Ce samedi 20 novembre, les Islandais sont appelés à participer à un referendum qui pourrait bien changer l'histoire de la démocratie moderne. Les 230 000 électeurs de ce pays de 320 000 habitants doivent se prononcer sur un projet de nouvelle constitution écrit par leurs concitoyens. Le résultat d'une revendication née dans la rue au lendemain du crash financier d'octobre 2008. Quatre ans après, alors que les citoyens de cette île de l'Atlantique Nord réinventent à leur façon la démocratie athénienne, le pays se relève aussi de la crise. Politiques, sociaux, économiques : des choix surprenants ont été faits et attirent l'attention de nombreux observateurs à l'heure où les économies européennes sombrent tour à tour dans le rouge. Alors y a-t-il un modèle islandais? Des leçons à tirer de son histoire récente? Retour sur quatre ans de bouleversements.
"Chaque pays devrait avoir l'opportunité de suivre nos pas. Pas forcément de réécrire la constitution, mais de remettre à plat les valeurs de son pays, de demander aux citoyens dans quelle société ils veulent vivre… Surtout après un choc économique comme celui que nous avons vécu." Silja Bara Omarsdottir fait partie des 1000 citoyens islandais tirés au sort en octobre 2010 pour pouvoir participer à un projet innovant et jamais vu : prendre part à la réécriture de la constitution de leur pays. Élue parmi les 525 personnes qui se sont portées candidates à l'élection de cette assemblée constituante, elle raconte s'être réveillée le matin de son élection en fredonnant "Revolution", la chanson des Beatles. "Cette assemblée de 25 membres, explique-t-elle, est le résultat direct de la révolution des casseroles qui a eu lieu en Islande après l'effondrement du système bancaire en octobre 2008." A l’époque, l'Islande figure en tête du classement de l'Onu "des pays où l'on vit le mieux" (Indice de Développement Humain). Un pays qui ambitionne de devenir une place financière internationale comme la Suisse ou le Luxembourg. Un pays prospère qui connaît le plein emploi, où l'on est fier de ses milliardaires et de ses "business vikings" propriétaires de club de foot prestigieux et de chaînes de magasins britanniques, et où même les ménages - dont les revenus ont augmenté de 45% en quelques années - contractent leurs emprunts en devises étrangères, yen ou franc Suisse. Un eldorado pour hommes d'affaires et financiers… Mais un eldorado construit sur du sable.
L'opéra Harpa de Reykjavik, le “symbole de la folie des grandeurs avant la crise“. Sa construction a été stoppée après la crise en 2007 / Photo Amandine Sellier
Un secteur financier pesant neuf fois le PIB En octobre 2008, dans le sillage de la faillite de Lehman Brothers, le système financier islandais, dérégulé à l’extrême et peu, voire pas contrôlé, s’effondre. Pendant une journée, les Islandais ne pourront pas retirer d’argent de leur banque. Le FMI désigne alors la faillite des banques islandaises comme « le plus grand crash financier de l’Histoire à l'échelle d'une nation ». Les trois plus grandes banques du pays, qui se sont développées sur les marchés internationaux, détiennent alors des avoirs représentant neuf fois le produit intérieur brut de l’Islande… mais ne disposent pas de suffisamment de fonds propres pour les rembourser… Le pays, censé être payeur en dernier recours, est lui aussi incapable de rembourser les clients étrangers de ces banques (l’équivalent d’un an et demi d’impôts perçu par l’État islandais). Le gouvernement de l'époque fait alors le choix étonnant, et contesté par certains, de nationaliser les parties « banque de dépôt » de ces trois banques et garantir ainsi les dépôts des ménages et entreprises islandais. Mais il décide de laisser les parties « banque d’investissement » faire faillite et reporte ainsi les dettes sur les créanciers étrangers (principalement anglais et néerlandais) et non sur le contribuable islandais. C’est l’affaire Icesave. A deux reprises, par referendum, les insulaires refusent de ratifier l’accord, conclu par leur gouvernement avec ses homologues anglais et néerlandais, pour rembourser à la place des banques les 340 000 déposants britanniques et néerlandais qui avaient placé leur argent auprès de la banque en ligne Icesave, une filiale de la banque islandaise Landsbankin. Trois à quatre milliards d’euros à rembourser, soit environ 100 euros par habitant et par mois pendant huit ans ! Un refus de payer qui a engendré de fortes tensions entre les trois États, des procès et des pressions de l’Union européenne. Finalement, c’est grâce à la vente de leurs actifs que les banques ont réussi à se recapitaliser et ont pu commencer à rembourser elle-même les déposants étrangers depuis décembre 2011. L’Islande n’en a d’ailleurs pas fini avec cette histoire. Depuis la mi-septembre, elle est poursuivie par la Grande-Bretagne et les Pays-Bas devant la cour de justice de l’association européenne de libre échange au Luxembourg. Elle doit s’expliquer sur la façon dont elle a géré le comptes des clients internationaux de la banque Icesave. Une procédure dont l’issue sera cruciale pour l’évolution de la législation européenne.
