Internet : les biens culturels “libres de droits“ sont-ils l'avenir ?

La Commission européenne a lancé une nouvelle consultation sur le droit d'auteur en décembre dernier : Internet reste, en 2014, un enjeu central pour la diffusion des œuvres culturelles. La suprématie commerciale des "firmes culturelles" n'est pourtant pas totalement acquise en termes de propriété intellectuelle. Pour preuve, les différents modèles de droits de propriété intellectuelle "libres" qui prospèrent sur la toile. Quel futur modèle pour la culture européenne sur Internet ?
Image
Internet : les biens culturels “libres de droits“ sont-ils l'avenir ?
-cc-
Partager8 minutes de lecture
Pouvez-vous imaginer une cafetière qui ne puisse être utilisée que sur les prises de votre appartement et qui refuserait de s'allumer au bureau ou chez des amis ? Une voiture qui ne pourrait être conduite que par 5 conducteurs différent et authentifiés, et pas un de plus ? Difficile à admettre ? Pourtant, c'est exactement ce que l'industrie de diffusion musicale a effectué avec son principe des "verrous numériques" ou DRM (Digital Rights Management, gestion des droits numériques) qui forcent l'acheteur à écouter ses morceaux de musique achetés en ligne sur un nombre limité d'appareils.

Copyright et…copyleft

Internet : les biens culturels “libres de droits“ sont-ils l'avenir ?
Richard Stallman, inventeur du logiciel libre et du copyleft, à Saint Etienne en 2008 (Photo NicoBZH - CC-BY-SA-2.0)
La vieille philosophie de la protection des droits d'auteur (début du VXIIème siècle) peine toujours à s'adapter au monde numérique connecté et se confronte à l'explosion des technologies, à la variété des supports d'exploitation des œuvres. La culture se diffuse à la vitesse de la lumière sur la planète entière, s'échange, se partage, se modifie, se transforme sans limites autres que l'appétence des internautes. Ces constats ont généré un champ d'expérimentation très vaste menant à des systèmes ouverts et plus adaptés à ce nouveau monde qu'à l'ancien, celui des lois de surveillance d'Interne de type Hadopi en France, par exemple, censées lutter contre l'échange des œuvres protégées. Dans le monde informatique, le copyleft est l'illustration parfaite de cette évolution : inventé pour le logiciel (puis ensuite pour les œuvres d'art et les documentations), en opposition au copyright, cette licence déclare que les logiciels appartiennent à tous, peuvent être modifiés par tous : "Utiliser, étudier, modifier et diffuser son œuvre, dans la mesure où cette autorisation reste préservée. L'auteur refuse donc que l'évolution possible de son travail soit accompagnée d'une restriction du droit à la copie. De ce fait, le contributeur apportant une modification (correction, ajout, réutilisation, etc.) est contraint de redistribuer ses propres contributions avec les mêmes conditions d'utilisation que l'original. Autrement dit, les créations réalisées à partir d'éléments sous copyleft héritent de facto ce copyleft." (source : Wikipedia) Cette licence inventée par Richard Stallman, créateur du système GNU qui a permis au système informatique GNU/Linux d'exister pleinement est une première pierre à l'édifice des licences libres. Fabrice Epelboin, spécialiste du web social et enseignant au Medialab de Sciences-Po, est un promoteur des licences Creative Commons et de la limitation du copyright. Sur le copyleft, il souligne que "le concept du copyleft peut s'appliquer à plein de choses autres que le logiciel, comme les œuvres d'art, mais c'est un concept un peu radical. A ma connaissance, cela exclut toute utilisation commerciale en création artistique. Le copyleft n'a jamais vraiment pris, même si l'idée était vraiment très bonne, bien que formalisée par Stallman de façon un peu trop stricte". D'autres licences existent, moins restrictives, et ce sont elles qui aujourd'hui emballent la sphère internet. Sommes-nous à l'aube d'une révolution culturelle inéluctable ? 

La nouvelle propriété intellectuelle

Internet : les biens culturels “libres de droits“ sont-ils l'avenir ?
Lawrence Lessig, instigateur de la fondation et de la licence Creative Commons (Photo : Joi Ito CC-BY-2.0)
La licence Creative Commons est apparue en 2001 sous l'impulsion d'un juriste américain, Lawrence Lessig, et elle est une "solution alternative légale aux personnes souhaitant libérer leurs œuvres des droits de propriété intellectuelle standards de leur pays (wikipedia)". "Lessig est un pragmatique, il a tout de suite fait en sorte que cette licence soit adoptée par les géants de l'Internet" indique Fabrice Epelboin, qui ajoute : "Flickr, et donc Yahoo, est devenu immédiatement l'une des plus grosses bases de données en Creative Commons. Si vous voulez utiliser des images ou des vidéos en Creative Commons, entre Flickr et Vimeo, c'est gigantesque…" Voilà donc des "licences de protection intellectuelle" qui touchent de nombreux domaines tels que la photos, la vidéo, le cinéma, les écrits, la musique, les sons, la radio, la télévision, et qui ne restreignent pas le public au seul achat et consommation des produits culturels. C'est une nouvelle façon de déclarer leur propriété, pour les auteurs et les créateurs. Les possibilités d'utilisation de l'œuvre, pour celui qui s'en empare (en l'achetant ou non), sont très variées (voir en encadré : le système de licence CC). Ce changement est comparable à celui du droit américain sur la propriété terrienne, qui  s'est modifié au cours du temps, comme le rappelle Fabrice Epelboin : "Au départ, aux Etats-Unis, la propriété terrienne américaine a été définie dans la Constitution comme allant du sous-sol jusqu'aux cieux. Mais dans les années 50 le trafic aérien s'est intensifié, et des lobbies de fermiers ont voulu interdire le passage des avions au dessus de leurs propriétés ou faire payer le passage des avions. Au final, la cour suprême a amendé la propriété terrienne : seuls le sous-sol et le sol ont été conservés, mais plus les cieux. Ce qui signifie que ces choses là ne sont pas immuables, et que quand un progrès technique arrive, on peut revoir des concepts fondamentaux comme la propriété." Pour autant la propriété intellectuelle classique n'a pas dit son dernier mot, et les groupes de pression des majors font feu de tout bois auprès de la Commission et du Parlement européen. Fabrice Epelboin, à propos de la propriété intellectuelle de type copyright affirme que "si la propriété intellectuelle de type copyright est menacée ou en danger, elle est loin d'être morte. Hollywood et les grandes majors du disque se battent pour conserver le modèle du copyright. Sa disparition les effraye, mais si cela survenait, ce serait une aubaine pour les "petits", ceux qui vivent de la musique vivante, par exemple."

