Fil d'Ariane
Olivier Iteanu : Je parle dans ce livre du fameux exemple de ce professeur de l’éducation nationale qui a publié sur sa page Facebook le tableau de Gustave Courbet l’Origine du monde, un tableau qui représente un sexe féminin. Ce professeur est un consommateur, ce n’est pas un professionnel, et la loi est limpide au niveau européen, loi qui est presque universelle : n’importe quel consommateur peut saisir son juge. La clause Facebook sur la désignation d'un juge californien comme juge du contrat, doit donc être écartée. Pour autant dans cette affaire (où la page et le compte de l’utilisateur ont été supprimés par Facebook, ndlr), Facebook maintient sa clause. La langue du contrat est le français, mais le langage utilisé, les concepts utilisés, ne sont pas européens, et c’est là qu’on voit la duplicité de ces entreprises. Ils [les responsables de Facebook] auraient mis les CGU (conditions générales d’utilisation, ndlr) en anglais, personne n’aurait été trompé, ce serait en accord avec ce qu’ils recherchent.
Les grandes firmes Internet appliquent la notion de free speech quand ça les arrange
Ce professeur a fait 5 ans de procédure, simplement pour obtenir du Tribunal de Paris qu’elle écarte la clause. Mais on ne sait toujours pas s’il a le droit de publier sa photo du tableau de l’Origine du monde et s’il y a préjudice à la fermeture de son compte. C’est pour ça que je dis que les concepts ne sont pas de droit européen, puisque la nudité, par exemple, cela fait longtemps qu’on a dépassé le problème en Europe, et que ce n’est plus considéré comme un contenu illicite. Etrangement, Facebook qui se prévaut de la notion américaine de "Free Speech » (équivalent à la liberté d’expression mais bien plus vaste qu’en Europe et très bien expliqué dans l'ouvrage, ndlr), dans le cas de la nudité, ne l’applique pas, pour des raisons de valeurs puritaines.
La plupart des notions fondamentales du droit touchant au numérique, comme la liberté d'expression et la vie privée sont différentes entre les Etats-Unis et l'Europe. Vous semblez indiquer dans votre ouvrage que c'est la vision américaine qui l'a emporté sur ces deux sujets. La bataille est perdue en Europe ?
O.I : Il faut qu’on se réconcilie avec les Américains, on ne pourra pas faire sans eux, et ils ne pourront pas faire sans nous. Pour l’instant, les grandes firmes Internet appliquent la notion de free speech quand ça les arrange, comme Twitter qui vient d’expliquer qu’il avait supprimé 30 000 comptes twitter de djihadistes. Pour faire ça, Twitter a modifié sa « policy », ses règles d’utilisation. Ils changent donc leur propre loi quand ça les arrange. Mais je pense que la bataille n’est pas perdue, surtout avec des gens comme Snowden, Max Schrems (un juriste autrichien ayant lancé une action collective en justice contre Facebook en 2014), ou ce professeur anonyme qui pour moi est un héros. l’Etat de droit n’est pas mort, mais on est face à une espèce de brouillard, de gens qui nous mettent des bâtons dans les roues. Malgré tout, rien n’est perdu, il faut d’abord dénoncer les choses, et ensuite il faudra agir.
Etonnamment, vous expliquez, que sur un sujet comme le droit d'auteur, les Etats-Unis et l'Europe se sont mis d'accord. Les Etats peuvent donc réguler, et s'accorder en droit numérique mais seulement quand cela les intéresse ? Comment expliquez-vous ce phénomène d'exception ?
O.I : C’est parce que, malheureusement, le « la » de la partition est donné par les Etats-Unis, et aux Etats-unis, il y a un groupe qui s’appelle Hollywood ainsi que l’industrie des médias de l’est du pays, qui agissent, menacent, font des procès, et c’est certainement ce qui manque pour la vie privée en Europe et peut-être aussi pour la liberté d’expression à l'européenne. Ces groupes ont fait du lobbying pour avoir le gouvernement américain de leur côté. Ce gouvernement américain a mis les moyens et a trouvé un équilibre.