Une manifestation à Reykjavik / Photo Amandine Sellier
La révolution des casseroles Le choix de laisser une partie des banques faire faillite aura permis de sauver une partie de l’économie islandaise mais ne suffira pas à apaiser le mécontentement de la population. "On a découvert la collusion entre les politiques, les financiers et les hommes d'affaires. En fait, on vivait dans une société de népotisme et de clientélisme. Tout le système bancaire était dérégulé à l'extrême car les gouvernements successifs ont privatisé les banques puis levé tout contrôle sur l'activité des banques. On vivait au dessus de nos moyens", raconte Karl Hinricksson, trentenaire qui a quitté son travail après la crise pour se consacrer à la peinture. Alors quand le gouvernement négocie avec le FMI une aide financière de 2,1 milliards d'euros assorti d'un sévère plan d'austérité, Karl Hinricksonn comme des milliers d’autres Islandais descendent dans la rue. C'est leur Révolution des casseroles. Un rassemblement s'organise devant le parlement chaque samedi. Pendant une dizaine de semaines consécutives, chaque fois plus nombreux et organisés, ils finiront par présenter trois revendications : la démission de leur gouvernement, le limogeage du directeur de la banque centrale et celui de l'autorité de supervision financière (FME). Le 26 janvier 2009, les manifestants obtiennent satisfaction et le premier ministre Geir Haarde et l'ensemble du gouvernement démissionnent. Trois mois plus tard, les élections législatives anticipées donnent gagnant une coalition du parti social démocrate et de la gauche verte. Un nouveau gouvernement se met en place. Le directeur de la banque centrale est limogé quelques mois plus tard puis celui de la FME. La réécriture de la constitution "pour tirer les leçons de la faillite économique et institutionnelle du pays" ne fait pas partie du cahier de doléances des manifestants, même s’il a été maintes fois évoqué pendant les rassemblements. Dès l’été 2010, le nouveau gouvernement élu lancera tout de même la consultation. "L'effondrement financier a créé un profond désarroi dans la société", explique Silja Bara Omarsdottir. "A ce moment là, la confiance dans le parlement, le gouvernement, la politique, les institutions n'a jamais été aussi faible. Cette assemblée constituante était donc une expérience, une tentative de recréer notre contrat social et de restaurer la confiance."
Le Parlement islandais à Reykjavik / Photo Amandine Sellier
La crise devant la justice Restaurer la confiance, c’est aussi la mission de la commission d’enquête chargée d’enquêter sur les raisons de la crise. Le résultat : « un rapport de 2000 pages effarant et hallucinant qui a dévoilé toute l’étendue de la corruption de notre système », raconte Jon Thorisson, ancien architecte devenu militant après la crise et créateur de l’Eva Joly Institute. « Cette investigation du milieu financier et bancaire est une des très bonnes choses née de la crise. Je suis même étonné que l’on ne le fasse pas ailleurs. » Un procureur a même été nommé pour poursuivre les responsables de la crise. Deux anciens dirigeants de banque purgent une peine de quatre ans et demie de prison. L’ancien directeur de cabinet du ministre des finances de l’époque a été condamné à deux ans de prison ferme. Un ancien président de banque a été condamné à rembourser à la banque 3,2 millions d’euros et tout ses avoirs ont été gelés. Et nombreux sont ceux qui attendent encore de passer devant la justice. La plupart sont d’anciens cadres financiers qui ont souvent choisi de s’exiler à l’étranger, ce qui ne manque pas de compliquer les procédures. Fait notable et unique en Europe : le Premier Ministre de l’époque, Geir Haarde, a lui aussi été poursuivi pour sa responsabilité dans la débâcle financière. Il était accusé de n’avoir pris aucune mesure pour réduire la taille des banques hypertrophiées, de ne pas s’être assuré de l’efficacité du Comité de stabilité financière, de ne pas avoir donné aux comptes détenus par la banque en ligne Icesave en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas le statut de filiales et enfin ne pas avoir convoqué les réunions ministérielles exigées par la Constitution lorsque le gouvernement a perdu le contrôle du système financier. Seul ce dernier chef d’accusation sera retenu contre lui mais il sera dispensé de peine. « Certains ont dit que ce procès était inutile", raconte Birgitta Jonsdottir, députée du mouvement des citoyens. "Mais ce procès est exceptionnellement important. Il montre aux élites politiques que l’on peut être tenu comptable pour ses actes. Geir Haarde a été reconnu coupable d’avoir enfreint la constitution. C’est certainement la condamnation la plus dure pour un chef d’État."
