Fil d'Ariane
Mardi 2 janvier, une frappe attribuée à Israël a tué un haut responsable du Hamas, dans la banlieue de Beyrouth. Le chef du Hezbollah libanais a dénoncé une "grave agression contre le Liban". La région risque-t-elle de devenir le théâtre d'un élargissement du conflit israélo-palestinien ? Analyse.
Des enquêteurs se tiennent dans l’immeuble touché par la frappe dans la banlieue sud de Beyrouth, mercredi 3 janvier. AP/ Hussein Malla.
Le début de l’année 2024 marquera-t-il un tournant dans le conflit israélo-palestinien, en ouvrant un front libanais ? Mardi 2 janvier, le numéro deux politique du Hamas, Saleh al-Arouri, et six autres cadres du mouvement islamiste palestinien, ont été tués dans un immeuble de la banlieue de Beyrouth, au Liban. Israël n’a pas revendiqué la frappe, mais un responsable américain de la Défense a confirmé anonymement à l’AFP que le pays en était bien à l’origine.
En réponse, Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah, groupe islamiste chiite allié à l’Iran et au Hamas, a mis en garde le pays dans un discours le lendemain. Il a assuré que « le crime », qualifié de « grave agression contre le Liban », ne resterait pas impuni. Le leader a ajouté : « Pour le moment, nous combattons sur le front de façon calculée (…), mais si l’ennemi pense lancer une guerre contre le Liban, nous combattrons sans limites, sans restrictions, sans frontières ».
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En effet, le Hezbollah est déjà impliqué dans des affrontements à la frontière libano-israélienne. Depuis trois mois, des roquettes et des obus libanais répondent aux tirs et aux raids israéliens. Selon un décompte de l'AFP, le groupe y a perdu 129 combattants, en plus de civils libanais, notamment des journalistes, qui ont été tués.
D’autres civils ont dû être évacués des deux côtés de la frontière. Des hommes politiques israéliens, comme le député Avigdor Lieberman, ancien ministre de la Défense, ont appelé à « réoccuper » une partie du territoire sud du pays. Mais l’intensité de ces combats reste pour l’instant contrôlée. C’est en revanche la première fois depuis le début de la guerre le 7 octobre qu’Israël s’attaque aux abords de la capitale libanaise - même si des responsables palestiniens sont ciblés depuis des années sur le territoire du pays.
« L’attaque a eu lieu dans la périphérie sud de Beyrouth, décrit Marina Calculli, chercheuse à Sciences Po et à l’université de Columbia aux États-Unis, spécialiste de la sécurité au Moyen-Orient. C’est un quartier qui est historiquement contrôlé par le Hezbollah. Mais c’est surtout une attaque qui touche la population libanaise, dans un quartier résidentiel, et qui constitue une grosse provocation. Le Hezbollah va y répondre et cela pourrait aggraver les tensions à la frontière. »
Selon elle, la réponse du groupe libanais restera proportionnée. Voire simplement symbolique, en solidarité avec le Hamas, ajoute Aurélie Daher, chercheuse à l'université Paris-Dauphine, spécialiste du Hezbollah. « Par exemple, une salve de roquettes contre une base militaire israélienne en hommage au ‘martyr Saleh al-Arouri’, avance-t-elle. Tout en faisant bien attention à rester en dessous des seuils critiques, sans venger de manière spectaculaire l’assassinat ».
Elle voit ainsi dans les déclarations d’Hassan Nasrallah un « discours bien rodé ». « Systématiquement, depuis 2006 (date de la guerre israélo-libanaise, NDLR), Israël et le Hezbollah répètent ‘Si le camp d’en face nous cherche, il nous trouvera, nous leur infligerons de grosses pertes, etc.‘. Mais la partie importante dans le discours, c’est le ‘si’. Cela signifie qu’aucune des deux parties n’a envie d'escalader d'elle-même. »
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La chercheuse insiste sur le fait que le Hezbollah n’a pas intérêt stratégiquement à lancer une guerre totale contre Israël, et préfèrerait rester sur une « intensité faible ou moyenne » à la frontière. « Cette action à la frontière a tout de même un impact sur le conflit à Gaza : elle distrait, détourne et accapare une partie des capacités militaires israéliennes », nuance-t-elle.
