Fil d'Ariane
Officiellement, ce premier échange concerne du matériel médical, sans plus de précisions. Mais selon plusieurs sources, la vente concernerait des tests sanguins provenant d’un laboratoire allemand privé pour une somme d’environ 500 000 euros.
Décryptage de cette opération inédite avec François Nicoullaud, analyste politique et ancien ambassadeur français en Iran et Ardavan Amir-Aslani, avocat d’affaires franco-iranien et spécialiste du Moyen-Orient.
TV5MONDE : Lundi 6 avril, dans un entretien téléphonique avec son homologue français Emmanuel Macron, le président iranien Hassan Rohani a qualifié la première activation d’INSTEX de « bon présage » mais « insuffisant ». Qu’en pensez-vous ?
Ardavan Amir-Aslani : Cela me fait penser à la pièce de Shakespeare « Beaucoup de bruits pour rien ». Il s’agit davantage de rhétorique et de propagande que d’une mesure concrète. Les Européens n’ont pas fourni la liste exacte des équipements qu’ils ont envoyés mais il faut savoir que la loi américaine autorise bien l’exportation de médicaments et de la plupart des équipements médicaux vers l’Iran, pour des raisons humanitaires, à hauteur de 500.000 dollars.
Cette transaction-là, semble-t-il, concerne effectivement des médicaments et des équipements médicaux pour une somme avoisinant les 500.000 dollars (un dollar américain= 0,91 euros). Donc pourquoi passer par INSTEX ?
Après le retrait américain de l’accord sur le nucléaire iranien en mai 2018 et le rétablissement de lourdes sanctions contre Téhéran, la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni ont mis en place, début 2019, un système censé leur permettre de continuer néanmoins de commercer avec l’Iran.
Du côté européen, ce système est géré depuis Paris par la société INSTEX (acronyme de Instrument in support of trade exchanges, outil pour le soutien aux échanges commerciaux). Celle-ci travaille en partenariat avec une société miroir STFI basée en Iran, filiale de la Banque Centrale iranienne. Toutes deux fonctionnent comme des chambres de compensation permettant de commercer grâce à un système de troc, sans transactions financières directes en dollar (puisque les Etats-Unis l’interdisent).
Concrètement, si une entreprise européenne veut exporter vers l’Iran, elle peut s’adresser à INSTEX, qui va garantir l’opération. En échange, l’Iran doit proposer des marchandises de valeur équivalente. La société européenne importatrice paiera directement la société européenne exportatrice, et même chose en Iran. Et ce sans qu’un seul dollar ne soit utilisé. Le 30 novembre 2019, la Belgique, le Danemark, la Finlande, la Norvège, les Pays-Bas et la Suède ont rejoint INSTEX en qualité d'actionnaires.
Cet échange est le premier depuis la création d’INSTEX, il y a plus d’un an. C’est un mécanisme qui a mis du temps à se mettre en place. Iraniens et Européens se rejettent la responsabilité de cette lenteur. Qui est à blâmer ? Où est la vérité ?
F.N : La vérité est entre les deux. Mais les Iraniens ont une grande part de responsabilité. Ils ont d’abord mis énormément de temps pour mettre en place STFI, la structure miroir d’INSTEX (un retard sans doute dû à des problèmes bureaucratiques et de querelles de personnes, ndlr).
Ensuite, l’Iran n’a toujours pas adhéré aux règles du GAFI (le Groupe d'action financière est un groupe intergouvernemental de surveillance du blanchiment d'argent et du financement du terrorisme, ndlr), de peur de perdre certains de ses soutiens à l’étranger comme le Hezbollah (groupe islamiste chiite et parti politique pro-iranien basé au Liban, ndlr), ce qui ralentit extraordinairement toutes les possibilités d’échanges.
