Israël-Hamas : dans le monde, entre le Nord et le Sud, le fossé se creuse

L'offensive dans la bande de Gaza opposant Israël au Hamas palestinien, met en lumière une fracture entre les pays du « Nord » et ceux du « Sud global ». Les seconds reprochent notamment aux premiers un « deux poids deux mesures » dans la condamnation des crimes commis de part et d'autre. Dans cette restructuration des relations internationales, la Chine pourrait tirer son épingle du jeu. Entretien avec Philip Golub, professeur de Relations internationales. 

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Des manifestants scandent des slogans lors d'une manifestation de soutien au peuple palestinien de Gaza, samedi 4 novembre 2023 à Paris.

Des manifestants lors d'une manifestation de soutien au peuple palestinien de Gaza, le 4 novembre 2023, à Paris, en France.

Aurelien Morissard (AP)
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TV5MONDE : Comment définir ces deux pôles désignés que sont le « Nord » et le « Sud global » ?

Philip Golub, professeur de Relations internationales à l’Université américaine de Paris et auteur du livre East Asia’s Reemergence, qui traite du grand rééquilibrage mondial : Historiquement, ce sont des catégories que nous utilisons dans les sciences sociales pour désigner la positon des pays dans l’économie et la politique internationale, qui renvoient à une hiérarchie des nations et des sociétés dans l’économie mondiale.

Le « Sud » désigne traditionnellement les pays de l’ancienne périphérie coloniale ou post-coloniale. Le « Nord » regroupe, dans cette classification, les pays historiquement développés, les premiers pays industrialisés du système euro-atlantique.

Aujourd’hui, évidemment, quand on utilise les termes de « Nord » et « Sud », ils ne correspondent plus exactement aux catégories historiques utilisées antérieurement. La Chine ne figure pas au « Sud » économiquement parlant. Mais le concept englobe encore toute une série de nations et de sociétés qui constituaient et, pour certaines constituent encore, les anciennes périphéries coloniales ou post-coloniales. Je pense à l’Amérique latine, à l’Afrique sub-saharienne, au Moyen-Orient, à l’Asie du Sud et, il y a 40 ans encore, longtemps identifiée au « Sud ».

Pour le « Sud global », l’universalisme moral occidental n’a pas de réalité effective.

Philip Golub, professeur de Relations internationales à l’Université américaine de Paris

TV5MONDE : Dans quelle mesure peut-on parler de fracture entre le « Nord » et le « Sud » ?

Philip Golub : La fracture est réelle et de plus en plus marquée. Les perceptions sont très différentes selon que l’on se situe soit dans les pays du système euro-atlantique soit dans ce que certains appellent aujourd’hui le « Sud global ». Elles divergent sur les grands rapports de force internationaux, les lectures de l’histoire moderne et contemporaine, et sur les standards moraux utilisés pour conceptualiser et fonder les relations internationales.

Le "Sud global" ?

La notion de « Sud global » demeure contestée. Bien que teintée d’une notion géographique, elle englobe des pays aux réalités très différentes : la Chine, grande puissance mondiale, le Brésil ou l’Inde, pays émergents, ou encore des pays pauvres d’Afrique. Il désigne des pays qui ne s’alignent plus sur un bloc mais en fonction de leurs intérêts nationaux.

Le « Nord » est l’autre nom donné au monde occidental ou à « l’Occident », lequel inclut les Etats-Unis, l’Europe ou encore… le Japon, l’Australie ou la Corée du Sud. De manière plus succincte, il désigne les pays riches et industrialisés.

Les pays du « Sud » ne reconnaissent pas l’autorité morale et politique occidentale du fait de leur appréciation d’une histoire longue faite d’asymétries de pouvoir et de domination. Pour de nombreux pays et sociétés, la distinction typiquement occidentale entre autoritarisme et démocratie est simpliste et non opératoire. 

En Amérique latine, en Afrique ou au Moyen-Orient, on perçoit le « Nord » historique, soit l’Europe et les États-Unis, comme appliquant deux poids deux mesures à différentes sociétés et populations mondiales. On y pointe en particulier du doigt ce qu’on estime être une hypocrisie des pays du « Nord » par rapport à la guerre et aux relations internationales.

