Fil d'Ariane
Un journaliste palestinien réconforte sa nièce blessée lors d'une frappe israélienne contre sa maison familiale dans le camp de réfugiés de Nusseirat, dans un hôpital de Deir el-Balah, dans la bande de Gaza, le dimanche 22 octobre 2023.
Informer a rarement été aussi compliqué et dangereux pour les journalistes couvrant ou souhaitant couvrir l'actuelle offensive israélienne dans la bande de Gaza. Pour ceux à l'intérieur de l'enclave, il s'agit de faire avec les coupures d'électricité, les pénuries de carburant et les raids israéliens. Pour les autres, à l'extérieur, ils ne peuvent rentrer dans le territoire sous blocus israélien. Récit.
Informer est devenu une mission presque impossible, à Gaza. Depuis le 7 octobre et l'offensive israélienne déclenchée en réponse à l'attaque du Hamas sur le territoire israélien, le territoire est sous blocus complet. Rien ni personne ne peut entrer ou sortir de la bande de Gaza, à quelques exceptions près. Quelques camions d'aide alimentaire ont franchi le passage de Rafah, le 21 octobre. Des blessés et des étrangers et binationaux ont pu quitter Gaza vers l’Égypte via ce même passage.
Les journalistes étrangers ne peuvent aller sur place librement pour couvrir l’actualité. Quelques uns ont pénétré brièvement dans la bande de Gaza, embarqués aux côtés d'unités de l'armée israélienne. Les seuls journalistes pouvant travailler sont les Gazaouis, qui subissent bombardements, pénuries et drames personnels.
"Il y a beaucoup de difficultés aujourd'hui dans la bande de Gaza, beaucoup de dangers", déplore Jonathan Dagher, représentant du bureau Moyen-Orient de Reporters sans Frontières (RSF). "C'est le conflit le plus meurtrier pour les journalistes, depuis 2006", selon l'organisation de journalistes.
Selon RSF, 41 journalistes sont morts depuis le début des bombardements israéliens sur Gaza. "À Gaza, les journalistes ne peuvent tout simplement pas exercer leur métier”, poursuit le représentant de RSF. Au moins 34 journalistes ont été tués dans la bande de Gaza, selon la Fédération Internationale des Journalistes basée à Bruxelles. Reporters sans Frontières dénombre 41 journalistes tués depuis le 7 octobre dont 4 Israéliens et 1 Libanais.
RSF a d’ailleurs déposé plainte mercredi 1er novembre pour “crimes de guerre commis contre des journalistes palestiniens à Gaza, et contre un journaliste israélien”, devant la Cour pénale internationale (CPI). Il s’agit de la troisième plainte de ce genre depuis 2018.
Défini par les Conventions de Genève ou d'autres instances internationale comme la CPI, le crime de guerre est avéré lorsque l'une des parties d'un conflit s'en prend volontairement à des objectifs non militaires, aussi bien humains que matériels. Ils sont imprescriptibles.
Le bilan est aussi meurtrier car selon RSF, ces journalistes sont tués même en dehors du cadre de l’exercice de leurs fonctions. “Ils sont toujours sur la ligne de front, même chez eux”, précise Jonathan Dagher.
Selon le représentant de RSF, il est également important de dénoncer une intention de la part des forces israéliennes “d’étouffer le journalisme dans la bande de Gaza."
"Il y a ces frappes meurtrières qui touchent les civils, y compris les journalistes, mais l’armée a également frappé plus de 50 bureaux de médias, depuis le début du conflit”, ajoute-t-il.
Peut-on pour autant parler de ciblage précis des journalistes à Gaza ? Pour Jonathan Dagher, c’est une des réalités vécues par ces derniers. “On le voit, on peut parler d’un ciblage de la presse en général".
Certains ont été tués, en dehors de Gaza, notamment à la frontière avec le Liban. C’est le cas de Issam Abdallah, 37 ans, journaliste à Reuters, tué le 13 octobre, par deux tirs d’artillerie israéliens successifs, alors qu’il couvrait les affrontements à la frontière entre le Hezbollah et l’armée israélienne. Un autre journaliste d’Al Jazeera a également été tué ce jour-là, d’autres ont été blessés. La tribune précise qu’ils étaient “clairement identifiables en leur qualité de journalistes”.
