Fil d'Ariane
Après avoir maintenu l’art en vie sous Daech au péril de leurs vies, les artistes de Mossoul profitent aujourd’hui d'une nouvelle tribune grâce à une émission de télévision animée par un jeune peintre irakien.
Portrait d’Abdulrahman Al Dulaimi, un jeune peintre irakien qui présente une émission TV culturelle à Mossoul, Irak.
Confortablement assis entre les coussins d’un élégant canapé trônant au coeur de la vaste bâtisse qu’il occupe, Qais Ibrahim Mustafa se remémore avec douleur les événements qui ont récemment marqué sa vie d’artiste.
Pendant plus de deux ans, l’homme âgé d’une soixantaine d’années et sculpteur depuis 1974, fut contraint de vivre sous l’occupation de Daech. Malgré les risques d’exécutions sommaires proférées par les djihadistes à l’encontre des artistes, Qais s’est évertué à créer.
Conquise en 2014 par les djihadistes, le groupe de l'Etat islamique y proclame son « Califat ». Après des mois de guerre, la ville a été reprise par les forces irakiennes le 10 juillet 2017.
Aux côtés de son fils, Qais Ibrahim Mustafa a réalisé des dizaines de sculptures dans le sous-sol de la maison, jusqu’à la libération par l’armée irakienne fin 2016. Afin de ne pas attirer l’attention des djihadistes qui patrouillaient dans les rues de la Mossoul jour et nuit, chaque coup de maillet était asséné avec délicatesse alors que le reste de la famille vivait au premier étage.
Portrait de Qais Ibrahim Mustafa, sculpteur de profession depuis 1974 et professeur à la Faculté des beaux-arts de Mossoul, Irak.
Composées d’une structure de bois brillant ensuite recouverte de clous métaliques, ces œuvres symbolisent hommes, formes imaginaires et animaux. Pourtant, elles sont toujours abstraites, “pour que Daech ne puisse pas clairement identifier des représentation humaines dans mes créations en cas de contrôle”, explique l’intéressé. Suivant une interprétation radicale des textes religieux, Daech est en effet convaincu que la représentation humaine est contraire à l'islam.
J'étais convaincu qu'un jour les djihadistes s'en iraient et que la vie reviendrait à la normale. Qais Ibrahim Mustafa, sculpteur
Mais pour l’heure, ces oeuvres ne seront pourtant pas commercialisées, trop intimes pour leur auteur car associées à la lutte personnelle qu’il a menée, la peur au ventre, contre l’organisation djihadiste. “J'étais convaincu qu'un jour les djihadistes s'en iraient et que la vie reviendrait à la normale”, affirme-t-il. Car il fut ‘le premier artiste de Mossoul à ré-exposer immédiatement après la chute de Daech’. Qais fut le premier invité d’une émission de télévision présentée par un jeune peintre irakien surnommé 'Leonardo Da Vinci de Mossoul'. “Famille et amis étaient heureux de me voir à la télévision”, affirme-t-il avec fierté.
Non loin de bâtiments pulvérisés par les obus de la coalition internationale contre Daech, Abdulrahman Al Dulaimi, 23 ans, se veut le porte-voix d’un art irakien encore en deuil. Depuis janvier 2018, poètes, écrivains, peintres, sculpteurs et chanteurs se pressent dans le studio d’Ebdaa was Hekaya pour confier leur rêve d’un autre Irak où culture rimerait avec respect des traditions. Le programme est un réel succès et sensibilise l’audience mossouliotte aux valeurs humanistes portées par le secteur culturel.
Le peintre irakien Abdulrahman Al Dulaimi (à droite) interview l’artiste Natiq Azizz durant une émission TV culturelle enregistrée à Mossoul.
“Je suis heureux et fier de voir un jeune homme contribuer à la restauration de l'art”, sourit Natiq Azizz, l’invité du jour. Un tel engagement militant ne fut pas sans inquiéter la famille d’Abdulrahman qui a toujours en mémoire le meurtre de son frère en 2015 par les même hommes. “Je n'ai pas peur de Daech, répond l’intéressé, ils ont commis d'innombrables crimes qui n’ont pas pu être documentés car il n'y avait ni journalistes ni caméras”.
Après la diffusion du premier épisode, des centaines d’Irakiens ont exprimé leur joie de voir une initiative de ce type émerger si rapidement.“Cette émission est un outil puissant pour présenter la créativité de nos artistes au monde entier”, croit l’ambitieux jeune présentateur.
Quand Daech a envahi Mossoul, j’ai caché mes toiles sous mon matelas. Natiq Azizz, artiste irakien
Selon Natiq, de nombreux artistes ont ressenti le besoin de redonner vie au mouvement artistique depuis la libération de Mossoul. “Quand Daech a envahi Mossoul, j’ai caché mes toiles les plus précieuses sous le matelas de mon lit et recouvert le tout de couvertures”, confesse-t-il la voix profondément émue au souvenir des risques encourus pour sauver ses créations artistiques de l’emprise des hommes en noir.
Portrait de Natiq Azizz, un peintre irakien vivant dans le nord du pays, à Mossoul.
Âgé de 71 ans, l’homme à la barbe et aux cheveux grisonnants a été le témoin involontaire des quatre décennies de violences qui ont frappé l’Irak depuis les années 1980. Pourtant, ce sont les sévices que les soldats de Daech infligeaient aux artistes qui ont marqué son esprit. “Ils étaient contre toute forme d'art et ont détruit de nombreuses pièces afin de mettre fin à la culture irakienne. Ce groupe sans valeur est une maladie contagieuse”, s’exclame Natiq.
Suite à son occupation d’un tiers du territoire irakien en 2014, Daech s’est lancé dans une croisade contre la culture, détruisant le patrimoine culturel d’un pays connu comme le berceau des plus anciennes civilisations du monde.
Des piétons marchent aux abords de l'église catholique romaine Notre-Dame de l'Heure dans la vieille ville de Mossoul, Irak.
Enthousiaste de nature, le scuplteur Qais se sent investi d’une mission d’intérêt général et entend raviver la culture après Daech. Fin 2017, alors qu’il veut envoyer un message fort et placer un monument artistique aux allures féminines aux portes de la vieille ville, c’est le gouverneur de Mossoul en personne qui l’en empêche prétextant qu’une statue de cette nature pouvait heurter des citoyens souvent conservateurs.
“L’influence de Daech est toujours bien présente en Irak”, conclut Qais, conscient que la défaite territoriale du groupe djihadiste ne rime pas obligatoirement avec la disparition de son idéologie dans les esprits de nombreux Irakiens.