Irak : quel poids a la parole du pape François ?

Dans l'avion le ramenant de Corée du Sud, le pape François s'est exprimé en faveur d'une intervention pour arrêter les djihadistes en Irak. Si la parole pontificale est fortement relayée à travers les médias de la planète, la question de son influence concrète sur le cours des évènements reste en suspens. Quel poids pèsent le Vatican et son chef d'Etat dans la géopolitique moyen-orientale ?
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Irak : quel poids a la parole du pape François ?
Le pape François lors de sa conférence de presse du 18 août 2014 dans l'avion le ramenant de Corée du Sud (photo : Vincenzo Pinto / AFP)
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Il est à la fois un chef religieux et un chef d'Etat. Mais pour autant, le pape François représente-t-il une autorité politique influente ? Le Vatican est seulement membre observateur à l'ONU, un statut qui ne lui permet pas de voter au sein de l'institution internationale. Le petit Etat catholique ne dispose d'aucune armée, si ce n'est la fameuse Garde suisse, et ne compte que… 900 habitants. Par contre, en tant qu'autorité spirituelle, le chef du Vatican a une influence énorme : plus d'un milliard de catholiques sur la planète l'écoutent. A l'heure de l'intervention américaine en Irak en réponse aux exactions de l'Etat islamique, et des récentes déclarations de François sur ces événements, la question qui se pose est celle de la portée concrète de cette parole papale. Est-elle purement symbolique ou peut-elle infléchir le cours des évènements ?

Message diplomatique ?

Irak : quel poids a la parole du pape François ?
Le pape François en mai 2014 accueille les nouveaux membres de la Garde suisse
La papauté est coutumière des grandes déclarations sur les sujets de société : divorce, sexualité, relation aux autres religions, aux autres cultures, à l'argent… Les propos du pape peuvent être sujets à controverse, comme ceux de Jean-Paul II sur l'utilisation du préservatif, mais ils n'engagent pas, en tant que tels, la responsabilité de l'Etat du Vatican. Chaque croyant catholique est donc libre de suivre, ou non, les grandes directions indiquées par son chef spirituel. Parfois, lors d'événements très durs, avec de nombreuses victimes, la papauté s'exprime. Le plus souvent pour appeler à la retenue, inciter à la raison. Mais dans l'affaire irakienne, c'est une parole résolument politique que François a émise : "Dans les cas où il y a une agression injuste, je peux seulement dire qu'il est légitime d'arrêter l'agresseur injuste". Et le pape de poursuivre cette explication diplomatique dans le contexte des affrontements en Irak : "Je souligne le verbe 'stopper'. Je ne dis pas 'bombarder' ou 'faire la guerre', mais 'arrêter'". Puis de conclure : "Les moyens par lesquels l'agresseur doit être stoppé doivent être évalués. Stopper un agresseur injuste est légitime (…) Une seule nation ne peut pas décider comment il doit être arrêté". François légitimise une intervention militaire en Irak pour arrêter un agresseur injuste, l'Etat islamique, mais il indique les limites à cette intervention, tout en soulignant qu'elle ne doit pas être le fait d'une seule nation — les Etats-Unis, pour ne pas la nommer.