Port de pêche à Reykjavik / Photo Amandine Sellier
Un FMI moins autoritaire ? L’effondrement du système bancaire de l’Islande a plongé le pays dans le marasme. En deux ans, la croissance a chuté de plus de 7%, le taux de chômage multiplié par neuf et les prix par deux. Avec une dévaluation de plus de 40% de la monnaie nationale, la couronne, les ménages se sont retrouvés dans l'incapacité de rembourser leurs créances. La classe moyenne est touchée de plein fouet. Conséquence : une exode massif… 30 000 personnes ont quitté le pays. Un sévère plan de rigueur est mis en place avec des coupes draconiennes dans les budgets publiques. Mais le gouvernement Islandais parvient à préserver l’État providence. "Les taxes sur les gains du capital ont augmenté et un impôt sur la fortune a été introduit", explique Steingrimur Sigfusson, le ministre de l’économie. "Nous avons évité une hausse des taxes sur les bas revenus et nous sommes engagés à sauvegarder le modèle nordique … Je n’étais pas un admirateur du FMI mais je dois dire qu’il nous a laissé des marges de manœuvre." L’Islande a ainsi mis en place un système draconien de contrôle des capitaux (une politique proscrite par l’Union européenne très attachée à leur libre circulation). Et la fuite des capitaux qu’ont connus le Portugal, l’Irlande, la Grèce n’a pas eu lieu. Contrairement aux mesures de rigueur qui ont durement touché les Espagnols et les Grecs, l’État n’a pas mené de coupes dans les programmes publiques sociaux ou économiques, il a même aidé les personnes les plus touchées. La durée du versement des allocations chômage a été rallongée de trois à quatre ans. Un fonds de 13 millions d'euros pour aider les personnes à faible revenu à garder leur logement a même été accepté par le FMI. Quatre ans après, les indicateurs sont à nouveau au vert. Le PNB a progressé de 4,5%, les salaires de plus de 10% et le chômage de 8,2% à 6,7% de 2011 à 2012. En juin dernier, le gouvernement a même remboursé avec un an d’avance 1/3 de l’aide allouée par le FMI. Le taux de croissance de 2,7% prévu pour 2012 lui vaut aujourd’hui les louanges du fonds monétaire. " L’Islande a fait des progrès considérables depuis la crise. Nous avons des perspectives très positives en matière de croissance, particulièrement pour cette année et l’année prochaine puisqu’elle nous paraît reposer sur une base large et solide. ", peut-on lire dans le dernier rapport du FMI. Mais il ne faut pas oublier que l’Islande dispose de deux avantages de taille : même si elle importe du pétrole, elle est quasiment autonome énergétiquement grâce à la géothermie. Elle dispose également de sa propre monnaie la couronne, qu’elle a pu dévaluer de 40% ( 80% par rapport à l’euro). Ce qui lui a permis de doper efficacement ses ventes de poissons et d’aluminium à l’étranger, les deux principales sources d’exportation, mais aussi de freiner les importations couteuses... et donc faciliter la reprise de l’économie nationale. Mais les louanges du FMI ne doivent pas cacher les sacrifices réalisés par les Islandais, ni le fait que de nombreuses réformes structurelles n'ont pas été mises en place et sont toujours attendues par le FMI. Du côté de la société, les Islandais ne se sont toujours pas réellement remis du crash. Le chômage persiste. L’inflation est toujours bien réelle or la plupart des crédits contractés par les Islandais sont indexées sur l’inflation.... " De nombreuses personnes de mon entourage, de ma famille ne se sont pas méfiés de ses prêts en monnaie étrangère qui leur ont permis d’acheter une deuxième voiture, de faire des travaux dans leur maison ou même partir en vacances… raconte Karl Hinricksson. Aujourd’hui leurs traites ont parfois augmenté de 100% et ils ne voient toujours pas le bout du tunnel. "
