Fil d'Ariane
"Personne n'a le droit d'accuser la République islamique d'Iran", a affirmé Nasser Kanani, porte-parole du ministère des Affaires étrangères dans la première réaction officielle de ce pays après l'attaque, vendredi 13 août, de l'écrivain britannique Salman Rushdie, poignardé par un jeune Américain d'origine libanaise de 24 ans, Hadi Matar, grand admirateur de l'ayatollah Khomeiny. Le suspect arrêté et incarcéré est accusé de tentative de meurtre et agression.
"Dans cette attaque, seuls Salman Rushdie et ses partisans mériteraient d'être blâmés et même condamnés", a souligné le porte-parole iranien lors de sa conférence de presse hebdomadaire à Téhéran. "En insultant les choses sacrées de l'islam et en franchissant les lignes rouges de plus d'un milliard et demi de musulmans et de tous les adeptes des religions divines, Salman Rushdie s'est exposé à la colère et à la rage des gens", a-t-il ajouté.
Entretien avec Thierry Coville, chercheur à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et auteur de "L'Iran, une puissance en mouvement", paru chez Eyrolles, juin 2022.
TV5MONDE : Quelle est votre analyse de cette première réaction officielle iranienne qui dément catégoriquement son implication dans l'agression de Salman Rushdie ?
Thierry Coville : Je ne suis pas surpris par cette réaction officielle. L’État iranien est rationnel, je ne vois pas son intérêt de se lancer dans ce type d’action alors qu’ils sont dans une situation délicate, à savoir pratiquement à la fin des négociations sur le nucléaire iranien, c’est le problème le plus important de l’Iran aujourd’hui.
TV5MONDE : Pourquoi cette réaction est tardive, trois jours après les événements ?
Thierry Coville : On ne se pose aucune question sur l’absence de réaction de tous les gouvernements de la région, voire de l'Inde, et pourtant on s'interroge sur l’Iran qui réagit tardivement.
Cette réaction est arrivée et elle n'est pas surprenante. Ils pèsent leurs mots, car le sujet est important. Dans la presse iranienne modérée, il y a des références à des théories du complot qui soulignent la chronologie de cet événement au moment même où les négociations sur le nucléaire iranien sont dans la dernière ligne droite.
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TV5MONDE : En Iran, des médias conservateurs ont félicité l’agresseur, est-ce que ses sorties dans la presse iranienne témoignent de la position de l’Iran ?
Thierry Coville : Il ne s’agit de la presse iranienne dans son ensemble mais de quelques journaux seulement, notamment Kayhan. Kayan c’est le plus radicaux de tous, son rédacteur en chef est nommé par le Guide suprême donc cela signifie quelque chose. Mais il n’est pas lu par la population. C’est très politique.
Il y a d'autres journaux ultra conservateurs comme Javan qui est plutôt l’organe des Pasdaran, les Gardiens de la Révolution. Cette ligne politique existe en Iran et s’inscrit dans un débat interne. Pour montrer son appartenance à cette ligne proche de celle du Guide suprême de la Révolution islmaique Ali Khamenei, il faut par exemple faire référence à la destruction d’Israël, au fait que cette fatwa existe toujours en tenant des propos qui choquent, comme le journal Kayhan qui a écrit qu'il fallait "baiser la main" de celui qui a poignardé Salman Rushdie. Il s’agit d’un affrontement politique intérieur entre deux grands courants politiques en Iran, d'une part les radicaux et d'autre part les modérés qui ne diront jamais de telles choses.
TV5MONDE : Pourtant dans la presse iranienne, on n’a pas beaucoup entendu la ligne modérée s’exprimer sur le sujet ?
Thierry Coville : Il faut voir la réalité de l’Iran d’aujourd’hui. La ligne modérée est mal en point. Elle avait pourtant le vent en poupe après avoir négocié l’accord sur le nucléaire de 2015. Le président Rohani (2013-2021) avait été élu en 2013 pour négocier cet accord. Il s’agit du premier accord diplomatique avec les Etats-Unis alors que l’anti-américanisme est puissant dans la République islamique d’Iran.
Hassan Rohani et son ministre des Affaires étrangères Mohammad Javad Zarif ont négocié d’arrache-pied cet accord signé en 2015, c’était vraiment le triomphe de la ligne modérée.
