonds monétaire international, sont devenus inutiles. La situation est intenable. Ultime décision de De la Rua et de son ministre de l’économie, Domingo Cavallo, l’artisan de la politique néolibérale des années 90 justement et du plan de convertibilité entre le peso et le dollar, devenu une monnaie parallèle : le plafonnement des retraits bancaires puis la confiscation des dépôts - 70 000 millions de dollars bloqués dans les coffres.
Actifs, retraités, jeunes et moins jeunes manifestent avec cette injonction aux politiques : « Que se vayan todos », « qu’ils partent tous ». Les banques sont prises d’assaut, en vain, les commerces pillés. L’état de siège est décrété. A Buenos Aires, la police réprime. Bilan : une trentaine de morts et des milliers de blessés. 5 présidents en 10 jours Cinq présidents se succèdent en dix jours. Eduardo Duhalde, nommé par les deux Chambres, reste aux commandes jusqu’en mai 2003. L’Argentine, qui a déclaré le défaut de paiement, détache le peso du dollar et négocie avec ses créanciers privés. Enfin, le pays décide de rembourser en une seule fois ce qu’il doit au FMI. Aujourd’hui, à première vue, les indicateurs économiques incitent à l’optimisme. Le pays affiche une belle croissance, 9% en 2011, engrange des revenus importants de l’exportation de ses matières premières agricoles et les Argentins consomment. Mais le spectre de l’inflation est toujours là (10% environ d’après les chiffres officiels, le double au moins selon des organismes indépendants), sans oublier la crise qui frappe l’Europe et les Etats-Unis. Si les Argentins regardent avec soulagement le chemin parcouru, bon nombre d’entre eux restent méfiants.
“C’était le chaos“
Beatriz Gutierrez
Psychologue, Buenos Aires
« En décembre 2001, j’ai manifesté. Le cri qu’on entendait le plus était "qu’ils partent tous, qu’il n’en reste pas un seul". Les banques avaient protégé leurs vitres et renforcé les blindages de leurs portes car les manifestants s’y attaquaient à coups de marteaux. Les responsables politiques qui étaient reconnus dans la rue ou au café devaient partir en courant sous peine d’être rattrapés par la foule. C’était le chaos, il n’y avait plus de direction politique. Les économistes qui défendaient la doctrine libérale ne voyaient pas comment sortir de cette situation et les gens sentaient que nos dirigeants ne changeraient rien. Avec les restrictions de retraits bancaires, il a fallu se serrer la ceinture. Moi je touchais mon salaire en pesos, mais en province, les salaires étaient versés dans des monnaies de substitutions, des pseudo monnaies qui valaient moitié moins et dont personne ne voulait. Le troc s’est développé. Beaucoup de personnes ont été exclues du système parce que les entreprises où elles travaillaient fermaient. Ce qui se passe en Grèce est douloureux car une partie importante de la population est marginalisée. Cette crise est aussi européenne et elle repose sur des politiques utilisant l’emploi comme variable d’ajustement. Ma vision du monde n’a pas changé depuis 2001 : l’Argentine est un pays du tiers-monde qui doit avancer sur le chemin de l’unité latino-américaine. L’Europe et les Etats-Unis veulent acheter nos matières premières bon marché et nous vendre leurs biens manufacturés, sans se soucier de l’endettement que cela provoque chez nous ».
“La crise a tué des gens“
Carlos Raspall
Avocat, Buenos Aires
« Du début décembre 2001 à la mi-janvier 2002, l’anarchie était totale et l’angoisse palpable. Personne ne savait quel allait être son sort le lendemain. Les gens qui étaient aisés ne l’étaient plus car leur capital ne valait plus grand chose à ce moment-là. Dans les quartiers, il y avait des assemblées tous les soirs, les voisins se retrouvaient pour s’entraider et refaire le monde. C’était une sorte de catharsis collective. Les gens montaient aussi des centres de trocs. On y pratiquait des échanges de services mais on y fabriquait aussi des bons qui servaient de monnaie. J’ai toujours pensé que l’Argentine allait se remettre de cette crise et c’est ce qui s’est passé. Il vrai aussi que beaucoup d’Argentins on basculé, certains en sont morts. Il y a eu de nombreux cas d’infarctus, d’accidents vasculaire cérébral et même de suicides. Mais dans ce pays, la confiance dans les banques est faible et nous étions nombreux à avoir gardé de l’argent sous le matelas. J’en suis et c’est ce qui m’a permis de m’en sortir. En tant qu’avocat, j’avais aussi beaucoup de travail car il a fallu changer toutes les transactions en cours ou à venir qui étaient libellées en dollars. Aujourd’hui, je pense que l’Argentine est plus solide et les Argentins sont mieux préparés en cas de crise, même si l’organisation politique du pays est restée identique et que les dirigeants politiques sont les mêmes. 2001 nous a laissé les "piqueteros", à l’origine des chômeurs qui bloquent les routes pour protester. Aujourd’hui, d’autres mouvements sociaux utilisent la technique du barrage. A Buenos Aires, il y a au moins cinq barrages par jour ! »
“Depuis, je ne dépose plus d’argent à la banque“
Guillermo Pinilla
Vétérinaire et spécialiste en reproduction bovine, habitant de Balcarce
« Décembre 2001 a été une période de grande préoccupation, de beaucoup d’incertitude et d’un peu d’amertume aussi parce que la démocratie a été interrompue avec la chute du président élu. Je ne défends par Fernando de la Rua, mais il aurait fallu le laisser terminer son mandat puis organiser des élections. En dehors de la capitale, nous sommes nombreux à penser que les restrictions bancaires destinées à remettre de l’ordre dans les comptes du pays ont déplu à certains secteurs de l’économie et de l’échiquier politique ainsi qu’aux habitants de Buenos Aires qui voulaient partir en vacances (le mois de décembre correspond au début de l’été austral, NDLR). Les mouvements de protestation ont été plus importants dans la capitale qu’en province. Il aurait aussi fallu payer la dette. Le défaut de paiement, ça a été une honte pour les Argentins. On avait l’impression d’être dans un avion sans pilote. Il n’y avait plus d’activité bancaire, nous ne pouvions plus travailler, nous ne pouvions plus payer les employés ni les fournisseurs. Les pseudo-monnaies ont fait leur apparition. Il y a eu le patacon et le lecop. Ces bouts de papier peinturlurés, les quelques pesos qui traînaient, la solidarité et, dans les petites villes comme la mienne, la confiance, nous ont permis de tenir. Mais la structure de la société a changé, la classe moyenne a fondu. A titre personnel, j’ai perdu toutes mes économies. Environ un an plus tard, on me les a rendues, mais la dévaluation étant passé par là, j’ai touché moins que la mise de départ. Depuis, je ne dépose plus d’argent à la banque. Le pouvoir d’achat de ceux qui touchaient leur salaire en dollar avait aussi diminué puisque le billet vert ne valait plus un peso mais trois. A l’inverse, ceux qui devaient de l’argent étaient gagnants. Nous, les Argentins, sommes habitués aux crises. Celle de 2001 n’est pas la première que nous avons vécue. J’attends la prochaine. Dans le monde globalisé dans lequel nous vivons, personne ne peut croire que nous sommes à l’abri. La crise qui touche l’Europe et les Etats-Unis se fait déjà sentir au Brésil, le principal partenaire économique de l’Argentine. »