Fil d'Ariane
Sur cette photo, un Irakien regarde le caporal américain Edward Chin couvrir le visage de la statue de Saddam Hussein d'un drapeau américain à Bagdad, en Irak, le 9 avril 2003.
TV5MONDE : L'idée d'un État fort et démocratique irakien a-t-elle disparue depuis la mort de Saddam Hussein ?
Adel Bakawan, directeur du département recherche de l'Institut de Recherche et d'Études Méditerranée Moyen-Orient (iReMMO) : Saddam Hussein avait réussi à mettre en place un État fonctionnel, pas un État fort. On parle d'un État fort pour ses institutions, de sa culture étatique, de sa démocratie. Mais un État basé sur de la dictature ou du totalitarisme n'est jamais un État fort.
Dans les années 1970-1980, l'Irak était un État opérationnel, avec un système d'armement solide. Mais à partir de l'invasion du Koweit en 1990, cet État n'existait déjà plus. De 1990 à 2003, l'embargo sur l'Irak a été dramatique pour la population avec des centaines de milliers de morts à cause de la famine. La moitié de la population avait quitté le pays. Et puis en 2003, les Américains sont arrivés.
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En Irak actuellement, vous n'avez pas de démocratie, pas d'État fonctionnel, ni d'infrastructures qui permettent le fonctionnement d'un État souverain. Au contraire, vous avez des milices, par centaines de milliers estimés à 160 000 miliciens. Vous avez un territoire national fragmenté et divisé entre les chiites, les sunnites et les kurdes. Vous avez la Turquie, au nord de l'Irak qui a installé 33 bases militaires. Vous avez les Etats-Unis avec sa présence militaire, la République islamique d'Iran avec ses conseillers militaires un peu partout. Vous avez aussi l'Arabie Saoudite qui revient en force.
L'Irak est une "Terra nullius", c'est-à-dire une terre qui n'appartient à personne et à tout le monde à la fois. L'État irakien fonctionne aujourd'hui parce que les pays du système international ont la volonté de maintenir cette unité du territoire irakien. Mais une fois que cette volonté sera disparue, il n'y aura plus d'Irak.
Le président irakien Saddam Hussein au centre, le président égyptien Hosni Moubarak à gauche et le président palestinien Yasser Arafat à droite à Bagdad le 24 octobre 1988.
TV5MONDE : Existe-t-il des personnes qui se réclament de la politique de Saddam Hussein dans le paysage politique ?
Absolument pas. L'héritage de Saddam Hussein a été liquidé en 2003. Le 9 avril, les États-Unis occupent Bagdad. Un mois plus tard, George W.Bush envoie Paul Bremer, proconsul américain en charge de la reconstitution de l'État irakien. Le 12 mai, celui-ci signe le premier décret intitulé "la dé-baassification de l'Irak". Il s'agit ici de l'éradication de tous les éléments du parti Baas au sein de toutes les institutions irakiennes. Or, entre 1968 et 2003, vous ne pouviez pas travailler dans une institution irakienne si vous n'aviez pas signé pour le parti. C'est dire l'étendue de l'influence du parti.
Mais au nom de ce décret, les nouvelles élites chiites et kurdes fraîchement installés à Bagdad et en charge de la reconstitution de l'État irakien, ont liquidé tous les élements baassistes au sein du champ politique. Le parti Baas a donc été interdit et tous les acteurs qui s'identifiaient à l'héritage de Saddam Hussein ont, ou bien été arrêtés, assassinés, ou bien obligés de quitter le pays.
La barbarie et la dictature d'Hussein ont bien sûr marqué la mémoire collective irakienne.
Adel Bakawan, directeur du département recherche de l'Institut de Recherche et d'Études Méditerranée Moyen-Orient
TV5MONDE : Quel souvenir gardent les Irakiens des années Hussein ?
Un paradoxe. D'un côté, ils ont les souvenirs d'un État fonctionnel, géré par Hussein. Ils avaient accès à l'électricité, la sécurité sociale, à des universités de bonne qualité. Il y avait une stabilité et une sécurité relative. Ils avaient accès à un salaire régulier. L'économie dans les années 1970 était solide. Avant l'occupation du Koweit par Saddam Hussein, 100$ valaient 30 dinars irakiens. Mais après l'occupation, ils valaient 10 000 dinars irakiens.
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Dun 'autre côté, on se souvient de la brutalité et l'autoritarisme du régime. Comment oublier un président qui gaze son propre peuple en utilisant des armes chimiques, notamment le 16 mars 1988 à Halabja ? La barbarie et la dictature d'Hussein ont bien-sûr marqué la mémoire collective irakienne.