Injonction contradictoire

Irak : quel poids a la parole du pape François ?
Cristophe Dickès, historien et auteur du “Dictionnaire du Vatican et du Saint-Siège“
Si le pape se mêle de géopolitique et indique les bon moyens — selon lui — de régler un problème militaire et humanitaire, comme celui de l'Etat islamique en Irak, comment savoir si ses propos changeront quoi que ce soit au déroulement des événements ? Quand François explique qu'"après la Deuxième Guerre mondiale, on a eu l'idée des Nations unies, et c'est là que l'on doit discuter et décider : il y a un agresseur injuste. Comment allons-nous l'arrêter ?" Doit-on entendre que l'intervention militaire actuelle des Etats-unis, unilatérale, pour stopper l'EI n'est pas acceptable, tout comme la livraison d'armes aux combattants kurdes par la France et le Royaume-Uni ? Qu'il vaudrait mieux discuter aux Nations unies de solutions pacifistes pendant que les djihadistes massacrent les minorités irakiennes ? Pour Christophe Dickès, docteur en histoire contemporaine des relations internationales et auteur du Dictionnaire du Vatican et du Saint-Siège, ces propos du pape reflètent la situation du Saint-Siège depuis longtemps : "Le Vatican a perdu les Etats pontificaux au XIXème siècle. Depuis lors, il s'est constitué avant tout comme une force morale. C'est alors que la politique des bons offices et des médiations de Léon XIII (1878-1903, ndlr) s'est mise en œuvre. Il faut bien comprendre qu'aujourd'hui, le Vatican intervient sur le plan diplomatique de façon secrète, pour accélérer les choses. François est pour l'intervention, mais il ne veut pas que l'Irak retombe dans un conflit guerrier". Le Pape a émis deux injonctions contradictoires, même si elles sont, conformément à son statut de chef religieux, porteuses d'un message pacifique : la première est la nécessité d'intervenir pour arrêter les djihadistes sanguinaires de l'Etat islamique ; la deuxième, de ne pas effectuer de bombardements ou s'engager militairement : "Je ne dis pas 'bombarder' ou 'faire la guerre', mais 'arrêter'". Comment arrête-t-on des djihadistes armés jusqu'aux dents qui assassinent depuis des années tous ceux qui ne se plient pas à leurs demandes, sans "faire la guerre" ? Visiblement, François, s'il a la réponse, ne la donne pas. L'"arrêt" des forces de l'Etat islamique sans bombardements, par une concertation à l'ONU, semble pour le souverain pontife plus important qu'une action militaire d'urgence. Entre condamnation — à peine voilée — de l'intervention américaine, volonté d'indiquer sa préoccupation face à l'avancée des djihadistes, obligation de ne pas soutenir une action belliqueuse, et appel à une concertation onusienne, le pape François aide-t-il à la résolution du conflit ? Le spécialiste du Vatican Christope Dickès explique ces propos par "une grande réserve du pape, qui ne veut pas que les Etats-Unis retombent dans le 'mal', comme lors de la deuxième guerre d'Irak en 2003. En général, le Vatican ne prend pas parti dans ce type de situation avec un conflit armé, parce qu'il est devenu une force morale et qu'il n'est plus l'arbitre international qu'il était avant la création de la SDN (Société Des Nations, ancêtre de l'ONU, ndlr), au début du XXème siècle. Mais dans le cas irakien actuel, il n'y a pour ainsi dire plus d'Etat. D'où cette prise de position".

Parole sainte et… diplomatie concrète ?

Pour Bernard Lecomte est historien et écrivain spécialiste du Vatican, interrogé par RFI à la suite de la prière du pape avec le représentant de l'Autorité palestinienne Mahmoud Abbas et le président israélien Shimon Peres : "le pape n’est rien d’autre, au Proche-Orient, qu’un pèlerin qui peut éventuellement parler aux uns et aux autres, et qui peut les inviter à prier pour la paix(…) Tout ce que peut proposer l’Église, c’est de l’ordre du symbolique, du psychologique, du culturel et du religieux". Pourtant, dans le cas irakien, le Vatican semble quand même chercher une nouvelle voie diplomatique, plus directe, comme la lettre envoyée au secrétaire général de l'ONU, la semaine dernière, le suggère. Cette lettre demandait à la communauté internationale de "tout faire pour que cessent ces violences", qui constituent, selon le pape, "une offense à Dieu et à l'humanité". Difficile de faire le tri dans les déclarations pontificales en lien avec les conflits au Moyen-Orient : comment faire la part de la "parole sainte", de l'homme d'Eglise et du chef spirituel, et celle de la diplomatie et du chef d'Etat engagé dans la résolution politique d'un problème ? Il y a moins d'un an, le Pape François tweetait ce message en 9 langues, alors que la possibilité d'une intervention militaire contre la Syrie de Bachar el-Assad se profilait :

Guerre juste ?

Si aujourd'hui, face au drame des populations massacrées par les djihadistes de l'Etat islamique, dont une grande partie est chrétienne, le Vatican ne peut plus se contenter de prières pour la paix — la voie diplomatique qu'il vient d'ouvrir est risquée. La "guerre juste", concept développé au XIIIème siècle par Thomas d'Aquin, est peut-être en train de revenir au goût du jour dans la parole pontificale. Christophe Dickès en donne les trois conditions qui, dans le cas irakien, pourraient être réunies : "l'autorité du prince, qui appelle de ses vœux une intervention militaire dans le cadre de l'ONU ; l'intervention, qui doit être juste et implique que ceux que l'on attaque méritent d'être attaqués ; et l'intention de la personne qui intervient, qui doit être droite. Ces conditions de la "guerre juste", soutenue par le chef de l'Eglise catholique, semblent être réunies si l'intervention était engagée par l'ONU." Il n'est cependant pas certain que l'ONU se plie aux demandes du représentant du Saint-Siège. Ce qui n'empêchera pas celui-ci de continuer à souffler sa "force morale" sur la diplomatie mondiale. Jusqu'à peut-être aller en Irak, comme il l'a évoqué lors de cette fameuse conférence de presse du 18 août : "Si c’est nécessaire, à notre retour de Corée, nous pouvons y aller. C’est une possibilité. En ce moment, ce n’est pas la meilleure chose à faire, mais je suis disposé à cela."  

François, un pape très politique ?

19.08.2014
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