Cette affaire Uber démontre surtout la paralysie de l’Etat face à un discours libéral enrobé de technologie
Sur le fond, à propos du droit d’auteur, j’ai beaucoup de réserves, parce qu’il y a beaucoup à dire sur ce sujet. Mais nous, en France, avec la loi pour la confiance dans l’économie numérique, qui est une transposition d’une directive européenne, finalement, on a concilié nos droits avec les Etats-Unis. En fin de compte, on se rend compte que quand il y a des intérêts, on trouve un terrain d’entente. Et quelque part, ce constat met un peu en accusation nos élite européennes, qui ne parlent jamais de valeurs au niveau européen, mais seulement de marchés, de régulations de dérégulation. Comment construire une Europe qui fasse sens pour les populations s'il n'y a jamais de valeurs communes qui sont mises en avant ?
Uber défraye la chronique en ce moment, suite aux grèves de ses chauffeurs qui reprochent à la plateforme en ligne de VTC de passer sa commission de 20 à 25%. Qu'en est-il avec le droit du travail, de la régulation des transports, de la concurrence déloyale dans le cas d'Uber, en France ?
O.I : Au Royaume-Uni, la justice a forcé à requalifier le contrat Uber en contrat de travail, parce que dans l’Union européenne, la notion de salarié est rattachée à celle de lien de subordination. C’est le cas des chauffeurs Uber. Il y a beaucoup de choses à dire sur Uber, mais les VTC sont pour moi des salariés déguisés. Il faut que ça arrive devant les juges, que ceux-ci ne soient pas enfumés par le discours sur le « free », la liberté, qui à mon avis cache les vrais enjeux. Sur la concurrence déloyale, les taxis font valoir leurs droits, il y a des recours…
Les grandes entreprises ne rêvent que d’une chose, c’est de remplacer les Etats
Quant à la régulation des transports, cette affaire Uber démontre surtout la paralysie de l’Etat face à un discours libéral enrobé de technologie qui porte, alors que le service ,technologiquement parlant, n’a rien d’extraordinaire . Nous aurions besoin que l’Etat protège, et c’est ce que veulent d’ailleurs les chauffeurs Uber qui demandent l’arbitrage de l’Etat.
Au final, Internet est un réseau mondial, mais fortement géré par les Etats-Unis, avec des Etats, qui sur de nombreux points n'ont plus de prise ? Dans le même temps, les nouvelles lois de surveillance, de suppression administrative de sites Internet, démontrent une capacité de pays comme la France à briser la neutralité du net et s'arroger des droits qui attaquent les libertés publique. Comment jugez-vous ce paradoxe ?
O.I : La liberté est menacée à deux niveaux, une menace étatique et une menace privée. La démonstration le mois dernier du fichier TES (lire notre article : "Le gouvernement officialise la constitution d'un fichier biométrique de 60 millions de Français", ndlr) est quelque chose d’incroyable. Quand on voit le nombre de personnes qui y ont accès, c’est impressionnant. On descend jusqu’aux sous-préfectures, et la fraude interne a été évaluée par les Américains et on sait qu’elle est massive : j’ai un problème avec mon voisin, j’ai accès à TES, et bien j’y vais. Mais il y a la menace privée. On hurle et on monte au créneau quand ce sont les Etats qui dérivent avec les droits numériques, et on a raison, mais quand ce sont les grandes entreprises — qui ne rêvent que d’une chose c’est de remplacer les Etats — on reste sans voix. Ce qui a motivé l’écriture de mon livre, c’est la lecture d’un ouvrage, « The new digital age », d’Eric Schmidt et Garret Cohen. Eric Schmidt était à l’époque le PDG d’Alphabet la maison-mère de Google, et ce livre fait froid dans le dos. Il y est expliqué aux parents, par exemple, qu’il faut bien choisir les prénoms de leurs enfants pour qu’ils soient par la suite bien classés dans le « ranking Google search » (résultats sur les recherches du moteur de recherche Google). Ces gens là se prennent pour Dieu. Je ressens une menace totalitaire, pour ma part. Il y a des Etats, mais les Etats, lorsque les gens se lèvent, dans le cas de la France par exemple, on va dire que ça bouge, ils peuvent reculer. Pas toujours, mais quand même. Nous n’avons par contre aucune prise sur ce qu’ils se passe à Palo Alto dans la Silicon Valley.