Cette retenue tient à la fois aux moyens du groupe, et à ses priorités. « Le Hezbollah a toujours été clair sur le fait que la ‘libération de la Palestine’ relève de la responsabilité des Palestiniens, pas des Libanais. Certes, sa lecture du Moyen Orient se recoupe avec celle du Hamas, mais les deux organisations ont des agendas et des contraintes différentes », précise Aurélie Daher.
Hassan Nasrallah avait d’ailleurs rappelé que l’offensive du Hamas contre Israël le 7 octobre était une initiative « 100% palestinienne », même si les deux groupes partagent militairement des formations ou des conseils.
Le groupe chiite libanais ne mettrait donc pas davantage en danger la population de son pays, chez qui il doit cultiver ses soutiens, uniquement pour servir la cause palestinienne. Si elle est largement pro-palestinienne, l’opinion publique libanaise n’est en effet pas non plus prête à accepter de combattre de nouveau en son nom, après plusieurs traumatismes au XXème et au début du XXIème siècle.
« Le Hezbollah doit prendre en considération les autres acteurs libanais, à la fois ses alliés et les autres, puisque ce n’est pas seulement un acteur militaire, mais aussi politique. Il y a un accord informel entre les acteurs libanais pour éviter un affrontement avec Israël sur le sol libanais. Le Hezbollah fait son possible jusque-là pour respecter cette ligne rouge », poursuit Marina Calculli. « Un scénario à la 2006 déstabiliserait son assise populaire au Liban », complète Aurélie Daher.
En tout cas, le Hezbollah représente le seul groupe libanais capable d’affronter militairement Israël. Il utilise d’ailleurs cet argument pour asseoir sa légitimité dans le pays. « L’armée libanaise a toujours été une armée faible, sous-équipée et sous-formée, explique Aurélie Daher. Elle a contre elle le système politique du pays, et le contexte de la guerre avec Israël, Tel-Aviv sabotant systématiquement toute tentative occidentale de l'aider à devenir une armée opérationnelle. Et le gouvernement n’est pas partie prenante dans le conflit. Il attend que l'orage passe, en espérant qu’Israël ne se venge pas sur les institutions étatiques ou la société. »
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Les deux chercheuses s’accordent pour considérer que la balle est donc dans le camp israélien. « C’est Israël qui est en train de définir les contours, non seulement de l’action militaire sur Gaza, mais aussi de la façon brutale de régler la tension idéologique », résume Marina Calculli. Toutefois, elles divergent sur la probabilité qu’Israël saisisse ou non cette occasion de faire escalader le conflit.