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Même s’il était très critiqué par les durs, cet accord était parfaitement appliqué par l’Iran dont c’était l’intérêt. Mais les États-Unis laissent tout tomber en mai 2018 avec Donald Trump qui décide d’en sortir et réimpose des sanctions sur l’Iran.
Avec la crise économique en Iran et une inflation qui s’élève à 60%, la plus forte depuis la Révolution, ceux qui ont négocié cet accord ont pris en pleine figure la colère de la population iranienne. L’Europe n’a rien fait pour aider l’Iran à maintenir ses relations avec le reste du monde. Les radicaux iraniens ont utilisé cette situation pour dire qu’ils ne fallaient pas faire confiance aux Etats-Unis en signant cet accord, les faits leur donnaient raison.
La ligne modérée iranienne a été balayée politiquement. Cela crée un vide politique, mais cette mouvance modérée existe. Par exemple dans la presse, il y a une opposition. Mais en Iran, au vu du poids de l'ayatollah Khomeney, fondateur de la République islamique, il est impossible à un député modéré de s’attaquer directement à cette fatwa qu’il a émise contre Salman Rushdie.
TV5MONDE : Quelle est la position officielle de l’Iran sur la fatwa contre Salman Rushdie ?
Thierry Coville : Cette fatwa promulguée par l'ayatollah Khomeney en 1989 existe toujours. Il y a des fondations conservatrices issues de la mouvance la plus radicale qui ont mis une récompense pour son accomplissement.
Par ailleurs, il y a eu une déclaration du Guide religieux suprême Ali Khamenei disant que cette fatwa est toujours valable. Il y a donc une instrumentalisation politique qui est faite à travers cette fatwa.
C’est un véritable marqueur politique en Iran, notamment pour le courant radical conservateur qui se veut fidèle aux idéaux de la révolution dans la bataille idéologique actuelle en Iran.
D’un autre côté, le paradoxe est que sur le plan de la raison d’Etat, même Khamenei n’a aucun intérêt à mettre en application cette fatwa.
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TV5MONDE : Y a-t-il aujourd’hui encore des dissensions entre conservateurs et réformateurs sur cette question de la fatwa? Ou bien ce débat est en sourdine ?
Thierry Coville : Quand un pays fait la révolution, il lui est difficile de dire qu'il a fait des erreurs. En Iran par exemple, l’antiaméricanisme est au coeur de l’idéologie de la République islamique. Pourtant, l'Iran a signé cet accord sur le nucléaire iranien avec les Etats-Unis et l'a respecté. Cet accord sur le nucléaire iranien est d'autant plus important qu'il en dit long sur l’évolution idéologique du pays. Une question se pose : savoir si, aux États-Unis notamment, il y a des forces qui veulent d’une modération de l’Iran.
L’Iran espère encore un accord avec les États-Unis donc elle n'a aucun intérêt d’être derrière ce type d’opération ( la tentative d'assassinat sur Salman Rushdie).
Thierry Coville, chercheur à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et auteur de "L'Iran, une puissance en mouvement".
Quant on connaît l’Iran, on voit bien que les forces modérées vont se distinguer des forces les plus radicales mais sans s’opposer directement dans leur discours à cette fatwa. Le président Rohani pensait normaliser les relations avec les États-Unis et modérer la politique extérieure de l’Iran par le biais de l’économie. L’idée était d’ouvrir l’Iran sur le plan économique, ce qui aurait des effets politiques internes.
Car de fait, il est extrêmement difficile pour quelqu’un dans le système politique iranien de s’opposer frontalement à cette fatwa, il préfèrera ne pas en faire référence.
TV5MONDE : Peut-on imaginer qu’une telle attaque contre Salman Rushdie soit commanditée par certains cercles en Iran mais sans l’aval des autorités de l’Etat iranien et sans qu’elles ne le sachent ?
Thierry Coville : Difficile de tenter de répondre. Il est vrai que les questions politiques extérieures de l’Iran sont très liées à des guerres de courants internes. Par exemple, Rafsandjani, ancien président iranien de 1989 à 1997, a joué un grand rôle dans la modération de la politique iranienne. On sait désormais qu’il avait négocié directement en secret avec les États-Unis dans les années 1980, l’affaire Contra ( NDLR: affaire de trafic d'armes en l'Iran et les États-Unis pour financer les Contra, guerrila anti-communiste au Nicaragua). Les forces les plus radicales en Iran à l’époque ont révélé elles-mêmes que Rafsadjani négociait avec les États-Unis pour le faire disparaître politiquement.