Quant aux Européens, ils ont aussi beaucoup hésité sur le périmètre d’activité d’INSTEX. Le dispositif devait à l’origine couvrir toutes les transactions mais, face aux réactions très négatives des banques centrales et de toutes les organisations financières, ils ont fait marche arrière. L’utilisation du dollar (qu’INSTEX permet d’éviter, ndlr), mais aussi la nature des produits ainsi que le ou les bénéficiaires, relèvent des motifs de sanctions.
En septembre les Européens, le président Macron en tête, avaient aussi imaginé un prêt de plusieurs milliards de dollars à l’Iran, mais les Américains s’y sont opposés. On n’a pas osé le faire sans leur autorisation…
80% de l’économie iranienne est entre les mains, soit des Gardiens de la révolution, soit de fondations dites « caritatives ».
Ardavan Amir-Aslani, avocat d'affaires franco-iranien
A.A.A : La vérité c’est que ce mécanisme-là ne peut pas marcher en l’absence d’acheteurs européens de produits iraniens. Que vendent les Iraniens ? Globalement, des produits miniers d’hydrocarbure. Aujourd’hui, aucun groupe européen n’achète du pétrole iranien. Même l’Italie et la Grèce qui bénéficiaient d’exemption pendant un temps n’ont pas pu acheter du pétrole iranien faute d’assurance sur les cargaisons et faute de sociétés maritimes disposées à acheminer ce pétrole.
80% de l’économie iranienne est entre les mains, soit des Gardiens de la révolution (ou encore Pasdaran, organisation paramilitaire chargée de protéger le système de la République islamique d'Iran dépendant directement du Guide de la révolution et chef de l’État iranien, véritable Etat dans l 'Etat, ndlr), soit de fondations dites « caritatives », et elles sont toutes concernées par [...] les sanctions américaines.
Même si la loi européenne autorise les transactions pétrolières avec l’Iran, même si l’ensemble des pays européens sont restés attachés au principe de l’accord sur le nucléaire du 14 juillet 2015, dans la pratique, la crainte des sanctions territoriales et extraterritoriales américaines font qu’ils n’osent pas y aller, que ce soit légal ou pas.
Cette première activation d’Instex s’est faite alors que l’Iran est durement touché par le coronavirus. Le matériel livré n’a officiellement rien à voir mais la pandémie n’a-t-elle pas accéléré le processus ?
F.N : Non je ne pense pas. Cette livraison était dans les tuyaux avant l’affaire du coronavirus, cela donne un coup de projecteur supplémentaire sur l’échange. Le système médical iranien a besoin de beaucoup d’autres choses au-delà du coronavirus.
Je ne pense pas non plus qu’il y ait un lien entre cette transaction et l’échange de prisonniers entre la France et l’Iran (libération le 20 mars denier du chercheur Roland Marchal contre un ingénieur iranien détenu en France et dont les États-Unis demandaient l’extradition, ndlr). C’est un échange très simple.
A.A.A : Cela fait longtemps que les Iraniens demandent du matériel médical qui ne leur arrive toujours pas. Par ailleurs, les Européens manquent eux-mêmes de moyens pour lutter contre le coronavirus. Et puis, regardez l’attitude américaine sur la question de la demande exceptionnelle iranienne adressée au Fonds Monétaire International (FMI) pour la libération d’une ligne de crédit de 5 milliards de dollars pour justement combattre le coronavirus : Washington va opposer son droit de veto.
Téhéran accuse Washington ne pas avoir saisi « l’opportunité historique » offerte par le Covid-19 de lever ses sanctions. Pensez-vous que les Européens l’ont fait ? Vont-ils le faire ?
D’une façon générale, on ne peut pas dire que l’activation d’INSTEX signifie que les relations entre l’Europe et l’Iran repartent du bon pied. C’est un petit signal, une petite fusée éclairante, mais le premier pas visible et fort, comme un volume d‘échanges plus important ou l’accord d’un prêt, cela n’a pas encore été fait, non.
Malheureusement, l’Europe, malgré la puissance de son économie et de sa civilisation, n’a pas retrouvé la souveraineté nécessaire pour dire non aux Américains.