Pour Aurélie Daher, l’hypothèse est hors de propos. « Si Israël voulait ouvrir un nouveau front, il l’aurait fait bien plus tôt. Les Israéliens ont besoin de renforts à Gaza, donc on voit mal le pays se lancer dans une action tous azimuts, envoyer des troupes ou occuper massivement l’aviation militaire au Liban. Qui plus est, Israël a retenu la leçon de 2006 : l’évaluation coûts/avantages d’une offensive n’est pas intéressante, puisqu’elle ne diminue pas la capacité de nuisance du Hezbollah – qui est supérieure aujourd’hui à ce qu'elle était en 2006. »
Marina Calculli n’exclut pas en revanche de voir Israël adopter cette orientation, qui conduirait nécessairement le Hezbollah à répondre. « Pour l’instant, Israël teste les limites de ses adversaires. La frappe qui a tué Saleh al-Arouri constitue un message au Hamas bien sûr, mais aussi à l’Iran et au Hezbollah. Elle dit : ‘Nous avons la capacité de faire escalader le conflit, et nous ne sommes pas intéressés par des négociations ou une solution politique.’ »
D’après la chercheuse, si Israël estime que c’est un bon moment pour affaiblir ses ennemis régionaux, le pays pourrait vouloir ouvrir ce nouveau front, avec la justification d’éliminer le Hezbollah, comme le Hamas à Gaza. « Et on peut déjà imaginer le coût humanitaire. La stratégie militaire qu'Israël est en train d'utiliser à Gaza, c’est-à-dire bombarder disproportionnément les civils pour dissuader l’ennemi, selon la 'doctrine Dahiya', est une amplification de ce qu'on a déjà vu en 2006 au Liban. »
Elle considère aussi que le fait que la frappe soit tombée le 2 janvier, soit la veille de l’anniversaire de la mort de Qassem Soleimani, général iranien tué en Irak par une frappe américaine il y a quatre ans « pourrait être intentionnel ». « C’est aussi un message aux États-Unis : il est difficile pour les alliés d’Israël de critiquer sa façon d’agir, en frappant dans un autre pays, puisque les Américains avaient employé une technique très similaire à ce moment-là. »
Au-delà des considérations régionales, les intérêts politiques du gouvernement israélien rentrent aussi en ligne de compte. « Benyamin Netanyahu a compris que si la guerre prend fin, sa carrière politique se terminera aussi. Il a donc tout intérêt à continuer. Et compte tenu du fait qu’il n’y a pas de véritable pression occidentale pour que ça s’arrête, je pense qu’Israël va faire durer le conflit », prédit Aurélie Daher.
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Face au spectre de l’élargissement du conflit, les pays occidentaux font toutefois part de leurs inquiétudes. En France, Emmanuel Macron a appelé dès le 2 janvier au soir Israël à « éviter toute attitude escalatoire notamment au Liban ». Le lendemain, l’Allemagne a demandé à ses ressortissants de quitter rapidement le territoire libanais, face à une situation sécuritaire « très volatile ».
Josep Borrell, le chef de la diplomatie européenne, a vu dans l’attaque « un facteur supplémentaire qui peut provoquer une escalade du conflit », en prévoyant d’annuler son déplacement prévu jeudi 4. Enfin, la Finul, Force intérimaire de l'ONU au Liban, craint que « toute éventuelle escalade » ait « des conséquences dévastatrices pour les populations des deux côtés ».
Ces préoccupations pourront-elles donner lieu à une pression supplémentaire des puissances occidentales ou internationales sur le conflit dans la région ? L’élargissement du conflit dans la région est une « ligne rouge » pour de nombreux pays, souligne Marina Calculli. « On sait que les États-Unis ont essayé de faire pression pour éloigner le scénario d’une nouvelle guerre Israël-Liban. Mais c’est compliqué, après avoir donné un feu vert à Israël depuis trois mois malgré ses actions contraires au droit international. »
La chercheuse doute que les alliés du pays décident d’accentuer la pression, à travers des mesures économiques ou diplomatiques. Elle rappelle qu’en 1982, lorsque l’armée israélienne a bombardé Beyrouth, un coup de fil du président américain Ronald Reagan avait notamment permis un cessez-le-feu. « Je ne vois pas aujourd’hui dans l’administration Biden de volonté politique de mettre des limites à Israël. Pour les Européens, qui sont divisés, c’est plus compliqué. Mais jusqu’à quel point est-ce qu’ils pourraient dépasser les Américains pour imposer des restrictions ou un cessez-le-feu ? À mon avis, ce n’est pas possible. »
La communauté internationale reste elle aussi largement impuissante : si l’Assemblée générale a pu adopter des résolutions appelant à un cessez-le-feu humanitaire à Gaza, celles-ci restent ignorées, et le Conseil de sécurité, la seule institution onusienne capable de prendre des décisions contraignantes, est bloqué par le veto américain.