Mairie de Reykjavik / Photo Amandine Sellier
Un modèle islandais ? Pour le FMI, " le plan de sauvetage à la manière islandaise fournit des leçons pour les temps de crise. (…) Le fait que l’Islande soit parvenue à préserver le bien être social des ménages et obtenir une consolidation fiscale de grande ampleur est l’une des grandes réussites du programme et du gouvernement islandais. " Il existerait donc une alternative crédible aux plans d’austérité draconiens mis en place dans les pays du sud de l’Europe. Le ministre de l’économie Steingrimur Sigfusson en est convaincu. Il s’est d’ailleurs fendu d’une chronique triomphale dans le Financial Times intitulé " Leçons islandaises pour sortir du gouffre ". " Les décideurs politiques et les législateurs européens, y écrit-il, devraient sérieusement se demander si ce n'est pas opportun et raisonnable d'intégrer aux lois cette priorité à l’Islandaise. La décision d'accorder la priorité aux droits des déposants quand les institutions financières s’effondrent enverrait un message clair aux actionnaires, obligataires et autres propriétaires de la dette bancaire. Un message selon lequel ils peuvent pas accéder aux dépôts des gens pour atténuer leurs pertes quand les choses tournent mal. Une telle approche est aussi beaucoup plus susceptible de minimiser le coût des prochains plans de sauvetage. " Mais les Islandais restent lucides et temporisent. " Le niveau de l’emprunt immobilier est revenu à celui d’avant 2008 ", explique Jon Thorisson. " Une nouvelle bulle immobilière est donc déjà en train de se mettre en place et ce n’est pas bon signe. C’est sûr la crise a changé les mentalités, a fait de nous une nation plus curieuse des rouages économiques et politiques de son pays. Mais même si des têtes sont tombées, ce sont toujours les mêmes business vikings qui sont à la tête des entreprises du pays. Les mêmes élites… " Birgitta Jonsdotttir, elle aussi estime que " cette révolution des casseroles a changé beaucoup de choses pour les Islandais. Il ne s’agit pas d’une révolution anticapitaliste, mais d’une révolution anti-establishment. Les gens ont bien sûr condamné le capitalisme sous stéroïdes mais ils sont surtout devenus plus vigilants des choix faits par les politiques qu’ils ont élu. Si on pense à combien les choses ont changé ici, il y a de l’espoir pour tous les autres pays européens en crise. "
Chronologie
Septembre 2008 : crise financière mondiale Octobre 2008 : nationalisation des trois premières banques du pays début des manifestations devant le parlement Novembre 2008 : demande d’une aide de 2 milliards d’euros au FMI Janvier 20009 : heurts entre la population et la police lors des manifestations devant le parlement 26 janvier 2009 : le gouvernement démissionne Avril 2009 : élection d’une coalition de centre gauche au parlement Juillet 2009 : demande d’adhésion à l’Union européenne Juillet 2010 : ouvertures des négociations d’adhésion à ‘l’union européenne Novembre 2010 : élection d’une assemblée constituante de 25 citoyens Juillet 2011 : dépôt du projet de nouvelle constitution au parlement Septembre 2011 : le premier insister poursuivi en justice pour négligence dans la gestion de latries Fin 2011 : le pays a renoué avec la croissance 3,1% fin 2011 Février 2012 : l’agence de notation Fitch relève la note de l'Islande, considéré comme un emprunteur fiable Février 2012 : l’ancien directeur d’une des trois banques en faillite mis en examen pour fraude et manipulation du marché Avril 2012 : l’ex premier ministre reconnu coupable d’un seul chef d’accusation sur quatre et non sanctionné.