RSF a enquêté sur cette attaque. Pour eux, ces journalistes ont bel et bien été ciblés.
“Nous avons prouvé que l’endroit où se trouvaient les journalistes était explicitement ciblé, par deux tirs espacés de 37 à 38 secondes l’un de l’autre, qui provenaient de l'Est, donc de la direction de la frontière israélienne", raconte Jonathan Dagher.
"Nous le répétons, ce n’est pas un luxe, ce n’est pas un choix, c’est une obligation de protéger les journalistes pour toutes les parties dans un conflit armé. Le ciblage des journalistes est un crime de guerre. C’est inadmissible”, signale le représentant de RSF.
“Il n'y a aucun effort à se conformer aux lois humanitaires et on le dénonce fortement. Même quand les journalistes sont épargnés, ce sont parfois leurs familles qui vont être touchées, comme ce fut le cas du correspondant d'Al-Jazeera, Wael Al-Dahdouh, qui a perdu sa femme et ses deux enfants dans une frappe israélienne", rappelle Jonathan Dagher.
Pourtant, malgré l’obligation du droit international, l’armée israélienne a déclaré aux agences de presses internationales comme Reuters et l’AFP ne pas pouvoir garantir la sécurité de leurs journalistes opérant dans la bande de Gaza, le 27 octobre dernier. Une déclaration qui suscite la colère chez de nombreux journalistes partout dans le monde.
Contactés pour répondre à ces accusations de ciblage de journalistes et de potentiels crimes de guerre, des porte paroles de l'armée israélienne et du gouvernement israélien n'ont pas donné suite à nos demandes d'interview.
Les conditions matérielles plus que limitées expliquent également l'impossibilité pour ces journalistes de faire leur travail et d’informer sur la situation au quotidien. Le territoire est sous blocus complet, imposé par Israël.
“Selon le syndicat de la presse palestinienne, toutes les stations de radio à Gaza n'arrivent plus à fonctionner à cause du manque de carburant. Les journalistes ne peuvent plus travailler dans leurs bureaux à cause des frappes et du danger. Ils s'installent dans des tentes à côté des hôpitaux pour se brancher sur leur électricité. Ils ne peuvent pas charger leur matériel. L’information est recueillie très difficilement, et sort de Gaza encore plus difficilement”, explique Jonathan Dagher.
Pour les rédactions, agences et organisations de journalistes, il y a aussi l’angoisse de perdre le contact avec leurs correspondants. Jonathan Dagher raconte : “Parfois on peut parler à notre correspondante à Gaza une à deux fois par jour, et parfois, nous n’avons pas de ses nouvelles pendant deux jours, faute de possibilité de se connecter".
Récemment, cette correspondante de RSF à Gaza a expliqué avoir été blessée lors d'une frappe. "Elle était dans un immeuble en train d'essayer de capter une connexion Internet. Il y a eu une frappe et elle a essayé de fuir. Elle a dû sauter de l’immeuble pour cela. En sautant elle s’est fracturé le pied. C’est une petite blessure, mais elle continue tout de même de travailler. D’autres ont des blessures beaucoup plus graves. Il faut saluer son courage, tout comme celui des autres journalistes à Gaza”, explique le représentant de RSF.
Sans carburant, difficile de parcourir les distances dans la bande de Gaza pour les journalistes qui ne peuvent pas se déplacer en voiture. “Ils se déplacent souvent à pied”, nous explique Jonathan Dagher. “Pour aller filmer les frappes par exemple, ils s’installent sur une colline pour un meilleur accès aux connexions mobiles. Ils ont parfois des projecteurs, sont marqués comme journalistes mais vivent dans une vraie terreur d’être ciblés par des frappes aériennes”, décrit le reporter.
Pour le représentant de RSF, “l’armée israélienne essaye d'imposer un blackout médiatique sur la bande de Gaza. C'est pour cela qu'ils s'en prennent aux journalistes qui s'y trouvent et qu'ils ne permettent pas à des journalistes d'y entrer. L’intention et la volonté politique de s'en prendre aux médias à Gaza sont très claires”, déplore le responsable RSF.