Quel futur ?

Internet : les biens culturels “libres de droits“ sont-ils l'avenir ?
Pochette du disque “In Rainbow“ de Radiohead : album téléchargeable en 2007 pour 0 £…ou plus
Il existe des films en Creative Commons, de la musique, des photos, vidéos, etc, mais aussi, de plus en plus de procédés techniques. Les FabLabs, lieux d'innovation technique et technologique, ouverts à tous, comme l'Electrolab en France, par exemple, publient nombre de leurs inventions sous Creative Commons. De nombreux auteurs de romans, ou de documentations techniques, font le choix d'utiliser une Creative Commons, commerciale ou non. L'avantage est évident : le créateur peut vendre (ou offrir) son œuvre directement— sans intermédiaires, être rémunéré ou non, et savoir que l'œuvre est protégée, que personne ne pourra "la voler", c'est-à-dire en revendiquer la paternité à la place du véritable créateur. Il y a aujourd'hui plus de quatre millions de vidéos youtube sous licence Creative commons, 55 000 albums de musique sur la plus grosse plateforme française de téléchargement libre et gratuit, Jamendo.com. Cette explosion des licences libres ne signifie pas la fin de la propriété intellectuelle et du droit de copie, mais ce n'est pas non plus la fin des échanges illégaux d'œuvres protégées à travers le réseau. La Commission européenne continue donc à chercher des moyens d'empêcher le contournement des droits de copyright via Internet, ce que des collectifs de défense des libertés numériques, comme La Quadrature du Net (ayant activement participé à permettre le rejet d'ACTA par le Parlement européen) dénoncent, puisque pour eux, "il faut défendre tous les contributeurs à la création contre l'appropriation d'une grande part des revenus issus des œuvres par les rentiers des industries culturelles, les grands distributeurs et intermédiateurs et les héritiers de stocks de droits." Fabrice Epelboin, affirme pour sa part que la possibilité d'un retour à la chasse au "piratage" d'œuvres protégées "est difficile à imaginer, parce que cela créerait une exclusion sociale insupportable. On a habitué toute une génération à de la consommation culturelle à gogo, si on remet ces jeunes dans la situation culturelle des années 80, il y aurait une explosion sociale de la jeunesse, et aucun gouvernement n'a envie de faire face à ça. Donc je pense qu'on va rester dans cette situation d'illégalité et de tolérance." A l'instar de la crise économique qui est vue désormais par de nombreux observateurs comme une mutation de l'économie, la diffusion des biens culturels et la protection des auteurs évoluent. Si crise des biens culturels il y a, Fabrice Epelboin souligne qu'"elle semble être plus celle d'un vieux modèle défendu par des multinationales que celle des artistes, qui de plus en plus, se passent d'elles, trouvent leur public et gagnent leur vie en toute indépendance." Le musicien Prince n'a plus de label, il produit et diffuse lui-même sa musique, le groupe Radiohead a proposé en 2007 l'album "In Rainbows" en version MP3, téléchargeable gratuitement sur son site internet, avec la possibilité de faire un don (encore téléchargeable sur plusieurs sites). "Le site Gigwise.com indique qu'à la date du 12 octobre 2007, l'album a été téléchargé 1,2 million de fois à un prix moyen de 1 £. Radiohead a ainsi réalisé un coup de marketing fulgurant. D'après un sondage du Times, la somme moyenne versée s'élève à 4£ parmi les payeurs, et un tiers des acheteurs n'a rien payé, ramenant la somme moyenne déboursée à 2.66£7. En début 2008, l'album est distribué sur support physique par ATO Records aux États-Unis, et XL Recordings dans le reste du monde. Il parvient en tête de plusieurs classements, notamment le Billboard 2008. (wikipedia)". Il semble qu'en 2014, les nouveaux modèles de licences ne sont pas incompatibles avec la réussite financière des artistes, ni avec la liberté du public. Au final, comme le dit Fabrice Epelboin, "ces nouveaux modèles gênent surtout une catégorie d'acteurs : les rentiers…"