Par exemple, la manière différenciée dont sont traités les réfugiés ukrainiens en Europe et ceux venus d’Afrique sub-saharienne ou d’Afghanistan. Aux yeux d’un grand nombre de pays du « Sud global », ce double standard, qui trouverait ses sources dans un passé colonial long, délégitime les discours occidentaux universalistes. Pour le « Sud global », l’universalisme moral occidental n’a pas de réalité effective en ce qui concerne leur passé et leur vécu présent.

TV5MONDE : En quoi cette fracture est-elle prégnante dans le conflit qui oppose Israël au Hamas ?

Philip Golub : Un très grand nombre de pays du « Sud global » ne se retrouvent pas dans, et ne se conforment pas à la diplomatie internationale des États-Unis ou de pays européens. C’est vrai dans le cas de la guerre en Ukraine, comme on l’a vu aux Nations unies (ONU), tout comme dans le cas du conflit entre Israël et le Hamas. Et plus généralement sur la question israélo-palestinienne. Sur ce dernier point, un très grand nombre sinon la majorité des pays du « Sud global » ne sont pas alignés sur les positions américaine, israélienne ou européenne et exigent un cessez-le-feu immédiat. D’où l’inflexion dans les discours américains et de certains pays européens au cours des derniers jours en faveur d’une « pause humanitaire » dans les combats et la pression discrète des États-Unis sur Israël pour limiter les dégâts humains dans l’offensive en cours.

  • (Re)voir : Ukraine : 47 pays se sont abstenus lors de l'Assemblée générale de l'ONU
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Le fait que Washington réaffirme maintenant de façon constante, que ce soit par la voix du président ou par celle du chef de la diplomatie, la politique traditionnelle américaine en faveur de deux États, reflètent une préoccupation réelle du côté de Washington d’un basculement de l’opinion publique internationale qui leur serait préjudiciable. On constate aussi une correction de tir dans les discours officiels en Europe. Il ne faut pas oublier qu’un pays aussi important que le Brésil a dénoncé, de façon claire et sans ambiguïté, la politique actuelle suivie par les pays occidentaux dans ce conflit. Il s’agit d’un phénomène de rejet large et profond.

Il y a une fracture de perception qui s’amplifie à mesure que la guerre elle-même s’intensifie. Ce, car les pays occidentaux n’ont apparemment pas de leviers efficaces aujourd’hui, aux niveaux diplomatique et politique, pour pousser à une résolution effective du conflit. Quid de la Palestine et de la solution à deux États après la guerre ? Le conflit, en somme, est en train d’envenimer les rapports internationaux, en particulier les rapports entre le « Nord » et le « Sud global ».

TV5MONDE : Cette rupture constitue-t-elle une tendance nouvelle, jaillie avec les guerres en Ukraine et entre Israël et le Hamas, ou prend-elle racine antérieurement ?

Philip Golub : Depuis plusieurs décennies, un phénomène structurel de rééquilibrage est à l’œuvre dans les rapports internationaux. On assiste à une restructuration du système international vers le polycentrisme. Les pays euro-atlantiques, qui l’ont dominé pendant un siècle et demi sur les plans économique et politique, ne sont aujourd’hui plus dans une position de prédominance absolue. Ce changement s’opère surtout en faveur de la Chine, qui a connu un développement fulgurant depuis les années 1980 au point de devenir une très grande puissance politique, économique et stratégique autonome.

Elle est devenue un acteur incontournable, de plus en plus affirmé, aux intérêts souvent divergents d’avec les politiques occidentales. En outre, contrairement à la Guerre Froide quand les deux blocs rivaux étaient économiquement séparés, la Chine fait partie intégrante et essentielle du système capitaliste mondial, ce qui complique l’équation.

La désaffection des pays du « Sud global » envers ceux du « Nord » reflète aussi ce phénomène structurel. On l’observe par exemple avec le recul français en Afrique sub-saharienne ou dans les manifestations d’autonomisation croissante de toute une série de pays asiatiques vis-à-vis de l’Europe et des États-Unis. Encore une fois, en faveur de la Chine. 

À ce phénomène structurel, viennent se greffer des crises telles que les guerres en Ukraine ou celles entre Israël et le Hamas qui l’accentuent encore. 

TV5MONDE : Cette opposition atteint-elle un niveau inédit avec le conflit entre Israël et le Hamas ?