Au sein de ces forces radicales, il y a eu des éliminations, des condamnations et plusieurs exécutions en Iran parce que Rafsandjani voulait imposer son point de vue.
D’un autre côté, même si certains parmi les plus radicaux disent ça suffit, pourquoi on est toujours dans le traité de non-prolifération. Le Guide suprême est à la fois un religieux et un politique, il représente un petit peu la raison d’État. Depuis que Trump est sorti de l’accord, l’Iran aurait pu aussi en sortir, elle ne l’a jamais fait. L’Iran espère encore un accord avec les États-Unis donc elle n'a aucun intérêt d’être derrière ce type d’opération.
TV5MONDE : Vous dites que même le Guide suprême représente une certaine raison d’Etat, est-ce que l’appareil religieux des Gardiens de la révolution et celui de l’État sont tous les deux traversés par des courants conservateurs et réformateurs, ou bien l’un est conservateur et l’autre pas ?
Thierry Coville : Les Pasdarans, le corps des Gardiens de la Révolution, ne rendent pas de compte au président, ils sont sous le contrôle du Guide Khamenei qui change régulièrement leur dirigeants. Il ne faut pas caricaturer les Pasdarans, certes leurs principaux chefs sont franchement sur une ligne radicale, mais cette ligne modérée elle concerne toute la société iranienne. Quant Mohamed Khatami, premier président réformateur de 1997 à 2003 a été élu en Iran, une majorité des Bassidji qui sont les jeunes volontaires liés aux Pasdarans, avaient voté pour lui.
Chez les Padarans, ceux qui parlent à des postes officiels sont obligés de tenir un discours radical. D’un autre côté, on trouve aussi chez les Pasdarans une ligne plus modérée, mais elle ne pourra pas s’exprimer ouvertement car il s’agit d’une armée.
TV5MONDE : L'appareil des Gardiens de la Révolution et celui de l'État iranien ont la même priorité en politique extérieure à savoir l'accord sur le nucléaire, ont-ils des agendas divergents en politique intérieure ?
Thierry Coville : Il y a deux lignes qui s’affrontent en Iran et qui se détestent mais sont unis par le nationalisme.
La ligne modérée, incarnée par Rohani parle des droits de l’homme, veut favoriser le dialogue face aux critiques, sans sortir du cadre de la République islamique.
Sur le plan de la politique extérieure, la ligne dure se dit favorable au retour des Américains dans l’accord sur le nucléaire iranien. D’un autre côté ils disent qu’il est hors de question par exemple que l’Iran arrête d’intervenir en Syrie et prônent le rapport de force.
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Quand les Américains et les Européens demandent moins d’interventionnisme de l’Iran dans la région, ils refusent catégoriquement de ne pas soutenir Bachar El Assad, les milices en Irak et même de ne pas intervenir au Yémen.
Sur le plan intérieur, ces mêmes radicaux sont pour le soutien à l’ordre moral islamique. Par exemple, le président radical Ebrahim Raïssi dit que les bus devraient refuser les femmes mal voilées, des journaux répondent que ce n’est pas possible car il s’agit d’un service public ouvert à tout le monde. Cela témoigne de l’existence d’un courant modéré.
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Cette ligne dure a un agenda politique en interne. Ils sont très populistes. Sur le plan sécuritaire, ils contrôlent la police et la justice en Iran et ne tolèrent guère la critique sociale et économique de la République islamique. C’est pourquoi il y a cette répression totale qui touche même les cinéastes, les activistes, par crainte que cela ne dégénère en crise politique. Cette ligne dure est désormais au pouvoir depuis un an, et face à la crise économique, les journaux modérés leur demandent des comptes concernant leurs promesses de campagne.
Dans mon livre "L'Iran, une puissance en mouvement", Eyrolles, juin 2022, je parle d’une politisation du religieux. Ils sont devenus un parti comme un autre, qui doit répondre aux préoccupations des Iraniens. Et leur préoccupation n’est pas Salman Rushdie mais l’inflation de 60%.