L’Etat islamique en Irak et au levant (EIIL) a fait parler de lui ces derniers mois en Syrie où il affrontait d’autres mouvances jihadistes rebelles. Désormais, ce groupe sunnite intégriste gagne du terrain dans son fief irakien. Aux portes de Bagdad, et en possession de régions pétrolières, l’EIIL affole la diplomatie internationale et affaiblit un peu plus le Premier ministre chiite Nouri Al-Maliki…jusqu’à déstabiliser la région ?
Offensive éclair. L’Etat islamique en Irak et au Levant (lire notre article) est parvenu aux portes de Bagdad en deux jours de conquête territoriale rapide. Après Mossoul (deuxième ville du pays) et sa région pétrolière de Ninive le 10 juin, puis les provinces proches de Kirkouk (autre ville pétrolière) et Salaheddine, l’EIIL s’est emparé de Tikrit, ancien fief de Saddam Hussein, pour finalement atteindre quasiment la capitale du pays. Un coup d’éclat face à un gouvernement mené par un Premier ministre chiite Nouri Al-Maliki impuissant et une armée qui déserte. Cette progression de l’EIIL n’a pourtant rien de surprenant car le groupe affiche depuis longtemps ses ambitions de conquête pour imposer son État et sa loi (islamiques). « Les Américains combattent l’EIIL depuis sa formation, en 2006, et le groupe est resté affaibli jusqu’à ce que son émir soit tué, en 2010. Le successeur Abou Bakr al-Baghdadi a consolidé l’organisation sans chercher à prendre des villes, et ils sont restés discrets jusqu’au départ des Américains, puis ils ont accéléré leurs opérations », explique Romain Caillet, chercheur et consultant sur les questions islamiques.
Une conquête de Bagdad ? Outre sa progression en Syrie, l’EIIL gagne du terrain en Irak avec la conquête, depuis le mois de janvier dernier, de la ville de Falloujah. Ces deux derniers jours, le groupe a accéléré son offensive. Peuvent-ils désormais prendre la capitale du pays ? « Dans un communiqué, le porte-parole de l’EIIL a parlé d’une attaque contre Bagdad et Kerbala, haut lieu du chiisme, donc je pense que l’on était plus dans un discours rhétoriqueq u'un discours pragmatique qui exposerait vraiment leurs objectifs politiques », souligne le chercheur, qui ajoute : « Jusqu’à présent, l’EIIL n’a jamais réussi à prendre de grandes villes à majorité chiite comme Bagdad. Par contre, il est possible qu’ils parviennent à prendre les quartiers sunnites de Bagdad. » Mais pour Myriam Benraad, politologue spécialiste de l’Irak, ces dernières actions du groupe restent très préoccupantes : « C’est une offensive sans précédent, parce que c’est la première fois qu’ils arrivent en un temps record à mettre sous leur coupe plusieurs villes de province. »
Un Premier ministre affaibli Une catastrophe politique pour le Premier ministre Nouri Al-Maliki, que cette situation de déroute de l’armée fragilise, voire décrédibilise, davantage encore : « Les Kurdes vont clairement se servir de cet épisode pour appuyer leur argument selon lequel Maliki n’est absolument pas en mesure d’assurer la sécurité, de tenir le pays, et est un dictateur dont il faut se débarrasser, explique la politologue Myriam Benraad. Les Iraniens (qui ont soutenu Maliki, nldr) sont d’ores et déjà en train de s’interroger sur la durabilité de leur soutien au Premier ministre qui n’a réussi qu'à diviser le pays alors qu’il devait permettre la réconciliation nationale. Mais il n’a fait que marginaliser les sunnites et s’est mis les Kurdes à dos. »
Réaction internationale Les avis des experts divergent sur la possibilité d’une prise de Bagdad par l’EIIL. Cela peut-il se produire sans aucune intervention de l’Etat ou de puissances extérieures ? Une telle extension de l’influence djihadiste sunnite dans la région remet en cause celle d’autres puissances en premier lieu : Iran, États-Unis, Europe, Russie et même certains pays du Golfe : « Parce que les États-Unis et l’Iran cherchent avant tout la stabilité, ils ne peuvent pas se permettre de perdre l’Irak, souligne Myriam Benraad. L’EIIL ne s’arrêtera ni à la Syrie ni à l’Irak, on est sur les terres du califat. La poussée va se poursuivre et certainement toucher le Liban, la Jordanie. Mais là, je me projette dans le temps. » La politologue évoque, elle, « une contagion djihadiste » qu’il va falloir arrêter. « On parle beaucoup de la Syrie, mais l’Irak c’est le point névralgique, souligne Myriam Benraad. C’est de l’Irak que se projetteront les djihadistes dans l’ensemble de la région. L’Irak est au cœur du Moyen-Orient. Si l’Irak se transforme en "Djihadistan", même des puissances opposées type Arabie saoudite ou Iran auront intérêt à discuter. » Jusqu’à présent, seuls les États-Unis, à qui la Russie reproche l’échec de sa guerre en Irak, n'exclut pas une intervention militaire. « Je pense que les Américains pourraient envisager des frappes ciblées contre les positions de l’EIIL à la fois en Syrie et en Irak, explique Myriam Benraad, Ceci leur permettrait de vendre à la fois une intervention contre le terrorisme qui ne serait donc pas dirigée contre le régime d’Al-Assad. Une manière de faire d’une pierre deux coups. » Mais pour la politologue, il n’y a pas qu’eux qui devraient se sentir concernés par l’avancée de l’EIIL : « Les Occidentaux, et en particulier les Européens, ne peuvent pas se permettre d’avoir un arc djihadiste autour d’eux partant du Sahel jusqu’à l’Afghanistan avec en son cœur la Syrie et l’Irak. »
Nouvelle donne ? L’offensive éclair de l’EIIL pourrait rebattre les cartes au niveau régional surtout si le groupe extrémiste sunnite parvient à prendre d’autres villes pétrolières comme Baiji dont les raffineries « produisent 300 000 barils par jour. En plus des autres puits de pétrole dont l’EIIL dispose en Syrie et dans le reste de l’Irak, cela ferait du groupe un des plus gros producteurs du monde arabe », souligne Romain Caillet. L’avancée prochaine de l’EIIL dépendra désormais de la réponse gouvernementale et internationale qui lui sera donnée.
L'Irak est-il en train de tomber aux mains des djihadistes ?
12.06.2014
En plateau, Gérard Chaliand, géostratège et professeur invité aux universités d'Erbil et de Soleimanyé, au Kurdistan, et notre éditorialiste Slimane Zeghidour répondent à Mohamed Kaci.