Philip Golub : Je pense que nous assistons à une préfiguration de ce que le monde sera. À savoir, un monde polycentrique dans lequel les niveaux de décision seront multiples, où il n’y aura pas d’autorité centrale et déterminante. Où d’ailleurs cette fragmentation de l’autorité va poser problème. Cette fragmentation de l’autorité va poser problème car dans un monde sans institutions internationales capables de surplomber les États-nations, de réguler les relations entre les pays et de régler les conflits, les dangers de collision vont s’accroître. Le monde polycentrique sera caractérisé par des potentialités de conflits de plus en plus importantes, même si l’on peut espérer des convergences sur certains grandes questions comme le changement climatique.

Les États-Unis payent un prix assez lourd, en terme de crédibilité dans le monde, de leur position traditionnelle de gestionnaire hégémonique de la région moyen-orientale.

Philip Golub, professeur de Relations internationales à l’Université américaine de Paris

TV5MONDE : Pourquoi la Chine, plus que la Russie ou l’Iran par exemple, pourrait bénéficier, en termes de diplomatie et d’influence, de cette guerre ?

Philip Golub : Premièrement, sur les plan idéologique et politique, est perçue comme plus neutre que les États-Unis par le monde arabo-islamique. Vis-à-vis de la Palestine, Pékin a historiquement prôné une position convergente avec celle des pays arabes, une position qui est entendue dans le « Sud global ». 

Deuxièmement, les États-Unis payent un prix assez lourd, en terme de crédibilité dans le monde, de leur position traditionnelle de gestionnaire hégémonique de la région moyen-orientale. Aujourd’hui, ils sont impliqués sans pouvoir fondamentalement altérer la donne dans la région. Ils ont tenté de se désengager du Moyen-Orient depuis la présidence Obama pour se concentrer sur l’Asie orientale, mais n’y parviennent pas. Ils sont intimement liés à l’économie et la politique régionale qu’ils ont modelées et remodelées selon les moments depuis 1945. Restée loin de tout cela, tandis que son influence est grandissante dans le monde arabo-islamique, la Chine va gagner des points.

En outre, l’influence mondiale de la Russie et de l’Iran ne sont pas comparables. La Chine est autrement plus importante que la Russie dans l’économie mondiale et la politique internationale. En dépit de ses capacités nucléaires, la Russie reste une puissance moyenne. Dans les relations sino-russes, Moscou est devenue un partenaire junior, très dépendant de Pékin. Quant à l’Iran, il est un puissant de la région, au cœur de tous les conflits et réseaux régionaux, avec une influence croissante depuis la campagne américaine désastreuse en Irak. Mais il reste un pays économiquement faible qui n’a pas d’envergure mondiale. Ces deux pays pourraient éventuellement s’adosser à la Chine. 

La guerre entre Israël et le Hamas braque le projecteur sur cette compétition et la rend plus visible qu’auparavant.

Philip Golub, professeur de Relations internationales à l’Université américaine de Paris

TV5MONDE : Est-ce que, sur fond de cette guerre, une « bataille diplomatique » est en cours ?

Philip Golub : Se joue en tout cas une compétition internationale sous-jacente. Celle-ci va s’intensifier au fur-et-à mesure que la guerre et ses répercussions s’amplifient. Nous ne savons pas, à l’heure actuelle, si la guerre sera contenue à Gaza, si l’Iran restera dans une posture prudente, si les dynamiques en cours vont déborder ou non. Toute la diplomatie américaine consiste d’ailleurs à contenir l’extension du conflit en limitant les pertes humaines des opérations israéliennes à Gaza tout en laissant des marges de manœuvres à Israël.

et assurer leur crédibilité dans le monde arabo-islamique, il va falloir que leur diplomatie secrète soit plus ferme que celle émise sur la scène publique. Les États-Unis se retrouvent de fait affaiblis sur le plan diplomatique tandis que des acteurs moins impliqués s’en retrouvent grandis, à l’instar de la Chine. La guerre entre Israël et le Hamas braque le projecteur sur cette compétition et la rend plus visible qu’auparavant. 

TV5MONDE : En l’état actuel, le « Nord » peut-il encore renverser la vapeur ? 

Philip Golub : Si l’on prend en compte les facteurs structurels que j’ai évoqué, les tendances longues, je ne crois pas. Je pense que dans ce monde polycentrique à venir, le système euro-atlantique, avec quelques alliés asiatiques, restera important, influent, puissant, technologiquement avancé et sans doute riche.

Mais il perdurera dans un monde où il ne sera plus le centre décisionnaire et structurant des relations internationales. Les États-Unis resteront bien sûr une très grande puissance, le système euro-atlantique demeurera l’un des cœurs du monde. Mais la compétition sera rude.