Le traitement médiatique de ce conflit est difficile même pour certains journalistes israéliens qui subissent parfois des pressions ou des menaces. “Il y a ce journaliste (Yisrael Frey, correspondant de Middle East Eye, ndlr), qui s’est caché pendant des jours après avoir reçu des menaces (d’une partie de la population, ndlr) pour sa couverture critique de la guerre à Gaza. Eux non plus ne sont pas épargnés, c’est vraiment une intolérance face à une couverture désagréable de la guerre. Et ces pressions existent aussi pour la Cisjordanie”, rappelle RSF.
Cette tentative de blackout médiatique à Gaza, les journalistes étrangers vivant en Israël ou à Jérusalem le ressentent aussi. Claire Duhamel est correspondante à Jérusalem. Elle a travaillé pour de nombreux médias et est aujourd'hui correspondante pour France 24.
“Il faut être lucide quant aux conditions avec lesquelles on couvre cette actualité, puisqu’on n’a pas accès à la partie la plus importante du conflit. Nous demandons à ce qu’on puisse de nouveau se rendre sur le terrain pour faire notre travail”, relate-t-elle.
Selon elle, “pour Israël, c’est une façon de s’assurer que les Gazaouis ne peuvent plus communiquer, protégeant ainsi leurs opérations militaires”.
Les communications Internet et mobiles ont été quasiment impossibles lors du début de l’invasion terrestre de Gaza, par l’armée israélienne au soir du vendredi 27 octobre. “Pendant près de 28h, on n’avait aucun moyen de joindre qui que ce soit à Gaza", raconte Claire Duhamel.
Elle poursuit : “mais, ils savent aussi que ces opérations se feront ainsi dans un blackout informationnel total. Les seules informations qui sortent sont le communiqué officiel de l’armée israélienne et quelques petites bribes d'informations de sources gazaouies au moment où la connexion revient. Et pour Israël, cela peut être une façon (...) de minimiser leurs actions. Il n’y aura pas de témoins de potentiels crimes de guerre”.
Pourtant, par le passé, elle s’est déjà rendue en territoires palestiniens, dont Gaza, dans le cadre de son travail. “L’un des grands privilèges d’être un journaliste étranger en Israël/Palestine, c'est qu'on est parmi les seuls à avoir l'accès à tout le territoire en temps normal, contrairement aux Israéliens et aux Palestiniens", explique-t-elle.
Selon la journaliste, se rendre en Cisjordanie était facile quand on est étranger. Pour Gaza, avant le début de ce conflit, une autorisation des autorités israéliennes était nécessaire. Elle précise : "Ces autorisations sont attribuées aux diplomates, aux humanitaires et aux journalistes". C'est le Government Press Office israélien qui se charge de donner une autorisation pour les journalistes.
"Il y avait une particularité à Gaza, c'est un triple checkpoint. D'abord celui d'Israël, puis celui de l'Autorité palestinienne, puis celui du Hamas. Mais il fallait aussi une autorisation du Hamas pour y rentrer, avec un contact local, un fixeur par exemple, qui se porte garant de nous. Cela pouvait prendre quelques jours, mais ce n'était pas compliqué", détaille la correspondante de France 24.
Tout a changé depuis le 7 octobre. Le checkpoint d’Erez est complètement fermé, à tout le monde. “A l’heure actuelle, il est impossible pour les journalistes internationaux de couvrir Gaza de l’intérieur. On essaye d’avoir des informations, de faire notre travail, sans avoir accès au terrain”, explique Claire Duhamel. Le passage de Rafah au sud de Gaza est lui aussi fermé et les autorités égyptiennes ne laissent pas les journalistes traverser le Sinaï, précise-t-elle. “On ne peut pas avoir accès à Rafah”.
En décembre 2021 pourtant, la journaliste avait pu avoir accès au territoire palestinien de Gaza. La dernière fois que l'armée israélienne a laissé des journalistes étrangers rentrer à Gaza "en période de guerre" remonte à 2014, nous précise la journaliste. "C'était alors très encadré".
Les fixeurs, contacts et journalistes sur place sont la source principale d’information pour les journalistes étrangers. “Ils travaillent dans des conditions abominables en ce moment. C’est difficile pour leur sécurité personnelle et pour celle de leurs familles”, raconte Claire Duhamel.
