Fin décembre 2016, des médias locaux publient des clichés montrant une cinquantaine de personnes vivant et dormant dans des tombes creusées dans un cimetière de Shahriyar, ville située à 30 km à l'ouest de Téhéran. La majorité des sans-abri sont toxicomanes. Un souci de taille pour le gouvernement qui renvoie à celui d’une pauvreté taboue.
Le 7 janvier 2017, l'un des plus célèbres journaux iraniens,
Shahrvand (qui signifie « citoyen » en persan, ndlr), publie un rapport complet sur le sujet. Une partie de la classe intellectuelle interpelle le gouvernement. Asghar Farhadi est l'un d'eux. Le lauréat des
Academy Awards et célèbre réalisateur iranien écrit au président
Rohani avec comme en-tête un cinglant : «
Honte à nous ». La lettre est rendue publique : «
J'ai vu le rapport sur la vie d'hommes, de femmes et d'enfants dans des tombes d'un cimetière des environs de Téhéran et tout mon être est rempli de honte et de sanglots, écrit-il.
Je veux partager cette honte avec tous ceux qui ont eu des responsabilités. » Devant l'ampleur de la protestation, Téhéran agit. Dans un communiqué, le président Rohani déclare qu'il n'est pas acceptable que dans un «
grand pays comme l'Iran des gens se réfugient dans des tombes. (...) J'avais entendu parler de sans-abris dormant sous les ponts, ou dans le métros dans les pays étrangers, mais j'avais moins entendu parler de gens dormant dans des tombes. » Le procureur de
Shahriyar annonce alors que tous les «
dormeurs de tombes » ont quitté leurs sarcophages et ont été tous pris en charge dans des centres de désintoxication.
« Tout le monde savait »
Mais dans les faits, peu ont eu cette chance. Behrouz, habitant habitué des tombes, cité par l'agence de presse de la République islamique, l'IRNA, le confirme : « Après que l'opinion a appris pour nous, certains policiers et agents sont venus ici, ils ont frappé tout le monde et nous ont emmenés dans d'autres lieux. Maintenant, je me retrouve seul et affamé. Nous avons besoin seulement d'un toit et d'un endroit chaleureux pour vivre. Rien de plus. » Karim, 52 ans, est également un de ces nombreux Iraniens à avoir dormi dans des tombes cet hiver pour se réchauffer. L'homme tait son lieu de naissance, mais son accent arabe trahit certainement une origine sud-iranienne, non loin d'Ahvaz. Avant Noël, comme Behrouz, il avait pris ses quartiers dans le cimetière. Mais après en avoir été violemment expulsé, il reste avec quelques-uns de ses amis, dans un lieu autour d'Azadegan, à Téhéran. Un endroit sans eau courante, avec peu d'électricité, coupé du monde. Une décharge à ciel ouvert, au milieu d'un immense néant où la boue, la poussière et le vent glacial côtoient des ombres marchant sans but précis. La population est dense et regroupée. Les regards sont craintifs. Cloîtrés, les gens ont peur que des policiers viennent les déloger une seconde fois. Karim a une petite maison faite de taules qu'il appelle « l'épave ». Il vit avec
quelques-uns de ses amis. Tous sont toxicomanes. Dans la pièce d'à côté, certains se piquent. Ici, la drogue s'injecte et ne se snife pas. La poudre est plutôt réservée aux classes aisées de la capitale.
Des tombes, Karim se rappelle : « C'était devenu normal pour nous. Certaines personnes sont restées quelque chose comme dix ans à vivre dedans. Et personne ne se cachait vraiment. Beaucoup de gens étaient au courant de ce qui se passait dans ce cimetière. Mais je ne sais pas... Pourquoi ce réveil soudain nous concernant ? Tout d'abord, on a eu le droit à tous ces journalistes qui sont venus avec leurs caméras. Ils nous disaient que l'Etat allait bien s'occuper de nous. Mais en fait pas du tout. Des gens de la police et de la municipalité sont venus ici, nous ont sortis de nos trous et se sont emparés de nos affaires. Une couverture était la seule chose que j'avais et maintenant, je suis juste Karim. Un type sans rien, sans même un briquet », marmonne-t-il faiblement.
Bernard Hourcade, un géographe spécialiste de l'Iran et actuellement directeur de recherche au CNRS, indique : « La drogue est un problème majeur en Iran. Situé sur l'autoroute du trafic mondial, avec comme base le Pakistan et l'Afghanistan, l’Iran représente 80 % des saisies mondiales de produits opiacés comme l'opium et l'héroïne, dit-il en se basant sur un rapport d'Interpol. L'Iran est un pays de transit, mais également un pays consommateur. Avant, sous le Chah, on fumait déjà de l'opium comme on boit un verre de cognac le soir. Les mœurs se sont orientées après vers l'héroïne qui n'est plus un produit rare mais massif en Iran, et surtout pas cher. Donc c’est un immense marché de consommation. Dans les villages, on voit des paysans drogués à l'héroïne. Dans les beaux quartiers en Iran jusque dans les bidonvilles, la drogue est un problème. Car c'est un pays où on s’y ennuie. C'est aussi un pays marginalisé, où il n'y a pas de boulot, l'économie y est mauvaise, et où il n'y a plus d'espoir », analyse le géographe.