TV5MONDE : L'Iran agit pleinement dans les affaires irakiennes. Comment la République islamique s'est-elle immiscé dans le pouvoir irakien depuis la chute de Saddam Hussein ?
Traditionnellement, les pays du Golfe et les pays arabes sont considérés comme des alliés stratégiques et géopolitiques des États-Unis dans le Moyen-Orient. A contrario, l'Iran était considéré comme un ennemi depuis sa Révolution islamique et l'arrivée au pouvoir de Khomeini en 1979.
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En 2003, la totalité des pays arabes ont décidé de boycotter le nouvel Irak impulsé par les Américains, c'est ce qu'on appelle la politique de rupture. Le seul pays dans la région qui a décidé dans ses intérêts nationaux d'accompagner les Etats-Unis dans l'occupation et la reconstruction de l'Irak, c'est l'Iran. Ce sont donc les Américains et les Iraniens, côte-à-côte, en tant que partenaires, qui ont initié la reconstruction de l'État irakien.
Sauf qu'en 2011, les États-Unis décident de retirer progressivement leurs troupes d'Irak. À ce moment là, les Américains laissent un vide total et global et ce vide a été rempli en partie par la République islamique d'Iran qui s'est déployé dans le secteur éducatif, militaire, universitaire, économique et sécuritaire.
TV5MONDE : Le fait que les États-Unis se sont progressivement désengagés dès 2011 a aussi permis l'émergence de l'État islamique ?
Il y a plusieurs facteurs à l'émergence de l'État islamique en Irak : le premier c'est en effet le désengagement des États-Unis qui a provoqué un vide sécuritaire et militaire et qui a permis le déploiement des troupes de l'organisation de l'État islamique.
Une grande partie de la jeunesse sunnite a trouvé dans l'État islamique une forme de la résistance dans cette domination totale des chiites sur l'État irakien.
Adel Bakawan, directeur du département recherche de l'Institut de Recherche et d'Études Méditerranée Moyen-Orient
Le deuxième facteur est beaucoup plus profond réside dans la stratégie des élites qui forment ce nouvel Irak depuis la chute de Saddam. Cette stratégie a commencé avec le décret sur la dé-baasificaiton qui, selon moi, a été transformé en une stratégie de désunification. La désunification, c'est exclure, brutaliser et marginaliser la communauté sunnite prise pour responsable de toutes les catastrophes depuis 1921 jusqu'à 2003 de l'État irakien.
Or, les sunnites, de 1921 à 2003, avait le monopole de la gestion de l'État. Une partie de cette communauté sunnite s'est donc retrouvé à la recherche d'un moyen de résistance et malheureusement la seule offre possible dans les années 2000 jusqu'en 2017 c'était celle du radicalisme et du terrorisme. C'est pourquoi, une grande partie de la jeunesse sunnite a trouvé dans l'État islamique une forme de la résistance à cette domination totale des chiites sur l'État irakien. C'est pourquoi je dis toujours aux acteurs politiques que l'Irak ne sera ni stable, ni sécurisé tant qu'un projet d'intégration sérieux de cette communauté sunnite n'est pas proposé.
Les Américains reviennent massivement en 2014 non pas pour occuper l'Irak mais à la demande du gouvernement irakien dans leur combat contre l'État islamique.
Adel Bakawan
TV5MONDE : Comment expliquer que l'armée américaine ne soit toujours pas complètement partie d'Irak ?
En 2011, c'est le désengagement de l'armée américaine, acté par un traité signé des deux côtés. En 2014, l'État islamique occupe Mossoul ainsi que de larges parties du territoire irakien. Il menace alors Erbil et Bagdad, les deux capitales nationale et régionale. À ce moment là, le gouvernement irakien demande officiellement aux Américains de revenir militairement en Irak pour protéger les deux capitales. Autrement dit, les Américains reviennent massivement non pas pour occuper l'Irak mais à la demande du gouvernement irakien dans leur combat contre l'État islamique.
L'ex-président irakien Saddam Hussein lors de son procès le 29 janvier 2006 à Bagdad en Irak.
Mais depuis 2018, les Américains n'ont participé à aucun combat. Ils sont présents sur le sol irakien avec les forces de la coalition internationale contre le terrorisme, constituée de 63 pays, dont la France. Cette force devrait d'ailleurs rester jusqu'à demain. Le 31 décembre 2021 marquera donc le départ du dernier soldat américain combattant, près de 15 ans après le début de la guerre.