Les rapports sur les changements amenés par les intelligences artificielles s'accumulent, et tous se préoccupent de la question du travail. Quelle société se dessine avec cette ruée des "algorithmes apprenants", capables de "mieux faire" que l'humain dans une majorité de domaines à l'horizon des trois prochaines années ?
Le "AI for Good Global Summit" (Sommet global de l'Intelligence artificielle pour le bien commun) vient de s'achever ce vendredi 9 juin à Genève. Il suit un rapport français récent de l'OPECST (office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques — un organe d'information commun entre l'Assemblée nationale et le Sénat), intitulé
"Pour une intelligence artificielle maîtrisée, utile et démystifiée". Ce rapport suit lui-même un autre rapport — toujours français — produit par le CNnum (Conseil national du numérique) et France stratégie (Laboratoire d'idées public et organisme de concertation et de réflexion) , nommé : "
Anticiper les impacts économiques et sociaux de l’intelligence artificielle".
Ces deux rapports ont comme objectif d'étudier, interroger les avancées de l'intelligence artificielle (IA) et de prévoir — et même prévenir — les changements massifs que celle-ci va nécessairement engendrer au sein de la société. L'Europe n'est pas en reste, puisqu'un rapport de la députée européenne Mady Delvaux (lire notre article : "
Intelligences artificielles : l'Europe veut-elle les encadrer ?") avait déjà fait du bruit durant la campagne présidentielle française sur ce sujet — en février dernier — et qu'un nouveau rapport du Comité économique et social européen (CESC) est paru le 31 mai 2017, intitulé "
Les retombées de l’intelligence artificielle pour le marché unique (numérique), la production, la consommation, l’emploi et la société". Décidément, l'IA génère beaucoup de rapports cette année…
Interview de Mady Delvaux, au sujet des intelligences artificielles et du travail :Cette accumulation de rapports n'est pas anodine, elle reflète un véritable concernement des autorités et de la société civile au sujet des "algorithmes apprenants", ces programmes informatiques devenus incontournables dans de nombreux secteurs d'activité, qui s'améliorent sans cesse et semblent inéluctablement voués à exécuter des tâches jusque là entièrement réservées aux humains. Mais ce n'est pas la seule question des pertes ou gains d'emplois qui est en jeu, puisqu'au delà de ce facteur important, ce sont aussi des problèmes de sécurité, de compétences, d'éducation, d'inégalités, qui voient le jour.
Un Boeing piloté par une IA en 2018, et ensuite ?
Le rapport du CNnum et de France stratégie indique dans son introduction que "Faute d’anticipation, nous pourrions nous trouver confrontés aux suppressions d’emploi ; faute de mobilisation, nous courons le risque d’un décrochage économique et stratégique." Le préalable à la réflexion ne se situe donc pas sur la nécessité ou non de laisser les intelligences artificielles travailler — elles le font déjà et le feront de plus en plus, puiqu'elles semblent être une composante économique et technologique qui ne sera pas remise en cause — mais plutôt comment les encadrer, les insérer aux mieux des intérêts humains, dans la société humaine. Comment à la fois permettre à cette innovation incontournable de se développer, tout en évitant qu'elle ne remplace l'humain, ne déstructure la société humaine ?
Le constructeur Boeing vient par exemple de faire atterrir l'un de ses avions de ligne en simulation, sans pilote, avec un programme informatique aux commandes — une IA, donc — et a immédiatement annoncé vouloir tester des véritables vols d'avions Boeing sans pilotes dès 2018. Les pilotes de ligne doivent-ils s'inquiéter de cette nouvelle concurrence qui risque de les mettre au chômage assez vite, si des normes aériennes permettent à ces nouveaux "pilotes binaires" d'exercer ? Peut-on accepter de laisser la vie de centaines de passagers d'un avion entre les "mains" d'une machine, quelles décisions peuvent s'effectuer en cas de problème imprévu, quelles responsabilités juridiques en cas d'accident ?
L'ampleur des volumes d’emplois directement menacés dans les décennies à venir serait comprise entre 9 % et 47 % du volume total d’emplois
Extrait du rapport américain sur l'économie et l'IA, décembre 2016
Le rapport du CESE est lui très précis sur la nécessité de réfléchir au sujet pour trouver des solutions en amont, il "pointe actuellement onze domaines dans lesquels l’IA soulève des enjeux de société: l’éthique; la sécurité; la vie privée; la transparence et l’obligation de rendre des comptes; le travail; l’éducation et les compétences; l’(in)égalité et l’inclusion; la législation et la réglementation; la gouvernance et la démocratie; la guerre; la superintelligence". L'enjeu du travail peut-être assez facilement relié à ceux de la sécurité, de l'éducation, des compétences, de l'inégalité et de l'inclusion, puisque les IA peuvent — par leurs activités actuelles ou futures — modifier de façon sensibles ces concepts. Comment ne pas envisager les problèmes de sécurité causés par les IA, avec par exemple des robots autonomes de construction de bâtiments, ceux de l'apprentissage via des IA enseignantes, de l'accès aux IA pour tous — ou non — en termes d'inégalités dans le travail, ou encore ceux de la concurrence sur le marché du travail entre humains et IA ?