Rejet et embargo
Karim était éboueur avant d'être considéré comme un déchet. Il a deux enfants, un fils qui travaille dans une banque et une fille qui est hôtesse de l'air. Mais ses deux enfants l'ont rejeté. Alors pour oublier, l'homme prend de l'héroïne tous les jours et n'a pas honte de le dire. L'opium, comme beaucoup d'anciens, il l'a fumé, mais une fois libéré de prison, il s'est mis à l'héroïne. Il dit dépenser 20 000 Tomans (5,2 $, ndlr) par jour pour l'achat de drogues auprès des marchands kurdes. «
Etre drogué c'est faire mauvais effet et jeter une honte sur la famille. C'est donc être rejeté. Mais cela existait déjà sous le Chah », sait Bernard Hourcade.
Karim est resté trois ans en prison et après cela, il n'a jamais plus été le même. L'homme est sans travail. La journée il va chercher des plastiques au milieu des ordures et s'en va les vendre à une usine. Parfois, certains généreux lui font don d’un peu de nourriture, mais Karim se contente de cela. Il dit manger très peu. Dans le bidonville où il s'est déplacé, environ 150 enfants, hommes et femmes y résident également. Environ la moitié d'entre eux sont originaires d'Afghanistan et l'autre moitié sont des toxicomanes iraniens. Pour Thierry Coville, chercheur à l'IRIS, spécialiste de l'Iran : «
La pauvreté est un sujet très sensible. Cela peut remettre en cause la légitimité de la république islamique car un des motifs de la révolution était de mettre fin aux inégalités et à la pauvreté. Il y avait tout un narratif des révolutionnaires qui disait que le système favorisait les élites et les entreprises étrangères et que la république islamique allait redonner au peuple les clefs du système. Si on discute cela, on remet en cause la république, donc c'est un sujet grave. »
Malgré la levée des sanctions après l'accord sur le nucléaire de juillet 2015, les résultats économiques se font toujours attendre et d'autres sanctions économiques, liées notamment aux droits de l'Homme et au Hezbollah, persistent. Selon la Banque mondiale, le chômage iranien serait de 11,3 % et de 27 % pour les 15-29 ans. «
La pauvreté a diminué depuis la révolution avec la mise en place de réformes populistes, il y a eu des investissements massifs sur les infrastructures de transport ou rurales, l'électricité, les télécommunications, l'éducation, donc ces investissements ont quand même permis une baisse globale de la pauvreté. Mais depuis 1990, on constate une augmentation des inégalités », relate Thierry Coville.
Revenu universel
«
Il est plus facile de trouver de la drogue que de trouver de la nourriture ou du travail pour nous ici. Tout le monde sait comment en trouver. Elle est absolument partout », se lamente Karim. L’homme ne voit pas d'avenir à sa vie. Comment a t-il pu rester autant de temps à dormir dans des tombes ? Il explique avec un sourire : «
Vivre à côté de cadavres est plus facile que de vivre avec des vivants. Qui se soucie de nous ? Nous sommes déjà morts et ces tombes étaient faites pour nous. Nous avions donc choisi de creuser nos tombes plus tôt que prévu, le temps que le froid ou la drogue nous emportent. Il y fait surtout plus chaud que n'importe quel autre endroit en hiver et même plus chaud que n'importe quel cœur. Le gouvernement ne nous voit pas parce qu'ils savent qu'on peut leur causer du tort si les gens savent à propos de nous. Alors ils ont retiré la poussière de sous le tapis et l'ont cachée ailleurs. » Malgré un revenu universel de 50 dollars mis en place par Mahmoud Ahmadinejad en 2010. «
Ce revenu universel s'adresse aux gens qui ont un lieu de vie fixe, un compte en banque, des papiers, un minimum d'existence sociale en somme. Tous ces gens les plus bas de la société qui n'ont pas ça, sont restés dans la pauvreté extrême.
Et ceux qui l'ont fait, ont acheté de la drogue tout de suite. Le sous-prolétariat a continué d'exister et la drogue les maintient dans cet état d'exclusion sociale », relativise Bernard Hourcade.
Ali, 25 ans, vit lui aussi dans le bidonville. Il a arrêté la drogue. Il s'est depuis marié récemment et travaille dur pour fuir l'endroit sinistre. «
Je suis né et j'ai grandi ici. Le mois dernier, j'ai épousé une fille d'ici et maintenant nous restons ensemble dans cet enfer. Je travaille pour échapper à cet endroit, mais je ne peux rien faire car l'économie de notre pays est saturée. Il n'y a pas d’emploi, pas d'argent. Où est l'humanité de vivre dans ce genre de lieu ? Les gens sont constamment sous drogue et ivres. »
Selon Bernard Hourcade, «
depuis dix ans, l'industrie iranienne assure le minimum. Il y une pauvreté très grande, surtout dans les grandes métropoles. Quand les gens sont venus des campagnes pour trouver un travail, après la révolution, les villes ne pouvaient plus fournir de travail ni dans l'immobilier, ni dans les travaux publics, à cause de l'embargo. L'Iran est en-dehors du monde international et est passé à côté de la mondialisation pendant 35 ans. Les slogans des conservateurs louent une économie de résistance. Mais résister, ce n'est pas vivre et cela permet un niveau de vie seulement médiocre, avec des salaires bas. On peut estimer entre 15 à 20 % de la population qui vivrait bien en-dessous du seuil de pauvreté. Il y a des efforts d'associations caritatives religieuses qui sont sérieuses et font du travail pour lutter contre la pauvreté mais on est sur une politique de charité et pas une politique publique, C'est pourquoi beaucoup se tournent vers la vente et la consommation de drogues », dénonce-t-il. De quoi laisser planer pour encore longtemps l'ombre de l'opium et de l'héroïne sur la république islamique.