Non seulement la correspondante ne peut pas aller faire son travail à Gaza, mais elle doit assister impuissante à la perte de confrères et d'amis. “J’étais personnellement amie avec deux des journalistes palestiniens tués (par les frappes israéliennes, ndlr). J’avais déjà travaillé avec l’un d’entre eux, Ibrahim Lafi, un caméraman de 21 ans de l’agence Aïn Medias, tué le 7 octobre, au checkpoint d’Erez. Il était parfaitement identifiable et a été tué par une frappe. Deux semaines plus tard, c’est Roschdy Sarraj, le patron de cette agence, qui a été tué dans une frappe qui a visé sa maison, à Gaza City, dans le Nord. C’était avec lui que j’avais fait mes premières missions à Gaza, c’était mon fixeur”, déplore la journaliste.
“On ne peut pas dire avec certitude dans le cas de Roschdy, par exemple, que sa maison était ciblée. Il est mort, comme tout civil de Gaza qui se trouve au mauvais endroit au mauvais moment, dans un contexte où les bombes tombent du ciel en continu. Toute la population civile de Gaza vit avec le risque de mourir si une frappe touche l'endroit où ils sont”, continue-t-elle.
L’impact sur la santé mentale de ces professionnels de l’information, sur place ou en Europe, notamment, est énorme. Jonathan Dagher nous parle de la correspondante de RSF à Gaza : “Quand on lui demande si elle va bien, si elle a besoin de quelque chose, bien sûr elle nous transmet ses besoins mais elle nous dit surtout ‘Soyez avec nous, ne nous oubliez pas’".
Ces journalistes veulent continuer à informer malgré leur situation personnelle extrêmement difficile.
"Ces journalistes sont très braves, mais en même temps ils sont déprimés, anxieux, traumatisés. Ils ont tous enterré des proches, perdu leur maison”, raconte le reporter. “Cela fait trois semaines que notre correspondante vit en dehors de sa maison. Elle dort dans des camps. Certains dorment dans leur voiture. Il y a des journalistes qui repassent chez eux chaque matin pour embrasser leurs enfants en leur disant ‘c’est peut-être la dernière fois qu’on se voit’”, relate Jonathan Dagher, avec beaucoup d’émotion.
“Malgré ces situations terribles, ils comprennent l’importance de leur travail. Ils n’ont pas le choix. Ils sont la voix des gens à Gaza aujourd’hui. Ils sont les yeux du monde à Gaza. C’est à nous d’amplifier ces images et de protéger ces journalistes. C’est la moindre des choses qu’on puisse faire aujourd’hui”, poursuit-il.
Dimanche 29 octobre, une tribune, signée par plusieurs rédactions françaises, journalistes indépendants et organisations de presse, dont Reporters sans Frontières (RSF), était publiée dans de nombreux titres. Elle appelait à une meilleure protection des journalistes à Gaza et à un libre accès au territoire pour les journalistes internationaux.
“Il y a des journalistes sur place qui sont en train de faire un travail très courageux. Ce sont des journalistes locaux ou internationaux qui habitaient à Gaza. Ils sont correspondants pour des agences de presse locales, ou internationales, mais aussi pour des médias étrangers, comme AFP, Reuters, ou Al-Jazeera”, explique Jonathan Dagher, de Reporters sans Frontières (RSF), signataires de la tribune.
L'enjeu est d'alerter sur ces conditions de travail et de vie pour ces journalistes. “Il y a vraiment un silence de la part des gouvernements occidentaux. Il faut sonner l'alarme. La presse est en danger, elle est une cible à Gaza. Cette tribune est un acte très important. Nos confrères et consœurs à Gaza doivent savoir que nous sommes avec eux. L’opinion publique en France doit savoir aussi. Ils courent un danger aujourd’hui. Aux yeux des autorités israéliennes, ils représentent un problème”, conclut Jonathan Dagher.
Dans la nuit du 6 au 7 novembre, le journaliste palestinien Mohammed Abou Hassira a été tué dans "un bombardement israélien qui a visé sa maison près du port de pêche à l'ouest de la ville de Gaza", a indiqué l'agence de presse officielle palestinienne Wafa, pour laquelle il travaillait.
Selon cette agence, 42 membres de la famille du journaliste "dont ses enfants et ses frères" ont également péri dans la frappe.