Quelles approches à l'égard du travail avec les IA ?
Le rapport de l'OPECST prend en compte un autre rapport, commandé par la Maison blanche et datant de décembre 2016, "Artificial Intelligence, Automation and the Economy ", qui fait état des changements envisagés sur le marché du travail avec l'arrivée des IA dans la société américaine. Extraits des commentaires de l'OPESCT sur ce rapport : "(…)en particulier le risque que cette répartition [des bénéfices économiques] asymétrique contribue de manière décisive à creuser les inégalités entre les travailleurs hautement qualifiés et les autres (…) le rapport pointe que, d’après les experts, l’ampleur des volumes d’emplois directement menacés dans les décennies à venir serait comprise entre 9 % et 47 % du volume total d’emplois, le plus largement concentrés au sein des groupes de travailleurs les moins diplômés et les moins bien rémunérés (…) cette vague d’automatisation pour ce groupe résidera dans la pression vers le bas des salaires (…) Le rapport va même jusqu’à pointer très explicitement la menace selon laquelle l’automatisation en question pourrait bien ne bénéficier qu’à quelques-uns, de par la nature hautement hégémonique (« winner-takes-most ») des marchés liés aux technologies de l’information."
Il convient en outre d’investir dans les secteurs du marché du travail dans lesquels l’IA n’a que peu ou pas d’influence.
Ces prévisions américaines plutôt pessimistes en terme d'emplois et d'inégalité, mènent les rapporteurs à préconiser des solutions politiques en amont :
Du côté européen, le CESE plaide pour un contrôle par l'humain des machines "intelligentes", dit «human-in-command» avec la création d'un code de déontologie "
afin que les systèmes d’IA demeurent, tout au long de leur processus d’exploitation, compatibles avec les principes de dignité humaine, d’intégrité, de liberté, de respect de la vie privée, de diversité culturelle et d’égalité entre hommes et femmes, ainsi qu’avec les droits fondamentaux". Ce rapport incite aussi à la création d'un système de validation (normes de sécurité, transparence, intelligibilité, obligation de rendre des comptes et valeurs éthiques), ainsi que l'identification des
"secteurs du marché du travail qui seront influencés par l’IA, dans quelle mesure et dans quels délais, et trouver des solutions pour faire face aux conséquences de ce processus sur l’emploi, le contenu du travail, les régimes sociaux et l’(in)égalité." Ce rapport insiste sur le fait "
qu'il convient en outre d’investir dans les secteurs du marché du travail dans lesquels l’IA n’a que peu ou pas d’influence."
Invité du 64', sur le thème de "Faut-il se méfier de la montée de l’intelligence artificielle ?" Joël de Rosnay, écrivain scientifique, analyse les changements à venir : Les Etats, organisations internationales, les ONG, sont en pleine effervescence au sujet de l'arrivée massive de l'IA dans la vie quotidienne, et cherchent avant tout à anticiper le "choc" que celle-ci va créer dans les trois années à venir, et au delà. Les différents rapports qui fleurissent ce printemps, tout comme le
Sommet global de l'IA pour le bien commun, appuyés par de nombreux articles sur le sujet, se veulent rassurants, tentent d'expliquer les enjeux à venir avec les IA, et expriment tous la même volonté, au sujet du "travail" : l'IA doit compléter le travail humain, l'"augmenter" autant que ce faire possible, et ne doit pas — dans la mesure du possible — le remplacer. Malgré tous ces souhaits et propositions de régulation, d'encadrement, des inquiétudes persistent, et
les mises en garde de certains scientifiques continuent d'inquiéter les observateurs de cette "révolution par les machines autonomes et intelligentes".
Nissan fait rouler une voiture autonome à Londres depuis peu,
Amazon a effectué sa première livraison par drone au Royaume-Uni, tandis que la Poste, en France, teste des livraisons automatisées, sans que personne ne s'en émeuve ou ne s'en soucie particulièrement. Ordres financiers sur les marchés, affectation des étudiants à l’Université, diagnostics médicaux, animations en maison de retraite, systèmes anti-fraude, recherche de clients, placements produits, centres d'appels et aide à la relation client : tous ces domaines d'activité sont déjà pris en charge par des machines de façon autonome.
Le monde du travail va profondément changer, et les analyses qui émergent des rapports sur les IA vont avoir besoin d'applications concrètes rapidement. Si les lois et les cadres de société sont longs à se modifier, les technologies, elles, progressent de façon exponentielle. En 2020, le travail ne sera plus le même qu'en 2017, c'est une certitude. Il faudra faire avec les IA. En espérant qu'elles viendront nous "augmenter" et nous aider dans notre travail, plutôt que nous remplacer… et nous mettre au chômage.
Avec à l'esprit un point central, qui ne doit pas être écarté, puisque certainement le plus inquiétant : la dépendance future des sociétés humaines aux intelligences artificielles.
Conférence de Yann Le Cun, spécialiste mondial du "deep learning" et des intelligences artificielles, pour mieux comprendre les capacités actuelles et le fonctionnement de ces nouveaux travailleurs fait de 0 et de 1 :